Après une sélection officielle au festival de Cannes d’où il est logiquement sorti bredouille (c’est assez légitime), il est temps de juger sur pièce de Tale of Tales, conte à trois têtes mis en image avec raffinement par Matteo Garrone.
Les Trois Visages du Conte
Gomorra avait été lancé à nos visages comme une œuvre d’art brute, sans concessions. Un cinéma fébrile qui avait marqué beaucoup d’entre nous (notamment le jury du Festival de Cannes 2008) et révélé son réalisateur sur la scène internationale alors que c’était déjà son sixième long-métrage, mine de rien. Avec Tale of Tales Signore Garrone enfile un costume de cinéaste moins austère (beaucoup moins), avec thématique plus accessible, budget conséquent, tournage en anglais, et comédiens de notoriété (Salma Hayek et Vincent Cassel, pour ne citer qu’eux). On a pu chanter pour l’occasion l’hymne éternel du vendu à grande échelle…Prévisible, or ce serait y aller un peu fort.
Tale of Tales c’est trois histoires, un trio de contes piochés dans le « Pentamerone » de Giambattista Basile. Le premier présente une Reine traumatisée de ne parvenir à avoir un enfant et qui va se réduire, pour arriver à ses fins, à des choses peu ragoûtantes et surnaturelles qui auront diverses conséquences ; le second narre le rajeunissement magique d’une vieille pauvresse, dont le Roi va tomber amoureux, et dont la sœur, du même âge, va devenir obsédée par la perspective de rajeunir à son tour ; enfin le troisième suit une très jeune princesse qui a le déplaisir d’être mariée à un ogre…La particularité, c’est que ces trajectoires n’ont quasiment aucun lien entre elles, si ce n’est que certains personnages se croisent à deux reprises. Enfin je crois, parce que ce n’est pas très clair. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le film n’est pas construit sur une forme d’anthologie, c’est à dire chaque récit l’un après l’autre, comme Creepshow (George A. Romero, 1982). Ce n’est pas un film chorale non plus, puisque nous avons dit plus tôt que le lien entre les personnages était inexistant ou presque. La narration fait donc un va-et-vient constant entre chacun des contes, avec équilibre, il est vrai, dans le temps à l’image.
Mais le parti-pris dilate de fait chacune des narrations. Sans compter que l’on doit aller au bout des 2h05 pour connaître l’issue de l’histoire qui nous touche le plus (tant pis si les autres nous font royalement chier), l’attention du spectateur ainsi trimballée d’enjeux à d’autres peine à se fixer, émotionnellement. En attestent les nombreuses remarques qu’on aura pu entendre à la sortie de la salle, genre « On s’ennuie ». On ne s’ennuie pas exactement, c’est juste qu’on ne ressent pas grand-chose, et c’est frappant pour le final, car qui dit trois récits simultanés, dit trois climax : en l’occurrence trois climax qui arrivent chacun à plusieurs minutes d’intervalle, se sabotant les uns les autres. Sur l’un d’entre eux, j’avais même pas saisi que la résolution était passée.
Pris individuellement, les contes sont pourtant réussis, hormis la caractérisation très fragile du second (je n’ai toujours pas compris pourquoi les deux vieilles sœurs font ce qu’elles font). Là où Garrone marque un point, c’est dans la surprenante crédibilité de son univers. Au-delà de la beauté des décors, des costumes, et des lumières qui nous transposent tout droit dans la peinture italienne et flamande des XV et XVIè siècles, le film se permet des incursions osées qui ne sont pas si habituelles que ça dans le traitement du conte au cinéma, à l’image du rétro-futuriste scaphandre sous-marin que l’un des rois revêt pour tuer un monstre aquatique. L’opportunité d’ailleurs, pour le réalisateur, de nous gratifier d’une belle scène de combat où l’on ne voit rien (entre le sable, le sang, l’eau), le mètre-étalon récent étant la tétanisante scène finale d’American Sniper (Clint Eastwood, 2015) dans la tempête de sable.
Le film regorge également d’éléments fantastiques angoissants, voire d’horreur pure : Salma Hayek qui dévore un cœur palpitant dans une salle blanche immaculée, femme lacérée gravissant des marches sous les yeux horrifiés des passants, course-poursuite avec une chauve-souris géante plutôt belliqueuse, et surtout la confrontation entre l’ogre et la gentille famille de funambules venue sauver la princesse. Prenant place dans un conte qui peu à peu devient un survival, cette dernière n’est ni plus ni moins qu’une scène du genre ou de slasher, body count élevé, violence graphique et suspense à l’appui. Que l’ogre en question ressemble fortement à Michael Berryman dans La colline a des yeux (Wes Craven, 1977) n’est certainement pas un hasard.
On peut faire à Matteo Garrone un procès d’affadissement émotionnel de son cinéma, oui, avec son dernier rejeton. Mais celui d’un cinéaste qui s’embourgeoise, pourri par les moyens et les sirènes hollywoodiennes non, car Tale of Tales est malgré ses défauts un film audacieux, exigeant dans sa forme et sincère, comme l’était Gomorra.
par Alexandre Santos
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