Disponible sur la plateforme de screaming Shadowz, mais pourtant bien loin de faire peur, The Fall (Tarsem Singh, 2006) porte en lui un film d’aventure foutraque et iconoclaste doublé d’une vive réflexion sur l’intérêt-même de raconter des histoires.
Alexandria’s Bizarre Adventure
The Fall ce n’est pas un film d’aventures comme les autres. D’abord, il est immensément décomplexé, dont les limites ne sont que celles que s’impose son narrateur. Mais surtout parce que The Fall, ce n’est pas que de l’aventure. Le récit fantastique, aussi kitsch et épique soit-il, narrant la légende du Bandit Masqué, de l’Indien, d’Otta Benga, Luigi, du Mystique et de Charles Darwin contre le maléfique gouverneur Odious est avant tout une histoire racontée, dans le film, par un personnage à un autre. Dans un hôpital angelin des années 1920, d’Alexandria, petite fille qui s’est cassée le bras rencontre Roy, cascadeur en convalescence après une chute sur un tournage. Attendrie par Alexandria, Roy lui racontera donc cette légende, et le spectateur le comprendra vite, inspirée des personnes les entourant dans l’hôpital. S’y retrouvent des infirmières, des médecins ou des patients partageant leurs chambres avec Roy, et ainsi de suite… Mais le rôle de conteur de Roy n’est pas désintéressé. Par son récit, il construit la confiance que la petite fille a en lui et lui demande d’aller voler des médicaments pour lui. Trouver de quoi poursuivre le récit du Bandit Masqué, pour continuer à recevoir les produits, ressemble de plus en plus à de la torture pour son narrateur…
Ce qui saute évidemment aux yeux dans The Fall, c’est la partie « Bandit Masqué ». La quête du héros et de ses compagnons est en soi un grand brassage jouissif des codes du genres. On y retrouve des éléments des récits de chevaleries, mais d’autres du vigilante movie ou des exubérances que l’on retrouve par exemple dans les actioners hong-kongais. Loin de finir en bouillie indigeste, le mélange opère parfaitement sous la caméra de Tarsem Singh, dans une bizarrerie homogène que ne renierait pas un segment du manga JoJo’s Bizarre Adventure. La cohérence sur ce récit est notamment due à son esthétique visuelle, elle aussi alliage de genres. On y retrouve des plans larges suintant l’aventure façon Lawrence d’Arabie (David Lean, 1962) associée à des éléments oniriques et fantastiques proches de Sayat Nova (Sergueï Paradjanov, 1969) ou des travaux d’Escher. Cet agencement offre à The Fall une esthétique particulière, proche de l’hallucination.
Ça, ce n’est que le recto de The Fall. Au verso, se dévoile un drame plus intimiste, qui interroge notre rapport aux histoires que l’on nous raconte. Une histoire, c’est d’abord une échappatoire. En l’occurrence, celle d’Alexandria, seule dans cet hôpital, peu visitée par sa famille, trouvant en Roy non seulement un ami, mais peut-être également une figure paternelle de substitution en ces temps de solitudes. Pour Roy aussi, au-delà du stratagème autour des médicaments – qui révèle les raisons plus viscérales de sa présence à l’hôpital, pas seulement liée à un banal accident de tournage – cette histoire a du bon, elle lui permet de se lier d’amitié avec Alexandria, de se changer les idées. Mais de l’autre côté du spectre, le récit de Roy créé une frustration chez Alexandria qui souhaite terriblement connaitre la suite de l’histoire. Une frustration qui permet à Roy de lui demander d’aller voler des produits, témoignant de la puissance persuasive des histoires.
L’histoire racontée, pour l’orateur comme celui qui écoute, démontre ainsi son potentiel thérapeutique. Car la légende du Bandit Masqué face au terrible gouverneur Odious est dépendante de celle de Roy. Elle constitue le fil conducteur de sa santé mentale et physique, et de l’état de sa relation avec Alexandria, à mesure que par exemple, dans ses accès de colère, la tournure des aventures du Bandit Masqué prend de tragiques tournants. Il y reflète ses états d’âmes, parfois avec une grande noirceur. L’histoire du Bandit Masqué est alors le terrain de la guérison, ou des lamentations. Mais une histoire intériorisée n’est pas faite pour rendre des comptes. L’histoire personnelle, pour sortir de sa spirale autodestructrice, se doit d’être partagée. Le regard d’un spectateur, comme celui d’Alexandria sur l’histoire de Roy, permet de faire la lumière sur un récit a priori personnel : c’est l’idée la plus touchante de The Fall. Peu importe son caractère extravagant ou changeant, une histoire est par essence vivifiante. Elle a toujours besoin d’une oreille attentive, comme un film a besoin de son spectateur, pour expier ses idées et qu’elles puissent vibrer à travers un public.