[Entretien] Steven Lambert, Julien Abadie & Antoine Mocquet, auteurs de John McTiernan, cinéma total   Mise à jour récente !


Des plumes inspirées au service d’un maître du cinéma d’action ! La nouvelle collection La Forge de la maison d’édition Le Feu Sacré fait un début remarqué et prometteur avec John McTiernan : cinéma total, un essai riche et poétique consacré à un réalisateur vénéré des cinéphiles mais peu connu du grand public. A la fois court mais dense et multipliant les points de vue comme les styles, cet assemblage de textes ravit par sa fraîcheur et ses pas de côté au sein d’un paysage critique et théorique un peu ronronnant. Rencontre avec le directeur de rédaction Steven Lambert et les auteurs Julien Abadie et Antoine Mocquet.

Portrait en gros plan sur le visage de John McTiernan concentré.

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Le Dernier des Mohicans du Cinéma d’Action

Couverture du livre John McTiernan : cinéma total.

© DR

Cet essai sur le cinéma de John McTiernan possède une forme un peu baroque, assez éloignée des livres que l’on a l’habitude de lire sur les cinéastes et qui privilégient des approches plus classiques (chronologiques, thématiques ou autobiographiques). Racontez-nous un peu vos intentions derrière sa genèse.

Steven Lambert : En vérité, la genèse du projet remonte à plusieurs années. J’avais un projet d’écriture solo à propos de Thomas Crown (1999) qui ne s’est pas fait. J’avais tout de même envie de continuer à écrire sur John McTiernan, seulement je ne voulais pas faire ça seul. Le film en question aurait pu être une porte d’entrée pour parler d’autres films de McTiernan mais il y avait tellement de choses à aborder que je me suis dit : soit ça fera un trop gros livre, soit ce sera trop pour moi et je finirai par jeter l’éponge. J’ai donc demandé autour de moi quels seraient les écrivains qui pourraient écrire sur McTiernan, des gens avec une plume qui sort du lot et surtout un œil, un regard singulier. On m’a orienté vers Julien Abadie, que je ne connaissais pas, mais dont j’avais lu des choses. Il y avait aussi Yal Sadat qu’on m’avait conseillé et puis deux ou trois personnes que j’avais envie de faire travailler comme Aurélien Lemant, Arthur-Louis Cingualte et le directeur de la photographie Antoine Mocquet. Parce qu’en tant que directeur, on a envie de faire participer des gens qu’on souhaiterait lire. Donc, c’est avant tout mon goût qui s’exprime dans le choix de faire venir ces gens-là. Je n’avais pas envie de faire venir des universitaires ou des académiciens, plutôt des gens comme Antoine qui, peut-être parce qu’ils n’ont pas l’habitude d’écrire, peuvent amener un éclairage différent. Le casting s’est donc fait comme ça. Arthur-Louis, par exemple, convoque souvent la littérature étrangère ou la musique dans ses textes. Julien peut convoquer des choses qui sont de l’ordre des sciences appliquées, Aurélien Lemant sera plus lyrique, Nicolas Tellop vient du monde de la bande dessinée etc… Concernant la répartition des textes, l’idée n’était pas que chaque auteur se concentre seulement sur un film, plutôt que chacun choisisse une approche singulière et assez clairement identifiée. Par la suite, chaque auteur était assez libre de convoquer tel ou tel film. Donc on s’est beaucoup parlé afin que chacun se fasse une idée de l’approche des autres et se positionne. On pouvait même échanger les textes entre nous pour savoir sur quelle approche chacun partait. La forme du livre poursuit ce geste-là du “pas de côté” par rapport à ce que l’on a l’habitude de voir en librairie. Même s’il y a des éditeurs qui font déjà du très beau travail dans ce sens-là.

Antoine et Julien, avez-vous déjà réfléchi ou écrit sur McTiernan avant que l’on vous propose de participer ?

Julien Abadie : Me concernant c’était une vieille envie. Ça date de mon arrivée à Paris vers 2006. Je commençais à traîner avec les membres de Chronicart, Vincent Malausa, toute cette bande qui partageait mon amour pour McTiernan. J’avais vaguement commencé à écrire un livre à son sujet au Starbuck de Saint Lazare, mais ça n’a jamais vraiment abouti. A l’époque, ça me semblait une montagne d’écrire un livre ! Mais j’ai toujours gardé en tête cette idée d’écrire sur ce cinéaste. Et puis un jour, à la faveur, d’un post Facebook de Steven, je crois, j’ai exposé un squelette d’analyse du 13ème guerrier (1999) dans un court commentaire où j’expliquais que si les trois grands combats du film sont de plus en plus lisibles c’est dans le but de formaliser la maîtrise de l’espace et de la cosmogonie viking par le héros. A l’issue de ce commentaire, Steven m’a envoyé un message pour me demander si j’étais intéressé d’écrire là-dessus et j’ai évidemment dit oui ! 

