A une époque où le Studio Ghibli régnait en maitre sur l’animation japonaise, Takeshi Koike sortait, dans la confidence, son premier – et à ce jour son seul – long métrage, véritable ovni pourtant passé totalement sous les radars. Revisitons aujourd’hui Redline (2010), gemme cachée qui gagnerait à être (re)connu.
Là où on va, on n’a pas besoin de route
Disons-le tout de suite, Takeshi Koike, malgré son relatif anonymat, est un incontournable de l’animation. Il a travaillé sur bon nombre de films et séries aujourd’hui célèbres, comme Le Garçon et la Bête (Mamoru Hosoda, 2015) ou Samourai Champloo (Shin’ichiro Watanabe, 2004). Il est lui-même le réalisateur d’une des sections d’Animatrix et de plusieurs OAV de la légendaire franchise animée Lupin the Third (« Edgar La Cambriole » en français). Mais c’est seulement avec Redline (2010) qu’il devient le seul maitre à bord, et qu’il déploie l’étendue de son propre style. Et sur ce style, il y en a des choses à dire. Quelques panneaux d’expositions, pas plus, pour présenter vaguement le monde Redline. Le futur. La galaxie est désormais accessible, humains et toutes sortes d’aliens coexistent. Mais certains, quand les étoiles sont à portées de main, préfèrent encore le crissement des pneus et la conduite de bolides thermiques, et si possible, très très vite. C’est ça Redline. Une version ultra-violente des Fous du Volants (William Hanna, Joseph Barbera, 1968-1969). Une course de module façon Star Wars Episode 1 : La Menace Fantôme (George Lucas, 1999) sous stéroïdes. Dans ce paradis de l’asphalte interplanétaire, se trouve un humain au look particulièrement rétro « Sweet Boy » JP, style rockabilly, cuir intégral et coupe pompadour défiant la gravité. Tout dans son look crie plus rétro-fifties que science-fiction, jusqu’à sa voiture, une Transam jaune, la seule ayant gardée une forme « classique » au milieu d’engins tous plus rocambolesques les uns que les autres. Au volant de sa Muscle Car, il est le meilleur. La séquence d’ouverture, une bonne vingtaine de minute de courses effrénée, est là pour le prouver. Évidemment, les choses ne sont pas si simples, car, dans le parfait stéréotype emprunté au « boxeur des bas-fonds », JP participe plus ou moins de force dans le trucage des courses, en perdant à la dernière minute. Qualifié de justesse tout de même, il va tenter le tout pour le tout, pour de vrai, dans l’ultime course de tous les dangers. Alors oui, comme ça, tout cela aurait presque un air de déjà vu manquant un peu d’originalité. Le marginal, l’underdog tentant sa chance le tout pour le tout, c’est une figure plus que connu. Mais s’arrêter à cela serait un jugement très injuste pour le trésor d’inventivité qu’est Redline.
La simplicité de la trame narrative cache en effet énormément de surprises. Ce crossover non-officiel entre Mad Max Fury Road (George Miller, 2015) et La Grande Course Autour du Monde (Blake Edwards, 1965) a la force de convoquer rapidement, et sans trop insister avec des explications à rallonge comme c’est parfois le cas dans l’animation japonaise, un univers entier. En quelques minutes le ton est posé. Devant nos yeux surgit un monde techno-baroque. Le futur n’y est pas resplendissant, malgré les progrès technologiques. Au contraire, tout y a l’air déglingué, abimé et même sur le point de s’effondrer. C’est le cas pour les véhicules de course, poussés à bout dès l’introduction. Parfois au bord de l’explosion, souvent ravagés par la violence des concurrents et la vitesse, à moins que ce soit juste le fait du pilote injectant sans précautions un genre de nitro de l’espace (Vin Diesel n’a qu’à bien se tenir). C’est aussi le cas pour les créatures qui peuplent ce monde, notamment les spectateurs visiblement un peu masos qui assistent aux courses, balayés à multiples reprises par le souffle de moteurs à explosion poussés à plein régime. Dans ce monde en pleine fuite en avant mazoutée, flamboie pour notre plus grand plaisir une galerie de personnages aussi fous que leurs machines. Bien sûr JP déjà évoqué, habillé comme un Yoyogi Greaser (les célèbres fans de rockabilly japonais qui se réunissent tous les dimanches au parc Yoyogi de Tokyo pour danser en groupe) déambulant sur une sorte de moto chopper anti-gravité lorsqu’il n’est pas en circuit. Celui-ci est également concurrencé par sa rivale/amante, Sonoshee « Cherry Boy Hunter » McLaren courant avec un véhicule amphibie des plus rutilants, mais aussi par un des antagonistes les plus étranges jamais créés, le bien nommé « Machine Head », mi-homme mi-moteur dont le corps sert de propulsion à son véhicule.
Vous le comprenez, tout ce joli monde se castagnant joyeusement dans leurs véhicules respectifs constitue le cœur du film. Et si ce cocktail explosif tient la route sur toute la durée du métrage, c’est notamment grâce à son animation démente, totalement inédite et détonante. Un trait noir prononcé, une animation chaotique, où les proportions sont plus que facultatives. Ce qui se rapprocherait le plus de Redline, c’est un mélange des séries Jojo’s Bizarre Adventure (Naokatsu Tsuda, 2012) et de Kill La Kill (Hiroyuki Imaishi, 2013), sortis quelques années plus tard. Loin d’un standard de l’animation japonaise parfois très fixe, ici il n’est question que de mouvements. La grande force de Redline est la sensation de rapidité démesurée parfaitement retranscrite par une animation exceptionnelle et une mise en scène brillante. Tout n’est que célérité et déformation de l’image liée à la vitesse. Le plan le plus emblématique, qui sert également d’affiche au film, est celui de JP à l’intérieur de sa voiture, réalisant une ultime accélération dantesque, déformant ainsi l’image, et notamment sa coupe banane qui finit par occuper toute la longueur de l’écran. Gros plan sur un œil injecté de sang, les vaisseaux sanguins cédant sous le coup de la vitesse. Plongée dans les tuyaux et les pistons du moteur qui redouble de puissance. Vous l’aurez compris, Redline c’est un constant flot d’image, parfois proche de l’abstrait, qui commence par une course et qui finit presque exactement sur une ligne d’arrivée, sans s’encombrer d’autre détails, ou d’un dénouement hormis celui du photo-finish.