Le Franc Tireur


Invisible sur les écrans français de 1972 à 2002, Le Franc-tireur (Jean-Max Causse & Roger Taverne, 1972) est un film en quelque sorte sulfureux – car anti-gaulliste – qui mérite d’être redécouvert à la faveur d’une belle réédition d’Extralucid. Un long-métrage maudit dont il nous fallait forcément parler…

Deux hommes sont cachés derrière des roches grises, armés, dans le film Le franc-tireur.

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L’Armée des Sombres

L’histoire derrière Le Franc-tireur est peut-être plus romanesque encore que le film en lui-même tant elle démontre une censure sans pitié à l’œuvre dans le cinéma d’après-guerre. Des raisons économiques expliquent aussi la mise à l’écart du seul et unique long-métrage de Jean-Max Causse et Roger Taverne puisque la société de production l’ayant financé a fait faillite dans la foulée, ne pouvant soutenir une sortie en bonne et due forme. Mais c’est bel et bien le propos du long-métrage qui gênât les directeurs de festivals et les distributeurs : comment, dans les années 70, remettre en cause l’image héroïque des résistants et des maquisards ? Les réalisateurs se défendront du mieux possible pour justifier de montrer y compris les bassesses de ces hommes, rien n’y fera. Ce n’est qu’après la mort de Philippe Léotard en 2001 que six copies seront diffusées dans les cinémas français en catimini, grâce à une copie sauvegardée par l’un des cinéastes. Drôle de trajectoire donc pour un film qui, à l’aune de 2024, ne parait plus si subversif que cela. Ou plutôt, disons que la réalité nous a habitués à bien pire de nos jours.

Philippe Léotard regarde l'horizon, un fusil entre les mains, devant une paroi de pierres grises dans le film Le franc-tireur.

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En juillet 1944, après le Débarquement de Normandie, les Nazis souhaitent, à défaut de s’en sortir avec les alliés, finir le travail et anéantir les maquisards dans le Vercors. Michel Perrat, qui pensait avoir trouvé la bonne planque en se réfugiant chez sa grand-mère non loin de là, est rattrapé par la guerre et se joint à un groupe de maquisards qui entreprend de traverser les montagnes pour échapper aux soldats allemands. Trois jours et trois nuits de suspense les attendent alors. Les réalisateurs ont assumé avoir été guidé par une volonté de cinéma : les décors du Vercors leur ont évoqué des paysages de western et les ont renvoyés à des classiques du genre tel que La Chevauchée fantastique (John Ford, 1939). De fait, la quête des personnages évoque une intrigue qui pourrait être celle d’un western, avec les grandes étendues, les conflits intérieurs, la menace étrangère. Tout est là pour décalquer les principes du genre américain sur un film historique français, et cela fonctionne terriblement. Les décors sont magnifiés par une jolie mise en scène – classique, voire académique, mais maitrisée y compris dans les changements de rythme nombreux du film.

Le Franc-tireur, au-delà des polémiques de l’époque de sa sortie, est en tous les cas un récit de guerre atypique, qui rejoint les tentatives de lecture historique rejetant la glorification sans recul qu’ont pu mener Jean-Pierre Melville (L’armée des ombres, 1969 sur la Résistance), Pierre Schoendorffer (La 317e section, 1965 sur la guerre d’Indochine), ou Yves Boisset (R.A.S., 1973 sur la guerre d’Algérie) à peu près à la même époque. Le film prend le temps de nous faire observer, de nous faire écouter et de nous lier à ces hommes qui, comme on le disait, sont montrés comme tels, non comme des héros. Cette absence d’iconisation est à la source du malentendu sur l’œuvre et ré-ouvre les plaies de 39-45. Le Vercors ayant été un territoire abandonné par De Gaulle, pendant puis après la guerre, il est évident que le sujet et son traitement ne pouvait pas passer inaperçu aux yeux du pouvoir et de ses héritiers, en pleine écriture du roman national. Toutefois près de trente années après le conflit, une génération interroge, notamment via ce film, la mémoire de celle l’ayant précédée, et le mythe de la France résistante et valeureuse s’effrite. C’est dans cette volonté que Le Franc-tireur puise sa force, son aspect quasi documentaire par endroits – l’usage de la voix-off introductive et conclusive – donnant au long-métrage une valeur de document.

Coffret Blu-Ray du film Le franc-tireurs distribué par Extralucid Films.Philippe Léotard porte cette ambivalence – son personnage n’est ici que par opportunisme et s’avère pragmatique pour sa propre survie – avec brio. L’acteur écorché vif trouve ici son premier rôle-titre sous les conseils de François Truffaut qui l’avait dirigé pour de petits rôles, dans Domicile conjugal (1970) entre autres. Ses yeux plissés d’un bleu puissant et sa voix rauque – pas encore cisaillée par les excès – incarnent à merveille cette déconstruction du héros tel qu’on se l’imaginait alors. Qu’il soit filmé de près ou qu’il soit à l’arrière-plan, il habite le long-métrage de sa présence. Roger Riffard, Roger Lumont ou Lucien Hubert complètent le casting avec justesse, et c’est ici l’occasion, pour les fans de Kaamelott (Alexandre Astier, 2005-2009), de voir un tout jeune Serge Papagalli, interprète du culte Guethenoc. La copie rendue par Extralucid Films les met en valeur ainsi que la belle mise en scène de Jean-Max Causse et Roger Taverne. Un travail fourni de restauration a été fait et c’est un véritable plaisir de découvrir ce film aujourd’hui. Son caractère inédit faisant du visionnage un authentique voyage dans le temps, un témoignage inédit sur une guerre que le cinéma a couvert en long, en large et en travers. L’éditeur choisit d’ailleurs d’assumer l’aspect scandaleux du film en ouvrant le débat dans ses suppléments : des historiens viennent appuyer l’idée que tous les Français n’étaient pas des Jean Moulin, y compris dans les rangs de la Résistance, tandis que les réalisateurs abordent les difficultés rencontrées sur le tournage et au moment de la sortie. Il vous faut donc découvrir ou revoir ce film qui, avec une approche subtile, met le doigt sur des travers que l’on goûte encore en 2024, où l’humain n’a rien appris du passé et où les vérités sont mises à mal.


A propos de Kévin Robic

Kevin a décidé de ne plus se laver la main depuis qu’il lui a serré celle de son idole Martin Scorsese, un beau matin d’août 2010. Spectateur compulsif de nouveautés comme de vieux films, sa vie est rythmée autour de ces sessions de visionnage. Et de ses enfants, accessoirement. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNJuC

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