Antoine Mocquet : Moi je voulais surtout écrire des analyses plus formalistes, choses que je ne trouvais pas tellement sur le cinéma qui est souvent traité de manière thématique. D’ailleurs, je me rends compte qu’il n’y a pas un grand souci de clarté formelle dans le cinéma français, en tout cas ce n’est pas à travers ce prisme là qu’on pourrait le définir. Du coup, j’avais envie de réfléchir à ça et il se trouve que les hasards de dates ont fait que Steven m’a proposé le livre au moment où j’ai commencé à être enseignant, j’enseigne la prise de vue. Ce n’est qu’une partie de mon travail, mais ça m’a fait me poser des questions de transmission plus que je ne le pensais ! Par exemple, expliquer à des gens qui ont 20 ans de moins que moi pourquoi un film de John McTiernan est plus clair qu’un film Marvel, pourquoi c’est plus lisible, pourquoi les enjeux sont transmis à l’écran sans le recours aux dialogues. J’aime beaucoup le cinéma de McTiernan mais je ne serais pas allé spécifiquement vers lui si Steven ne me l’avait pas proposé. Je crois d’ailleurs que je n’avais vu que la moitié de ses films. J’étais donc pas un grand connaisseur non plus, mais j’aimais beaucoup ceux que j’avais vus. C’était donc l’occasion de tous les voir, de trouver sur quel axe je voulais bosser, ce qui n’était pas du coup clair quand je suis entré dans l’aventure.

Predator hurle vers le ciel, dans la jungle, de nuit ; plan tourné par John McTiernan.

« Predator » de John McTiernan © DR

Certains textes sont très denses et méritent parfois plusieurs lectures pour être pleinement assimilés. Conseillez-vous de revoir la filmographie de McTiernan avant ou pendant la lecture ?

Julien : Personnellement, je pense toujours que les critiques doivent être lues après avoir vu les films : c’est plus intéressant de confronter son propre regard à celui de quelqu’un d’autre, on y puise toujours quelque chose qui nous emmène ailleurs. J’espère ce sera le cas pour les lecteurs de mon texte. J’ai été introduit au cinéma de John McTiernan par la bande de Mad Movies des années 2000, quand Rafik Djoumi était à la tête de la rédaction et c’est lui qui m’a un peu ouvert les yeux sur McTiernan. Je savais que son cinéma me passionnait mais c’est Djoumi qui a vraiment planté les petites graines du “ce n’est pas si simple que ça en a l’air”. C’est là que je suis rentré dedans et que j’y ai vu des résonances avec ma propre sensibilité. Depuis lors, j’ai toujours eu cette envie d’expliquer moi aussi pourquoi “ce n’est pas si simple”. J’ai envie que les gens regardent les films, lisent l’article et se dise “ah merde !” et retournent voir les films, fassent des arrêts sur image et se disent “ah oui il a raison ce con !” ou a contrario “non, là franchement, il exagère un peu !”.

Antoine : Les premiers textes que j’ai lus de Julien et d’autres m’ont fait revenir sur les films. Je pense également que mon texte est relativement chiant si tu ne vois pas les films. Parce que c’est un récit de spectateur.

Steven : Le problème quand on lit une critique avant d’aller voir un film, c’est que c’est toujours très abstrait. Ce qui est intéressant avec McTiernan, c’est que, si j’en parle à des gens autour de moi, ils ne voient pas qui c’est. Mais si je dis Predator (1987) ou Piège de cristal (1988) ils me disent : “Ah mais si je l’ai vu ce film !” C’est tout de même un cinéaste populaire. Donc quelqu’un qui a vu deux ou trois films de sa filmographie ne sera pas complètement perdu. Et puis, j’ai quand même la naïveté ou l’outrecuidance de penser que les textes se tiennent par une qualité que je qualifierai de littéraire. Même si Antoine pense que son texte est très sec si on n’a pas vu les films, je pense que, dans ce côté “sec”, il y a quelque chose d’un style qui marche quand même à la lecture. C’était aussi un pari du livre d’être de la critique de cinéma mais qui va un peu ailleurs. Du coup il peut y avoir une autre lecture qui peut être faite, indépendamment d’une lecture de recherche ou informative. Il y a des textes, par exemple, qui cherchent à semer un peu le lecteur pour le reprendre après. Mais, il y a tout de même des descriptions de séquences dans le texte de Yal Sadat ou dans celui de Julien. Même le texte d’Aurélien, centré uniquement sur Last Action Hero (1993), possède un déroulé donc on n’est pas complètement perdu.

