Le programme Aux Frontières du Méliès, porté par notre partenaire le cinéma Le Méliès à Montreuil (93) porte particulièrement son appellation en projetant, le samedi 2 novembre à 20h30 lors d’une séance que nous aurons le plaisir de présenter, le hors-normes Audition (Takashi Miike, 1997) : critique d’un petit chef-d’œuvre de cinéma de genres, toujours aussi remuant près de 25 ans après sa sortie.
L’âme sœur
50 films, au bas mot. Un score qui rivalise autant avec ces maîtres du cinéma qui ont tourné, tourné, tourné à une époque où ça tournait, tournait, tournait (John Ford, Alfred Hitchcock) qu’avec les briscards du bis et du Z qui ont gâché de la péloche comme on aimerait cumuler les comptes épargnes (Joe d’Amato, Bruno Mattei). Sans oser dire qu’il est à mi-chemin entre les deux types, Takashi Miike a réalisé des films excellents, peut-être même des chefs-d’oeuvre dans leur domaine ; il partage néanmoins davantage avec les artisans du cinéma d’exploitation – pour ceux qui sont le mieux lotis créativement – une capacité à travailler dans des sensibilités et des genres fort divers. Du film de yakuzas azimuté (Ichi the Killer, 2001) au chambara (13 Assassins, 2010), en passant par le western “sukiyaki” (Sukiyaki Western Django, 2007) et le drame (Bird people in China, 1998), Miike est un Takeshi Kitano borderline, méprisant les tabous, les carcans, sevré au cinéma populaire, à l’underground, ne faisant fi que de sa propre créativité, ouvrant très largement la voie à des cinéastes plus ultérieurs comme Sono Sion, et damant le pied de la liberté de tons et de registres sur laquelle les Sud-Coréens ont tant fait leur gloire à l’échelle mondiale. Le distributeur Splendor Films a proposé plus tôt cette année une de ses trilogies phares Dead Or Alive – 1999, 2000, 2002 trois longs-métrages avec les mêmes comédiens et des histoires sans lien entre elles, dans des univers là aussi différents du gangster à la sciene-fiction post-apocalyptique – pour une ressortie 4K confidentielle mais bienvenue qui permettait de remettre le pied à l’étrier de ce cinéma inclassable. Le cinéma Le Méliès, à Montreuil en Seine-Saint-Denis, un fidèle partenaire de Fais Pas Genre, nous fait le plaisir de nous permettre de voir un autre Miike sur grand écran le 2 novembre à 20h30. Et pas n’importe lequel puisqu’il s’agit, selon l’humble avis de votre serviteur (qui aura la charge d‘introduire la séance le 2) d’un petit chef-d’œuvre de son genre (ses ?) : Audition, sorti en 1999. Ouvrage on ne peut plus culte de son auteur de par son dispositif, son concept, sa violence… Peut-être surtout à très juste titre, tant il révèle un cinéaste au sommet de ses compétences.
4 plans. Cela suffit à Takashi Miike pour placer toute la sève de son film, ou du moins de sa première partie… Shigeharu est veuf. Sa jeune femme décède d’une maladie inconnue, et il élève seul son garçon. Tout est en place en une poignée de secondes, montre en main, dans un modèle d’épure et de narration audiovisuelle : Audition, se place tout d’abord en mélodrame appuyé, presqu’à l’eau de rose. Quelques années plus tard, le fils de Shigehraru lui-même semble las de voir son père se morfondre dans un deuil impossible. Il incite son paternel à trouver quelqu’un… C’est alors qu’un ami protecteur de film a cette idée à la fois malsaine et amusante d’organiser un faux casting pour une série télévisée, dont Shigeharu serait le faux directeur cast. Parmi celles qui défilent, la jeune Asami lui tape dans l’œil. Il entame un flirt avec elle, ignorant les pressentiments de son ami producteur qui lui révèle qu’aucune des références qu’elle a mises en avant dans son CV n’est vérifiable. Le veuf croit vivre une seconde vie, il la propose en mariage… Il ne faut point en écrire davantage sous peine de détruire le film pour quiconque pourrait s’y projeter sans aucune connaissance de cause. On peut se limiter à dire que le récit bifurque, avec une habileté que l’on pourrait ne pas soupçonner si on a des têtes des œuvres histrioniques et excitées que Takashi Miike a pu réaliser auparavant, en parallèle, depuis. Car Audition est un film méticuleux. C’est même un remarquable exemple de comment on fait grimper une tension, dans l’écriture autant que dans la mise en scène, avec un cinéaste qui fait preuve d’une remarquable retenue dans le sens de son intention. Le film n’est pas pudique, loin de là (celles et ceux qui ont vu apprécieront l’euphémisme), que ce soit dans la partie sentimentale ou dans l’autre : c’est Takashi Miike qui l’est, dans le sens où il construit deux imaginaires successifs, passe de l’un à l’autre avec méthode, ponctualité, gestion confiante du rythme. Le cinéaste sait ce qu’il réserve, et la route qu’il prépare pour le spectateur. Il est précis dans son approche comme une aiguille sur une peau qui ne vise pas à tuer, ou pas tout de suite… Jusqu’à la bascule cauchemardesque.
25 ans après sa sortie, cet OFNI n’a rien perdu de sa force de mètre-étalon, tout comme de sa puissance dramaturgique – rappelons qu’il est adapté d’un roman de Ryu Murakami, pas le dernier en ce qui concerne des atmosphères dérangeantes – et formelle. Disons qu’il pourrait être montré dans les écoles de cinéma, à condition de quelques avertissements… Et le revoir en 2024, à l’aune de la solitude contemporaine, notamment sentimentale, nourrit de curieux échos. A l’ère des IA, des deep fakes ou des algorithmes de rencontre, l’Autre n’a peut-être jamais semblé aussi proche et inquiétant, à portée de main et inconnu, humain et irréel. En Bovary nippon, Shigeharu, malgré son aspect archétypal, pourrait bien être l’allégorie d’un sentimentalisme abruti par la culture, aveuglé par un fantasme morbide (car macéré dans un deuil non-fait), tout comme d’une vieille vision de l’homme dans une société patriarcale, où tout semble possible pour celui qui est du bon côté des sexes… La vengeance, dans Audition, serait alors un plat qui se croque particulièrement brûlant, et à l’issue troublante, acerbe et cruelle.