[Entretien] Bruno Forzani, expérimenter l’expérience 1


Venu présenter Laissez bronzer les cadavres, Bruno Forzani (sans Hélène Cattet, sa compagne et co-réalisatrice, malade ce jour-là) revient à Metz, quelques mois seulement après avoir occupé le poste de président du jury du second Festival du Film Subversif, où il avait révélé la première bande-annonce de ce nouveau long-métrage. Au milieu de l’exaltation générale d’une mi-octobre plutôt apparentée à une fin de mois d’août notre messin Valentin Maniglia a eu l’occasion de marcher un peu dans les rues de la belle Divorudum avec lui avant d’aller s’installer à la calme terrasse d’un bar à bières. S’ensuivent quelques brefs échanges sur la ville et son architecture, sur le cinéma de genre bien sûr, celui qui leur est si cher, avant de démarrer cet entretien.

© Tous droits réservés / Shellac (Kit Presse : Laissez Bronzer…)

Let the corpses tan and the sunshine in

Jusqu’à maintenant, vous n’avez travaillé, Hélène Cattet et toi, qu’avec des scénarios originaux. Comment vous est venue l’idée d’adapter le livre de Jean-Patrick Manchette et Jean-Pierre Bastid ?

Quand, en 2005, Hélène était libraire, le Quarto Manchette est sorti (l’anthologie des romans noirs de l’auteur éditée chez Gallimard, ndlr). Elle l’a acheté, et le premier qu’elle a lu, c’était Laissez bronzer les cadavres, qui était le premier du recueil. Elle a adoré, parce que ça lui faisait penser aux westerns italiens ; elle trouvait que c’était hyper cinématographique parce que toute l’action avançait par l’espace et le temps. Elle me l’a fait lire, j’étais d’accord avec elle, puis on s’est dit que si un jour on devait adapter un bouquin, le seul qu’on ferait, ce serait celui-ci. Après L’étrange couleur des larmes de ton corps (2013) on était au bord de la rupture artistique : ça avait été beaucoup d’années de travail et c’était devenu très conflictuel. Le challenge pour nous, à chaque fois, c’est de réussir à faire le film à deux, sachant que nos univers respectifs sont différents. On voulait faire la troisième partie du triptyque qu’on a commencé avec Amer (2009) et L’étrange couleur, mais c’était impossible à faire, ça aurait vraiment été la fin. C’est là qu’on a pensé à Laissez bronzer les cadavres qui nous permettait de partir sur un matériau neutre, nous aurait permis de recommencer à communiquer. C’était une sorte de thérapie de couple. (rires)

En parlant de couples, Laissez bronzer les cadavres est l’un des très rares romans que Manchette a coécrit. Est-ce que ça n’est pas uniquement destiné à des couples d’artistes, finalement ?

Peut-être ! On a fait le film à quatre, en fait. (rires) Pour tout te dire, j’avais un peu d’appréhension quand on a commencé à bosser là-dessus, parce qu’on s’est retrouvés avec une narration qui était complètement différente de ce qu’on avait déjà pu faire. L’étrange couleur, ça nous a fait arriver à un certain niveau dans la narration labyrinthique et là on s’est retrouvés avec quelque chose de beaucoup plus linéaire. Ça me faisait un peu peur, mais la peur me poussait à y aller pour explorer de nouvelles choses. Le travail d’adaptation était super court, ça a duré trois semaines. On s’est dit qu’en termes de réalisation ce serait beaucoup plus compliqué, mais en termes d’écriture c’était génial. Quand on écrit un scénario on est toujours sur des sables mouvants, il faut arriver à se faire confiance, à ce que l’un et l’autre aient confiance dans le projet. Mais puisqu’un autre couple avait déjà posé les bases de ce projet, c’était de l’arithmétique : on pouvait trouver des portes d’entrée dans l’histoire et s’approprier au fur et à mesure l’univers en faisant quelque chose de cohérent par rapport à ce qu’on avait déjà fait avant.

Justement, vous êtes à la base des cinéastes du sensoriel, de l’expérience. Ce film, c’était le grand saut, en quelque sorte.

