Propriété de la Walt Disney Company depuis 2004, les Muppets de Jim Henson font également partie de l’offre proposé par la nouvelle plateforme du groupe Disney+. L’occasion de (re)découvrir des productions cinématographiques et télévisuelles hors du commun, et qui n’étaient visibles dans l’Hexagone que par le biais d’imports italiens et/ou anglais. De Les Muppets, ça c’est du cinéma (James Frawley, 1979) à la série The Muppets (Bill Prady et Bob Kushell, 2015-2016), en passant par L’île au trésor des Muppets (Brian Henson, 1996) et Noël chez les Muppets (Brian Henson, 1992), vous n’avez aucune excuse pour ne pas vous (re)plonger dans ces œuvres drôles, tendres, et sacrément animées.
Man or Muppet
Le 25 septembre 1976, la première émission télévisée du Muppet Show (Jim Henson, 1976-1981) est diffusée sur ITV. Il s’agit d’un spectacle, où s’enchaînent les sketchs et les invités, tenu par les Muppets, marionnettes aussi bien animales que humaines, voire même parfois hybrides. De Kermit la grenouille à Miss Piggy, en passant par Waldo, Gonzo, le chef Suédois ou encore Fozzie, Rowlf et les Electric Mayhem Band, la palette de personnages du programme est aussi culte que sans fin. Derrière la création de celle-ci se cache Jim Henson, marionnettiste américain, qui avait déjà « essayé » ces marionnettes dans différentes émissions dans les années soixante. Ainsi, Kermit la grenouille et Miss Piggy ont participé à l’émission 60 minutes, tandis que Rowlf fut un intervenant régulier dans The Jimmy Dean Show. Le Muppet Show (Jim Henson, 1976-1981) connaîtra un succès international si bien qu’il aura le droit à plusieurs transpositions au cinéma, d’autres séries dérivées ou encore de nombreux téléfilms. Plus que jamais, les Muppets se sont inscrits à la fois dans la culture artistique par leur « animation » si singulière et dans la culture télévisuelle et cinématographique. Traversant les décennies, prenant quelques rides certes mais sachant toujours reconquérir leur public tout en embarquant de nouveaux fans avec eux et ce depuis plus de quarante ans. La force intemporelle de ces drôles de personnages réside certainement dans le credo du show : à savoir cette faculté à appréhender des messages universels par le prisme de créatures si peu conventionnelles. Mais comment donner vie à de telles marionnettes ? Et comment Jim Henson a, non seulement créé des personnages, mais avant tout de véritables « acteurs » capables de jouer la comédie ? La marionnette n’est-t-elle pas le plus formidable des substituts à l’acteur, à savoir, un acteur modelable, dont le réalisateur peut disposer à sa guise ?
Avant d’aller plus loin dans la réflexion, il faut comprendre une chose essentielle chez les Muppets. Le cinéma ou la télévision sont le moteur même de la création de ces marionnettes. En réalité, elles n’existent que dans le seul but de servir ces médiums. Tout d’abord, il faut rappeler que les Muppets ont conscience d’être des marionnettes, dans leur texture, fourrure, représentation animale, etc. Plus important, elles ont conscience d’être au service d’un show, d’un film, d’une série, d’un téléfilm. En réalité, l’univers dans lequel les Muppets évoluent est un univers totalement méta, terme à la mode hérité du grec ancien pour définir la faculté d’un médium à l’auto-réflexion jusqu’à parfois chercher à convoquer une certaine forme d’abstraction. Dès leur début, dans Le Muppet Show (Jim Henson, 1976-1981), cette notion de conscience de ce qu’ils sont vraiment est fortement présente. Bien souvent, des stars jouent leur propre rôle dans des films ou séries, ici, les guests du show ne jouent pas leur propre rôle mais y viennent comme s’ils étaient les invités de n’importe quel late show. Une question se pose alors : si les guests de l’émission ne jouent pas un rôle, les Muppets sont-ils des personnages ? La question est légitime, puisque s’il s’agissait d’êtres humains, la question ne se poserait pas. On parlerait des Muppets comme des animateurs, et des animateurs, aussi écrites soient leurs émissions, ne jouent pas un rôle à proprement parler, ne sont pas en posture de comédiens comme on peut l’entendre dans une œuvre cinématographique. En réalité, les réponses à cette question ne se trouvent pas directement dans Le Muppet Show (Jim Henson, 1976-1981), mais dans leurs adaptations en longs-métrages.