Ce sont aussi des textes denses qui méritent d’être digérés pour en apprécier toute la saveur !

Steven : On nous l’a fait remarquer ! Même si le livre n’est pas très épais, il est quand même assez dense et ça invite à venir piocher dedans, d’autant que chaque auteur ne possède pas forcément les mêmes arguments et les mêmes approches sur les films. Il peut y avoir ce travail de montage qui peut être fait par la suite. C’était clairement volontaire de ne pas homogénéiser les textes, au contraire on voulait aller vers ce côté un peu contradictoire.

Plan de Rollerball de John McTiernan où deux sportifs jouent du coude vêtus comme des joueurs de hockey avec des éléments de football américain.

« Rollerball » de John McTiernan © DR

Peut-on dire que John McTiernan, parce qu’il est un cinéaste de la clarté et de la lisibilité de l’espace et du monde, est le “Dernier des Mohicans” du cinéma d’action hollywoodien dont le style s’est depuis largement fragmenté.

Julien : Clairement ! Et le fait que ce soit un film comme Rollerball (2002) qui l’enterre, disons, c’est un joli symbole ! Parce qu’il contient justement une critique de cette société qui, comme le film, croule sous les images. Donc oui, c’est le dernier des Mohicans d’une époque qui est complètement révolue. Peut-être même qu’aujourd’hui ça n’aurait pas grand sens de faire un cinéma qui se présenterait sous cette forme très lisible. On n’est plus dans cette époque en fait. Celui qui nous a annoncé ce qui venait et qui en a fait son œuvre c’est Tony Scott, qui est pour moi le “négatif” de McTiernan. Ce sont les longues focales contre les courtes focales ! Ce sont deux grands stylistes, mais complètement opposés. Je revois les films de McT en ce moment parce que je m’apprête à les montrer à mon gamin de 10 ans et c’est fou comme ils sont confortables. Tu y entres facilement parce qu’il y a un vrai plaisir de cinéma qui circule, de lisibilité de la mise en scène. Tu habites le film en fait, mais quelque part ça ne correspond plus à la façon dont on habite le monde aujourd’hui. Donc, il est peut-être parti quand il le fallait. En tout cas, il y a une étrange conjonction qui s’est produite. À mes yeux – je l’écris dans le livre – le cinéma d’action contemporain a perdu le temps, les corps et le monde : plonger dans le cinéma de McTiernan, c’est retrouver les trois. Il y a effectivement quelque chose de cet ordre. Quand on regarde ses films aujourd’hui, c’est presque avec une certaine nostalgie pour un cinéma encore “visible”, où l’on comprenait facilement ce qu’il se passait. Mais attention : cette relative simplicité est accompagnée d’une grande finesse ! Dans A la poursuite d’Octobre Rouge (1990) son traitement du conflit Est/Ouest est traduit avec une grande subtilité, tout comme dans Predator sa façon d’aborder les relents du Vietnam, ou dans Last Action Hero qu’il transforme discrètement en un dernier adieu à un père parti trop tôt. Bref, le dernier des Mohicans oui, mais en réalité, il était déjà à part à l’époque. Il suffit de comparer le premier Die Hard avec le deuxième. Déjà enfant, je me rendais compte qu’il y avait quelque chose qui clochait entre les deux films. Inconsciemment, je sentais que ce n’était pas le même réalisateur derrière la caméra ! Quand, plus tard, je suis allé voir Une journée en enfer (1995) j’avais 15 ans et je découvrais à peine la notion d’auteur d’un film. Et pourtant, alors que le film était très différent, j’ai immédiatement retrouvé certaines des intentions cinétiques et cinématographiques du premier. En termes de mise en scène de l’action, je le mets au-dessus de Cameron, de Verhoeven et des autres. Son cinéma dégage une extraordinaire sensation de fluidité, de facilité. Je crois qu’il ne storyboarde même pas ses scènes. Il a un rapport au langage cinématographique qui est presque inné.