Oui. Nos films précédents étaient très intimes, avec peu de personnages, souvent enfermés, filmés dans de petits endroits et tout à coup, on a plein de personnages filmés en extérieur. C’était de l’ordre de l’aventure. Il fallait réussir à mettre de la chair dans le scénario, que ce soit organique. Quand tu n’as qu’un personnage et que le film est beaucoup plus intime, c’est facile d’exploiter ce côté organique. En revanche, lorsqu’il y en a plein et qu’ils sont embarqués dans une intrigue classique, il faut réussir à rendre cela sensoriel, charnel d’une certaine manière. La forme ne devait pas être un ornement, elle devait avoir une fonction narrative, comme elle l’a été pour nous précédemment. Le challenge était là et c’est au fil de l’adaptation que l’on est arrivés à trouver l’entrée pour y parvenir.

Cette porte d’entrée, est-ce qu’elle se trouve dans les personnages qui invoquent largement le polar européen des seventies, en France comme en Italie, et qui sont formidablement interprétés à l’écran par de vraies gueules ?

Oui, il y a de ça. Il y a surtout le personnage de Luce qui nous a permis cela. Son rôle dans le livre est beaucoup plus secondaire. La raison pour laquelle elle est le personnage principal du film, c’est qu’à travers son point de vue on a réussi à faire décoller cette histoire de gangsters qui ont volé de l’or et qui se retrouvent assiégés. Après, les autres personnages sont effectivement très typés dans le livre. Au casting, on a procédé à cette recherche de trognes, en cherchant aussi ce qu’ils dégageaient.

Le choix d’Elina Löwensohn pour Luce ne semble pas anodin d’ailleurs. Il y a dans ce personnage une volonté de la sublimer jusqu’à la rendre iconique, ce que l’actrice est pour nombre de cinéphiles.

Totalement ! Au départ dans notre casting théorique, on voulait des anciens acteurs de porno dans les années 70 pour Luce et Bernier. Marilyn Jess, qui joue finalement la flic, était la première actrice qu’on avait rencontrée pour le rôle de Luce. Puis on s’est rendu compte que c’était un film de groupe, ce qui signifiait que l’important n’était pas tant la personne en elle-même que l’interaction que son personnage devait avoir avec les autres. Quand on a rencontré Elina, on trouvait qu’elle pouvait tenir tête aussi bien aux flics qu’à Rhino tout en ayant ce côté sensuel. Et puis nous sommes beaucoup axés sur le regard et celui d’Elina est très fort. Le but était de suivre la Luce du livre qui est une femme d’une quarantaine d’année, à la fois séduisante et forte. On a ensuite casté Marc Barbé pour Rhino, mais on trouvait, pour les mêmes raisons que précédemment, qu’avec Stéphane Ferrara la combinaison fonctionnait mieux. Donc finalement pour le couple d’artistes Luce/Bernier, on a choisi Elina et Barbé qui jouaient déjà un couple dans Sombre (Philippe Grandrieux, 1998), un film qu’on adore.

Le personnage de Luce vous a permis aussi d’explorer l’imaginaire de la bande dessinée érotique, dans des séquences de performance et de fantasmes sublimes.

Le découpage a été fait avant le casting, mais… On me parle beaucoup de bande dessinée, je crois que c’est le découpage et le côté graphique qui veulent ça. Avec Hélène, on avait envie d’aborder un côté très pop qui nous faisait penser à Diabolik (Mario Bava, 1968) avec cette présence du bleu, l’or, les costumes… Ce n’est pas quelque chose qui était conscient, mais c’était logique. Toi, tu y voyais quelles références ?

Les fumetti effectivement, je pense à la séquence de Luce attachée sur la croix. Il m’était surtout impossible de ne pas penser à Crepax…

Elina a refait sa coupe des films de Hal Hartley pour le film (Simple Men en 1992, Amateur en 1994, Flirt en 1995, ndlr). Elle ne s’était plus coupé les cheveux comme ça depuis vingt ans. Comme elle a ce côté très graphique, on voulait qu’elle ait cette coupe.

Le lien avec Crepax passe aussi par sa ressemblance à Valentina.

 Je n’y avais jamais pensé ! C’est totalement ça ! Putain, maintenant que tu le dis, je ne vais pas cesser d’y penser… Il faut que je le dise à Hélène. (rires)

Pour rester sur le même thème, quel a été le processus de création de cette esthétique pop qui n’existait qu’en filigrane dans vos films précédents ?