Les Muppets, ça c’est du cinéma (James Frawley, 1979), première œuvre cinématographique mettant en scène les Muppets est assez emblématique, et répond dès les premières secondes à la fameuse question : est-ce que les Muppets sont des personnages ? En effet, le long-métrage débute par une séquence dans une salle de projection où tous les Muppets attendent de voir le film qu’ils ont tourné. On se retrouve, en tant que spectateur, à regarder, depuis une salle de cinéma, une autre salle de cinéma, où les soi-disant personnages du film attendent que le film, que les spectateurs sont venus voir également, soit lancé. En plus de cela, on apprend que les Muppets présents dans la salle ont conscience qu’ils vont voir un film dans lequel ils ont joué leur propre rôle, narrant ainsi leur rencontre et leur arrivée à Hollywood. Ainsi, on se retrouve face à des personnages-acteurs qui ont conscience d’avoir le pouvoir de jouer la comédie. Le reste du long-métrage est à cette image, enchaînant les moments méta et les dialogues brisant le quatrième mur. Tout au long du récit, les marionnettes rigolent sur les maladresses du scénario, sur le rythme du récit, etc… Kermit la grenouille va même jusqu’à dire gentiment à Peter Folk de le laisser tranquille, lors d’une scène sur un banc public, car il est en train de tourner un film. Il y a également un symbole assez fort, à la fin du long-métrage, qui appuie le fait qu’avec les Muppets on joue la comédie avec du « vrai ». En effet, lors d’une virée vers Hollywood, dans la diégèse du film, ils oublient d’embarquer avec eux Mad Man Mooney, gros bonhomme poilu et grincheux. Dans la salle de projection, logiquement hors de la diégèse du film qu’ils regardent, Mad Man Mooney traverse la toile de projection, et sort littéralement du film (même si l’on comprend qu’il arrive de derrière et ne sort pas « comme par magie » du film), afin de réprimander les Muppets de l’avoir oublié. La fiction rattrape la réalité et devient alors encore plus réel. Le spectateur est en droit de penser que tout le long-métrage qu’il a vu est réel puisque des éléments du film, censés être fictionnels, arrive dans la réalité de la projection. Dans Les Muppets, ça c’est du cinéma (James Frawley, 1979), on retrouve cette même idée quand, après avoir eu l’accord de tourner leur film, les Muppets se rendent en studio. Alors, après quelques bousculades et péripéties, tous les décors s’effondrent. La caméra recule, afin de filmer l’intérieur du studio dans sa globalité. Tous les archétypes du cinéma sont au sol, cassés ou tombés. Seule la troupe des Muppets tient encore debout. Donc, qu’importe que la caméra soit éloignée, que le décor ne tienne plus debout ou que l’éclairage ne fonctionne plus : les Muppets n’ont pas besoin des artifices du cinéma pour exister, ils existent.
Tout cela est légèrement contradictoire, puisque si, en effet, les Muppets ressemblent plus à des acteurs que des personnages dans la manière dont ils sont écrits et traités, dans le scénario et la conception du film, ils ne peuvent exister que grâce à la malice de la caméra. Ce qui rend l’animation des Muppets si formidable, en termes d’aisance des mouvements et d’illusion de la présence des marionnettistes, c’est justement la façon dont elles sont positionnées dans le cadre. En effet, les animateurs des marionnettes se cachent dans le hors-champ du cadre pour animer les marionnettes, qui se trouvent, bien souvent, dans le bord inférieur et/ou près d’un coin de l’image. Ainsi, l’animation est rendue possible, sans que le moindre animateur ne soit visible. Là encore, il s’agit là d’une volonté de créer l’illusion d’une marionnette indépendante, capable d’être acteur, de contrôler ses propres émotions, et non dirigée par des marionnettistes. L’image est assez belle. On se retrouve face à des marionnettes-acteurs jouant un rôle à l’écran, au service d’une histoire, mais qui ne peuvent exister que grâce à l’espace délimité du cadre du cinéma lui-même. En réalité, les Muppets ne sont bien évidemment que des personnages de cinéma, où, à l’intérieur de celui-ci, elles deviennent plus que de « simples personnages », elles se transforment en acteurs. Cette volonté de créer des marionnettes « vivantes », j’entends par là « autonomes », est encore plus flagrante dans la dernière série télévisée en date, sobrement intitulée The Muppets (Bill Prady et Bob Kushell, 2015-2016). À la manière des séries comme The Office (Ricky Gervais et Stephen Merchant, 2005-2013), Modern Family (Christopher Lloyd et Steven Levitan, 2009-2020) ou encore Parks and Recreation (Gregs Daniels et Michael Schur, 2009-2015), cette sitcom ayant pour vedette les Muppets a pour parti-pris celui du mockumentary, avec comme ambition de faire croire au spectateur que ce qu’il regarde est un