Antoine, ton texte propose également une analyse formelle du cinéma de John McTiernan dans laquelle tu parviens à lier ses films entre eux autour de pures notions d’espaces, est-ce que tu partages le point de vue de Julien ?

Antoine : Pour moi, McTiernan c’est à la fois un architecte et un ethnologue. D’abord un architecte parce que c’est un formaliste, un cinéaste qui trace des lignes et je crois qu’on est plusieurs à le signaler dans le livre. Il trace des lignes mais tu ne les parcours pas avec les yeux, c’est la caméra qui les parcourt pour toi. Ethnologue ensuite, parce ces lignes vont servir à relier des choses entre elles. C’est l’axe que j’ai assez vite réussi à identifier : McTiernan utilise des lignes pour rapprocher. On a montré A la poursuite d’Octobre Rouge au public de Montreuil avec Steven et Yal en affirmant que McTiernan était un cinéaste de la paix. Pour moi, on le constate à partir de Predator et jusqu’au 13ème guerrier (John McTiernan, 1999) période où il explore ce schéma qui consiste à tracer une ligne entre deux ennemis comme dans Predator, ou des lignes entre des personnes qui n’ont rien en commun et qui vont devenir amis comme dans le 13ème guerrier. C’est la démarche de l’ethnologue qui va vers l’autre et qui essaie de le comprendre. Donc qu’il arrive à lier une clarté formelle avec ce thème récurrent, en allant aussi bien sur des choses intimes comme Thomas Crown que la guerre froide avec A la poursuite d’Octobre rouge. Je ne vois pas trop d’équivalent dans le cinéma, parce que c’est à la fois populaire et en même temps il y a un discours avec une certaine portée. C’est tout simplement un cinéaste quoi !

Il commence sa carrière de cinéaste assez tardivement à 35 ans, que fait-il avant ça ?

Julien : Comme tout cinéaste il nourrit son cinéma de ses expériences personnelles. Son père était apparemment chanteur d’opéra et avait un problème de surdité. Toutes ces scènes où des femmes murmurent à l’oreille d’un personnage masculin ou ses références à l’opéra viennent de là. Pour lui, l’opéra c’est avant tout du son, une musicalité et le film idéal, selon lui, c’est celui qui peut se passer de la parole. Je ne dirais pas qu’on peut aller jusqu’à regarder ses films sans le son, mais ce qui est sûr, c’est que, chez John McTiernan, c’est avant tout la caméra qui raconte l’histoire. Et ça c’est devenu rarissime. Évidemment, ses études d’anthropologie ont également joué un rôle important dans les sujets qu’il a choisi. On pourrait en parler des heures. Pour autant, je ne crois pas l’avoir beaucoup entendu parler d’anthropologie en interview…En revanche, il parle de temps en temps de son rapport à son professeur de cinéma, Ian Kadar, qui lui a appris à mémoriser des scènes et même des films en entier. On pourrait dire qu’il faisait ses gammes comme un pianiste. Il vivait dans un monde d’images. 

Steven : Quand on lit les entretiens que McTiernan a donné, c’est étonnant de voir que, malgré le fait que ce soit un réalisateur américain de films d’actions, il cite énormément d’influences de la culture européenne, d’Europe de l’Est ou d’Italie par exemple. Julien parlait de l’opéra, mais quand il parle de ses années de formation, c’est à chaque fois en citant Bertolucci, Truffaut, etc. Plus souvent des films que des réalisateurs d’ailleurs. Il cite souvent Le Conformiste (Bernardo Bertolucci, 1970) qui lui a fait comprendre que la caméra pouvait être un narrateur actif dans un film, avoir son propre point de vue sur ce qui se passe, elle ne se contente pas simplement de filmer ce qu’il y a devant elle. C’est donc quelqu’un qui se réclame souvent de révélations esthétiques amenées par la culture européenne et découvert pendant ses études. Ce sont des références que l’on n’entend presque jamais dans les interviews des réalisateurs d’action américains contemporains.

Samuel L. Jackson et Bruce Willis, regarde par dessus un pont dans le film Une journée en enfer de John McTiernan.

« Une journée en enfer » de John McTiernan © DR

C’est vrai que John McTiernan a beau être américain, on est tenté de lui prêter une sorte d’aura de réalisateur européen, que ce soit pour sa manière sophistiquée de traiter le cinéma d’action mais également pour ce regard critique qu’il semble porter sur la société américaine. 

