Santosh


Présenté en 2024 dans la section Un Certain regard au Festival de Cannes, Santosh de Sandhya Suri a impressionné le public par sa façon, sans concession, de dépeindre une Inde loin des folklores bollywoodiens et moralement au bord du chaos. Un premier film de fiction hautement féministe qu’il vous faut découvrir en vidéo grâce à l’édition de Blaq Out.

Santosh au milieu d'une foule encadrée par l'armée ; elle a les bras ballants, semblant en décalage.

© Taha Ahmad

Caste & Furious

Il faut de suite le préciser, je n’ai que très peu de connaissances sur le cinéma indien en général ni même sur le pays et sa sociologie. On entend vaguement parler de son système de castes et des inégalités qui y règnent ou on tombe régulièrement sur quelques extraits de films dans lesquels, de notre point de vue occidental, tout semble exagéré. Ce serait réduire ce pays et sa production audiovisuelle à bien peu de choses que de se fier à ces quelques ressentis tant l’Inde n’est évidemment pas corruption et tant son cinéma n’est pas qu’incarné par Bollywood, un cinéma d’auteur puissant existant également. Santosh, le premier long-métrage de fiction de Sandhya Suri, cinéaste indo-britannique passée par le documentaire, arrive à casser ces a priori et à nous plonger avec réalisme et avec une fluidité folle dans les dynamiques de la société indienne. En adoptant le point de vue de Santosh, jeune veuve de vingt-huit ans qui doit reprendre le poste de policier de son défunt mari si elle veut pouvoir conserver son logement de fonction – le «  recrutement compassionnel », pratique qui existe réellement en Inde – et qui doit enquêter sur le viol et la mort d’une jeune fille, la cinéaste nous embarque dans les mécaniques de pouvoirs : pouvoir des hommes sur les femmes, pouvoir des chefs sur les moins gradés, pouvoir des hindous sur les musulmans, pouvoir entre castes, etc.

Une vieille femme bienveillante prend le visage de Santosh, jeune femme militaire aux traits fermés par le menton, et lui sourit.

© Taha Ahmad

Forcément avec un regard frontal sur ces thématiques, la violence est omniprésente dans Santosh. Elle se caractérise dans des scènes d’interrogatoire qui feraient hurler les signataires de la Convention de Genève par leur mépris des droits humains montrant que l’incompétence et la violence de la police est bel et bien un sujet qui dépasse les frontières. Mais elle se définit également dans les rapports systémiques entre hommes et femmes et la place assignée à celles-ci, entre objet de désir et vecteur d’infamies. En étant, nous spectateurs, sur l’épaule de Santosh tout au long de l’enquête, nous découvrons effarés un dédale de violences en tous genres et une multitude de vices qui conduisent à une société malade. En fait, Sandhya Suri fait ici, dans la continuité de son travail documentaire, l’autopsie de son pays natal et de la gangrène qui est à l’œuvre dans ses plus hautes strates. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si elle s’est inspirée pour Santosh d’un fait divers qui avait secoué la société indienne en 2012, « l’affaire Nirbhaya » qui avait défrayé la chronique et indigné les Indiens, étant question d’un viol collectif. L’image d’une policière entre ses collègues masculins lors des manifestations qui en suivirent avait durablement marqué la réalisatrice devenant le point de départ de ce récit qu’elle a voulu fictionnel, de sorte à pouvoir étayer une portée émotionnelle superflue dans un documentaire.

Et on peut dire que Sandhya Suri sait tout à fait comment gérer sa mise en scène puisque, qu’il s’agisse de ses cadres ou de choix de montage, tout permet d’appréhender l’action sous l’angle de la sensibilité. Car au-delà des aspects les plus engagés du récit – féministes, égalitaires entre autres – la cinéaste n’oublie jamais de proposer du cinéma. Son film est bourré d’idées de plans, de tempos inattendus mais toujours bienvenus et de virtuosité artistique. Santosh est une œuvre complète, universelle malgré son propos sur la société indienne, et qui laisse la place à ses acteurs, mais surtout actrices, de composer des personnages sans manichéisme. Ainsi Shashana Goswami, qui joue Santosh, déploie une palette de jeu impressionnante entre l’intime – le deuil de son mari qu’elle doit opérer à tout prix pour exister par elle-même – et le social – ses relations aux autres et son appréhension morale de son travail. De façon spectaculairement discrète, elle distille une humanité qui nous saisit de la première scène à la dernière, en ayant entre-temps franchi des barrières moralement discutables. Cette dichotomie autour de la vertu est également à l’œuvre pour le personnage de Sharma, la supérieure de Santosh, joué par Sunita Rajwar avec autant de force. La direction des comédien.nes, l’antithèse du travail documentaire, est donc, là aussi, l’une des nombreuses forces de Santosh, exercice inédit pour la réalisatrice et vertige instantané sur les rouages d’un système à réinventer.

Blu-Ray du film Santosh édité par Blaq Out.Le Blu-Ray édité par Blaq Out est à l’avenant de la beauté vénéneuse du long-métrage : l’image y est simplement splendide, d’une qualité offrant de grandes amplitudes entre les ombres et les clairs qui rappellent que quelques cinéastes d’aujourd’hui savent encore filmer la nuit sans nous plonger totalement dans le noir – une balle perdue pour la plupart des productions Netflix. Quant à la restitution de l’ambiance sonore de Santosh, elle est tout bonnement splendide dans sa façon de gérer la spatialisation des éléments auditifs. On pense notamment aux scènes de manifestations ou de trains qui, grâce au très bon mixage audio initial, nous impliquent toujours plus dans le long-métrage. Pour seul bonus, le court-métrage The Field (S. Suri, 2018) nous est proposé comme une extension de l’expérience de Santosh. En effet avec cette histoire d’ouvrière agricole rêvant d’une autre vie, impossible de ne pas penser à ce qui préfigure le long-métrage qui suivra dans la carrière de la réalisatrice. On aurait sûrement aimé avoir plus de suppléments revenant sur les coulisses ou les passerelles entre le film et la réalité, mais au final, Santosh conserve ainsi sa part de mystère, nous laissant le goût et l’envie folle d’y retourner, afin de découvrir encore et encore la richesse de ce cinéma. Et pour un novice comme moi sur le septième art indien, c’est ici la promesse de beaux visionnages à venir !


A propos de Kévin Robic

Kevin a décidé de ne plus se laver la main depuis qu’il lui a serré celle de son idole Martin Scorsese, un beau matin d’août 2010. Spectateur compulsif de nouveautés comme de vieux films, sa vie est rythmée autour de ces sessions de visionnage. Et de ses enfants, accessoirement. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNJuC

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