documentaire. Ainsi, à l’inverse du Muppet Show (Jim Henson, 1976-1981), le show – ici le late night de Miss Peggy – n’est que rarement montré et n’est pas le but de la série. Cette dernière se consacre davantage aux coulisses, montrant les péripéties de l’équipe avant chaque émission. De même, les guests de cette nouvelle série jouent réellement leur rôle, avec des dialogues écrits en amont, cherchant des effets comiques et servant le récit. Des séquences de témoignages de chacun des Muppets, face caméra, servent de virgules, créant quelque chose d’assez troublant, convoquant les codes de la télé-réalité. Dans l’imagerie générale, lorsque l’on voit quelqu’un parler face caméra, et répondre à des questions que l’on comprend être posées par l’équipe de tournage, on assimile cela au documentaire, donc à une forme de vérité. Sauf que nous savons pertinemment que les marionnettes ne sont pas capables de penser et de bouger comme elles le font par elles-mêmes. C’est en cela que le choix des codes du mockumentary est intelligent, puisque cela renforce, encore un peu, la croyance mise en place dans toute l’œuvre des Muppets : faire croire aux spectateurs à l’existence de celles-ci. Cela dépasse même les simples productions, cinématographiques ou télévisuelles, pour atteindre également les bonus des DVD et les émissions spéciales pour la promotion du film Les Muppets, le retour (James Bobin, 2011). Les différentes marionnettes nous livrent alors leur impression du tournage, tout en nous disant si Jason Segel et Amy Adams sont vraiment cool dans la vraie vie… L’équipe va même plus loin en filmant des moments de tournage, où les Muppets interagissent entre eux, hors de la diégèse du film, ou communiquent avec l’équipe sur la prochaine séquence à tourner, etc… De même, lors des late show, comme ceux de Jimmy Fallon ou Jimmy Kimmel, ce ne sont pas les marionnettistes ou les acteurs qui viennent promouvoir la série ou le film, mais Kermit la grenouille et Miss Peggy. Les Muppets vont même jusqu’à posséder un compte Twitter, où l’on apprend la rupture de Kermit et Peggy, par les principaux intéressés, juste avant le lancement de la série The Muppets (Bill Prady et Bob Kushell, 2015-2016). L’illusion de marionnettes-acteurs, vivantes et autonomes, est donc parfaite et constamment cultivée.
Dans leurs productions cinématographiques, on peut distinguer deux types de longs-métrages : les films sur eux-mêmes – où les histoires tournent autour de la production de leur spectacle principalement – et ceux adaptant des histoires, où les Muppets se retrouvent à jouer des rôles, comme un acteur le ferait. C’est le cas de La Grande Aventure des Muppets (Jim Henson, 1981), Noël chez les Muppets (Brian Henson, 1992) et L’île au trésor des Muppets (Brian Henson, 1996). Pour ces long-métrages spécifiquement, le sentiment de marionnette se substituant à des acteurs est encore plus fort. La Grande Aventure des Muppets commence par une séquence où Kermit, Fozzy et Gonzo, installés dans une montgolfière, commentent le générique de début du film. Jusque-là rien d’anormal, on retrouve l’habituel aspect méta de l’univers des Muppets, qui ont totalement conscience d’être dans un film. Mais après une chute de la montgolfière et avoir atterris dans une rue, les trois compères expliquent au spectateur, à travers une chanson qu’ils seront des journalistes et des photographes et qu’ils vont jouer des rôles. À la fin de la chanson, Kermit, Gonzo et Fozzie sont dans les costumes de leurs personnages. L’intrigue peut commencer. Cela va même plus loin, puisque que Kermit et Fozzie jouent des frères jumeaux. Pour le spectateur, les deux marionnettes sont à l’opposé en termes de ressemblance, mais pour les personnages de l’intrigue, ils nous donnent l’impression qu’ils se ressemblent comme deux gouttes d’eau, si bien qu’ils seront confondus par plusieurs personnages à plusieurs reprises. Derrière cette transformation à vue du statut de marionnettes-acteurs à personnages d’une fiction se cache, de manière inconsciente, la volonté d’un casting. En effet, le fait que les Muppets jouent chacun un personnage, qui n’a rien à voir avec leur statut de marionnette-acteur peut insinuer que les rôles de la fiction leur ont été distribués. Encore un élément qui offre réellement, et concrètement, aux Muppets le statut d’acteur, puisqu’elles ont été « castées » pour un rôle. C’est alors que, par exemple, Kermit la grenouille est crédité dans le rôle du capitaine Smolett dans le générique de début de L’île au trésor des Muppets (Brian Henson, 1996). En réalité, les Muppets sont comme des artistes de cabaret, en plus de chanter de manière incessante, elles sont capables de « faire le show » comme des artistes en tant qu’artistes, mais également de raconter des histoires en interprétant des rôles.