Julien : En effet c’est quelqu’un d’extrêmement cultivé, plus cultivé que la moyenne à Hollywood. D’ailleurs, il a souvent fustigé l’inculture des gens qui l’entouraient. Après le tournage de Basic (2003), son dernier film, il racontera en interview que les producteurs qui venaient sur le plateau trouvaient incroyablement innovant cette façon de déconstruire le récit avec des flashbacks et des flashforwards sans savoir que Kurosawa l’avait fait déjà fait 50 ans plus tôt dans Rashomon (1950) ! Dans une scène de Thomas Crown où une classe est en train de visiter le musée avec de grandes œuvres impressionnistes, un enfant lève la main avec une seule question en tête : combien coûte le tableau ? McTiernan a clairement dit en interview qu’il avait ajouté cette scène pour fustiger le rapport bassement pécuniaire que la société entretient avec l’art. Ce n’était pas pour autant du mépris hautain : il y a chez lui un profond amour pour les petites gens et pour leur savoir, il l’a souvent prouvé. Je pense à cette scène d’Une journée en enfer où c’est le conducteur de camion qui trouve le nom du 21ème président des USA. Ce qu’il moque, c’est l’inculture des puissants.

Les déboires de McTiernan avec la justice dans les années 2000 sont la seule raison pour expliquer cette carrière écourtée ou bien il y a également une volonté du réalisateur de s’affranchir d’Hollywood ? Est-on en droit d’espérer un nouveau film de John McTiernan dans les années à venir ?

Julien : Je pense que si demain un producteur européen débarque et qu’il met un chèque sur la table, il réalisera un film. Un peu à la manière de Paul Verhoeven qui a pu avoir une troisième carrière en Europe. Donc oui je pense qu’il en referait un avec plaisir, mais je ne sais pas si ce serait souhaitable. Ses interviews récentes, si elles témoignent d’un homme en pleine capacité intellectuelle et artistique, montrent aussi que sa condamnation pour parjure et son emprisonnement pendant un an ont fracturé quelque chose en lui. Depuis sa condamnation il semble avoir développé un rapport un peu paranoïaque au monde qui l’entoure et à ses créations.

D’ailleurs son rapport aux producteurs a souvent été tumultueux, sa filmographie est jalonnée de mésententes et de mésaventures à cet endroit.

Julien : Oui et cela peut aboutir à des déchirements comme la fin rejetée d’Une journée en enfer ou le charcutage du 13ème guerrier par son producteur Michael Crichton. Même si, dans le cas de ce dernier, le film reste superbe en l’état. Tu ne peux pas te débarrasser complètement d’un chef-d’œuvre. Il était déjà là à l’intérieur du premier montage, et tu as beau le couper dans tous les sens, il existera toujours.

Arnold Schwarzenegger en costume d'époque, tient un crâne dans sa main comme Hamlet dans Last Action Hero réalisé par John McTiernan.

« Last Action Hero » de John McTiernan © DR

Avec seulement onze films, McTiernan possède une filmographie très ramassée. Est-ce que cela conditionne et facilite la conception d’un tel essai ?

Antoine : Alors je n’avais pas pensé à ça mais c’est vrai qu’il il tourne à peu près un film tous les deux ans dans les années 1980/90, et il travaille à chaque fois la même partition que ce soit sur un plan formel ou même thématique. Cette histoire de la proie, de la chasse, le fait de s’intéresser à l’autre etc. Il va décliner presque exclusivement ces thèmes là pendant cette période. Là ou d’autres cinéastes seraient peut-être passés à autres choses, lui non ! Forcément, aujourd’hui, comme il y a plus de geste créatif de sa part, on ne sait pas à quoi il pense et ce qu’il aurait pu potentiellement traiter comme nouveaux sujets s’il avait continué à faire des films dans les années 2000 et 2010.