Avec L’étrange couleur, on était dans un univers très sombre, exclusivement intérieur. On voulait essayer de retrouver les sensations qu’on avait eues sur le tournage d’Amer pour la partie centrale du film, avec l’adolescente et la mère. On a tourné en extérieur, dans ce décor méditerranéen, sans éclairage artificiel, dans un décor qui nous donne une énergie folle. On a le soleil, la mer… Toute l’équipe adore et ça booste l’énergie collective. On a tourné avec la même pellicule qu’Amer et avec le même processus dans les accessoires et les costumes : on a mis des couleurs sur les costumes, sur les objets, sur les voitures, pour qu’on puisse les pousser à l’étalonnage. Le côté pop est peut-être encore plus présent dans les séquences de flash-backs, avec la femme peinte en or, la mer bleue, toutes ces choses qui nous rappelaient de vieux eurospy (films d’espionnage d’exploitation des années 1960 en Europe,surfant sur la vague des James Bond, ndlr) ou des films de Jess Franco. Mais ce qui nous a surtout motivés, c’est de retrouver la bouffée d’air frais qu’on avait eue sur Amer après l’enfermement de L’étrange couleur des larmes de ton corps.

Comment avez-vous réussi à réaliser la séquence de la robe qui se déchire ?

Je peux plutôt t’expliquer comment on l’a insérée dans le film, par rapport à l’adaptation, parce que du point de vue technique… En tout cas, tous les effets sont faits sur plateau, il n’y a rien de numérique. On a beaucoup développé le personnage de Pia par rapport au livre, sa fascination pour les armes, la découverte de sa puissance… Elle nous faisait un peu penser à l’adolescente d’Amer. Dans le livre, elle a un peu le syndrome de Stockholm : elle fantasme sur Alex, qui s’appelle Jeannot dans le bouquin. Il me semble même qu’il y a une séquence de viol imaginaire, ou quelque chose comme ça. Bref, toute cette attraction, pour lui, pour les armes, on a essayé de la rendre visuelle avec la séquence de la robe, qui est purement sensorielle, alors que dans le matériau d’origine, ce ne sont que des idées qui lui passent par la tête. Avec cette séquence, qui est donc une invention totale de notre part, on a essayé de représenter graphiquement toute sa torture mentale.

Est-ce que c’est valable pour toutes les séquences fantasmées du film ?

Dans le livre, ces passages fantasmés existent à travers deux phrases. L’une dit que dans le passé, Luce a fait une performance avec Bernier où ils ont fait l’amour recouverts d’or devant des spectateurs et l’autre dit qu’ils ont fait les Jeux Olympiques du sexe avec des cordes. Ces deux phrases nous ont permis de construire ces séquences de fantasmes en partant uniquement de l’imaginaire des séquences de torture du western italien : des personnages entièrement ensablés avec leur tête qui dépasse, des personnages molestés, fouettés… On a détourné ça pour en faire des performances et non pas des scènes de torture.

Une autre idée visuelle qui est très forte dans le film, ce sont ces plans vus du dessus de la maison avec des fourmis qui arrivent par-dessus en surimpression.

Pour nous, le livre est minéral et en toute logique, on voulait faire un film minéral. Un peu comme Le trésor de la Sierra Madre (John Huston, 1948), toutes proportions gardées bien sûr, mais avec ces mêmes personnages complètement addicts à l’or et qui vont jusqu’à s’entretuer pour ça. Il y a aussi Melancholia (Lars Von Trier, 2011), dans lequel les êtres humains deviennent comme des insectes face à la fin du monde. Ça vient peut-être de là. Avec le personnage de Luce qui donne un autre point de vue sur l’action, on passe à quelque chose de plus minéral : ces personnes qui s’entretuent pour de l’or sont amalgamés à des insectes.

Le film de Huston est aussi le point de référence de quasiment tout le western italien, un genre que tu as beaucoup cité depuis le début de cette rencontre.

Pour nous, dans la réalisation c’est un western. Dans la narration, c’est un western. Le livre, on considère que c’est un polar raconté comme un western. Mais un western italien, oui, dans le sens où les personnages sont gris et aussi dans la manière de traiter la violence, le type de décor dans lequel ils évoluent. Quand on l’a réalisé c’était un peu notre leitmotiv ou plutôt notre manière d’aborder le film. Il y a un film qu’on aime beaucoup et qui s’appelle Quelli che contano (Andrea Bianchi, 1974) : c’est un polar tourné en Sicile, donc pas du tout dans un milieu urbain mais dans une ambiance méditerranéenne et qui est traité aussi, en termes de forme, comme un western.