C’est là tout le génie du travail d’animation des marionnettes à l’œuvre dans les productions des Muppets. Les animateurs de Jim Henson parviennent, comme personne à donner cet aspect si charmeur et hybride entre des marionnettes manipulées et non-vivantes, tout en créant, à l’écran, l’illusion constante d’une forme de vie. Chose assez contradictoire mais terriblement efficace tant le succès des Muppets, aussi bien critique que public est constant depuis des années. C’est d’ailleurs là tout l’enjeu de Les Muppets, le retour. Les Muppets y sont traités comme des rock-stars à la retraite, qu’un fan souhaite reformer à nouveau pour sauver leur héritage culturel. La subtilité venant du fait que le fan en question, Walter, est également une marionnette, et donc, par définition, un Muppet. Un Muppet se cachant dans la foule, vénérant ses aînés, et capable de leur faire croire, à nouveau, en eux et leur métier de comiques et d’acteurs. Les Muppets deviennent des compagnons et une nouvelle famille pour Walter. Son imaginaire était rempli de Muppets, désormais cela sera son quotidien : les marionnettes ont quitté la télévision pour s’installer aux côtés de Walter. Ce qui est montré, littéralement, dans le début du long-métrage, où Walter fantasme que les Muppets sortent de sa télé. Toute l’œuvre des Muppets est donc marquée par cette volonté de faire de ces marionnettes des personnes vivantes, et non de simples personnages fictifs. Au fur et à mesure des années, les marionnettes trouvent une place naturelle dans leur l’univers, celle d’un substitut à l’acteur. Un acteur modelable, à la guise des marionnettistes et créateurs artistique, capable de créer l’illusion d’un être autonome. C’est d’ailleurs cet élément précis, l’illusion perpétuelle de personnages autonomes, qui rend le mariage si harmonieux avec le studio aux grandes oreilles. Comme Jim Henson, Walt Disney souhaitait que les spectateurs du monde entier croient fermement à l’existence de ses personnages, d’où leur présence « en chair et en os » dans les parcs à thèmes. Aujourd’hui, cela va même plus loin puisqu’on peut demander un autographe à Pluto, Blanche-Neige ou encore Jafar, aux mêmes titres qu’on pourrait les demander à Johnny Depp ou George Clooney. Lorsque l’on regarde les productions réalisées sous la tutelle des studios Disney, le premier long-métrage, Le magicien d’Oz des Muppets (Kirk Thatcher, 2005), ne sera diffusé qu’à la télévision et reprendra la recette de Noël chez les Muppets (Brian Henson, 1992) et L’île au trésor des Muppets (Brian Henson, 1996), sans retrouver la force et la créativité de ses aînés. Il faudra alors attendre Jason Segel et Nicholas Stoller qui signeront avec Les Muppets, le retour (James Bobin, 2011) l’une des plus belles histoires que les Muppets ont eu à jouer, celle d’un come-back où leur notion d’identité sera au cœur de l’émotion et de l’intrigue. Sous l’égide des studios Disney, la joyeuse bande de Kermit la grenouille retrouve cette magie qu’ils avaient légèrement perdue dans le début des années 2000 pour l’embrasser pleinement de nouveau et perpétuer le mythe de leur existence.
Les productions qui suivront, aussi bien cinématographiques que télévisuelles, resteront dans l’axe méta qui sied si bien à nos marionnettes préférées, et qui pourtant diffère de la logique de production du studio adoptif – habitué à plus d’apparats. Un équilibre se créé entre les techniques hollywoodiennes et l’artisanat des Muppets, mais qui malheureusement trouvera sa limite avec Opération Muppets (James Bobin, 2014). Reste à voir ce qu’il en sera de la nouvelle production Muppets Now qui devra sortir dans le courant de l’année sur Disney+ et qui sera un format court empruntant les codes d’émissions de jeux, de cuisine et de talk-show. Rassurant donc, et il suffit d’ores et déjà de regarder l’épisode de Secrets de tournage (Jason C. Henry et Dan Lanigan, 2020-en production), qui leur est consacré sur Disney + pour constater que l’envie est toujours là. On peut découvrir Dan Lanigan interviewer Gonzo et lui montrer des costumes de l’époque de Les Muppets, ça c’est du cinéma (James Frawley, 1979), alors que ce dernier s’émerveille de redécouvrir des reliques d’un tournage passé. La boucle est bouclée, un Muppet dans une émission Disney + regarde et commente les souvenirs d’un tournage avec la Jim Henson Company. La notion d’acteur du Muppet est scellée, tandis que le personnage ne cesse d’exister malgré les ventes et rachats. À la question « Man or Muppet ? » posée dans Les Muppets, le retour (James Bobin, 2011), toute la troupe répond de manière commune « Muppet ! », qui se trouve être davantage un état d’esprit jonglant entre la fiction et la réalité avec le talent d’un équilibriste plutôt que de désigner la tricherie de leur existence à l’écran.