Julien : Je n’y avais jamais trop réfléchi mais en effet une douzaine de films c’est vraiment peu. Je me rends compte que ça aide beaucoup. Parce que, comme le dit Antoine, les cinéastes ont des périodes. Tu prends un type comme Spielberg, tu peux quasiment découper sa carrière en décennie, et chaque décennie pourrait faire l’objet d’un bouquin avec sa cohérence. McTiernan ce n’est pas ça. Il n’y a pas de période. Il y a une ligne qui, quelque part, l’emmène assez naturellement vers deux films : Rollerball qui est formellement déconstruit et Basic qui est narrativement déconstruit. Tout ça alors qu’on est parti de l’extrême visibilité et l’apparente simplicité d’un Predator. C’est d’une cohérence assez frappante ! Et ça aide énormément quand tu rentres dans un livre comme ça, parce que tu sais que tous les films sont les pièces du puzzle et tu peux assez facilement reconstituer la ligne. Même un pas de côté comme Medecine Man peut être vue comme une petite incise, pareil pour Last Action Hero qui est quand même très bizarre dans son corpus. Mais même là, tu arrives toujours à les rattacher à la ligne directrice. Ce n’est pas forcément évident pour tous les cinéastes. Quand j’ai écrit sur Verhoeven, c’était un peu plus acrobatique de réussir à connecter sa période hollandaise avec sa période américaine par exemple. Avec un cinéaste comme John McTiernan, tout s’emboite ! Tu ne laisses aucune œuvre sur le côté. Le regret que j’ai sur le livre c’est que Rollerball aurait mérité un article à part entière. Je m’attendais à ce que quelqu’un d’autre en parle, sinon Steven je te l’aurai proposé ! Ce n’est pas un bon film en soi, mais il est absolument passionnant au regard de la carrière de McTiernan et de ce qu’il a essayé d’y faire. Je trouve que c’est un film très stimulant, beaucoup plus en réalité que l’original des années 1970, parce qu’il pose énormément de questions formelles. 

Si vous deviez aborder un.e réalisateur.trice dans le cadre d’un essai de ce style, ce serait qui ?

Julien : Dans mes rêves les plus fous, j’aurais voulu faire une analyse comparée entre la verticalité de Tony Scott et l’horizontalité de McTiernan ! Une sorte de portrait croisé entre les deux réalisateurs au travers duquel le Hollywood des années 80/90 se serait dessiné. Sinon James Cameron peut-être, car il n’a pas encore eu droit à de beaux livres théoriques. Cela étant, j’aime beaucoup l’idée d’écrire sur un seul film comme j’ai pu le faire sur Speed Racer (Sœurs Wachowski, 2008) je trouve ça très stimulant. Et du coup je pense à un film documentaire qui s’appelle Threads (Mick Jackson, 1984) qui est une sorte de docu-fiction de la BBC et qui traite de ce qu’il se passerait en cas de crise atomique. C’est un film absolument foudroyant, très dur, un véritable OVNI et on pourrait en dire beaucoup de choses.

Antoine : Moi j’irais plus dans le cinéma anglais et sur des questions formelles comme le montage chez Nicholas Roeg ou encore Edgar Wright, un cinéaste un peu américanisé mais avec lequel on pourrait aller chercher beaucoup d’idées sur le montage. Dans des registres complètement différents il y aurait Šarunas Bartas mais c’est un autre cinéma. Voilà, pour une réponse improvisée c’est déjà pas mal !

Steven : Je suis un écrivain par défaut, c’est pour ça que j’édite des livres et que je ne les écris pas ! Mais je sais par exemple qu’il y a un livre sur lequel on a prévu de travailler dans la structure où je suis maintenant qui sera sur Bob Fosse. Parce que la comédie musicale est un genre qui est, finalement, assez proche du cinéma d’action et c’est également un autre réalisateur sur lequel rien n’a vraiment été écrit. Il y a beaucoup de biographies parce que sa vie est assez connue mais quasiment rien sur ses films. Puis la comédie musicale c’est vraiment un genre qui est tombé en désuétude. Il revient un petit peu plus à travers du cinéma d’auteur ou indépendant mais ce n’est plus la forme populaire qu’elle a été. Donc je travaillerais bien ça mais plutôt sous une forme d’interview où je pourrais facilement faire disparaître ma voix sous la voix de quelqu’un d’autre. Mais je serai ravi de lire ce que Antoine ou Julien et d’autres contributeurs du livre écriront pour la suite !

Propos de Steven Lambert, Julien Abadie & Antoine Mocquet
Recueillis et retranscrits par Clément Levassort


A propos de Clément Levassort

Biberonné aux films du dimanche soir et aux avis pas toujours éclairés du télé 7 jours, Clément use de sa maîtrise universitaire pour défendre son goût immodéré du cinéma des 80’s. La légende raconte qu’il a fait rejouer "Titanic” dans la cour de récré durant toute son année de CE2 et qu’il regarde "JFK" au moins une fois par an dans l’espoir de résoudre l’enquête. Non content d’écrire sur le cinéma populaire, il en parle sur sa chaîne The Look of Pop à grand renfort d’extraits et d’analyses formelles. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riSjm

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