Laissez bronzer les cadavres m’évoque plus le polar italien qui est un dérivé direct du western. J’y ai vu des réminiscences de Lenzi, Di Leo, Castellari, surtout pour son esthétique poisseuse. Il y a aussi le fait, même si ça ne tient qu’à quelques rares plans, qu’on puisse replacer le film dans une époque avec les voitures, les motos, les uniformes des flics…

Tu as trouvé que c’était poisseux ?

C’est pas un gros mot…

(Rires) Non, je ne le prends pas comme un gros mot, justement ! Ça m’intéresse, parce qu’on n’a aucun recul sur le film. C’est moi qui vais te poser une question cette fois-ci, je suis désolé, mais qu’est-ce que tu trouvais poisseux ?

À part le fait que, comme tu le disais précédemment, les personnages ne sont ni blancs ni noirs, il y a surtout ce décor qui est certes sublime en extérieur mais qui est sale à l’intérieur, ce qui rend aussi l’action très oppressante et qui pervertit les personnages aussi bien les bandits que les flics, voire même les plus innocents comme la nounou. Et l’esthétique du film est, selon moi, au service de cette perversion. Une autre chose qu’on trouve chez Lenzi ou Castellari, c’est la manière de réduire une ville comme Rome ou Milan à un microcosme qui ne dépasse pas quatre rues. Et le déplacement des personnages, leur existence dans l’espace qui leur est attribué, est aussi quelque chose qu’on retrouve dans Laissez bronzer les cadavres.

Je vois ce que tu veux dire. On ne pensait pas vraiment à ces films, mais c’était cet état d’esprit qu’on avait quand on a fait le film, c’est chouette que ça ressorte !

Il y a aussi une autre chose que vous amenez avec le film qui est une sorte d’aura à la Jodorowsky, dans le sens où, comme vous l’avez fait avec Laissez bronzer les cadavres, il prenait un genre déjà bien codifié pour l’emmener beaucoup plus loin, avec toute une panoplie de symboliques et de fantasmes.

C’est quelque chose qui ne nous a jamais traversé l’esprit, à vrai dire ! (rires) Mais c’est marrant, on nous parle beaucoup de Jodorowsky surtout en Amérique du Nord où les gens nous parlaient tout le temps de ça. Si c’est effectivement le cas, ce n’est pas quelque chose qu’on a fait sciemment. Mais c’est vrai que la première fois que j’ai vu le film fini, je me suis dit que la démarche s’en rapprochait.

Maintenant que vous vous êtes ressourcés avec Laissez bronzer les cadavres, vous vous sentez prêts à attaquer la fin de votre triptyque ?

On va le faire, mais ce ne sera pas tout de suite. Avant ça, on va peut-être faire une comédie française, genre Camping 4. (rires) Plus sérieusement, on doit faire un film d’animation au Japon, un pinku animé, et on développera la troisième partie d’Amer et L’étrange couleur en parallèle.

Le sujet du film d’animation est original ?

Non c’est un producteur américain qui a acheté les droits d’un livre érotique, presque pornographique. Si tu veux, il y a plein de choses qui se passent à l’intérieur de la tête du personnage mais si on fait ça en live action, on ne pourra pas faire ressentir les choses. Ce qui est intéressant avec l’animation, c’est que tu peux casser les barrières des corps, de la physique, et partir plus loin.

Propos de Bruno Forzani,
Recueillis le 19 octobre 2017 par Valentin Maniglia.
Un grand merci à Stéphane Ory, Dimitri Fayette, Michel Humbert (le big up est total)
et toute l’équipe du cinéma Le Palace (Metz).


A propos de Valentin Maniglia

Amoureux du bis qui tâche, du gore qui fâche, de James Bond et des comédies musicales et romantiques. Parle 8 langues mortes. A bu le sang du Christ dans la Coupe de Feu. Idoles : Nicolas Cage, Jason Statham et Michel Delpech. Ennemis jurés : Luc Besson, Christophe Honoré et Sofia Coppola.


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