En 2019, le réalisateur Jonathan Millet apprend, par plusieurs de ses contacts syriens, l’existence d’une cellule secrète de réfugiés en Europe, des espions qui traquent d’anciens membres du régime de Bachar el-Assad, pour se venger et les livrer à la justice. De cette folle histoire, il en tire un long-métrage d’espionnage, qui mélange géopolitique et débat intérieur, Les Fantômes.

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Le sixième sens
Hamid (Adam Bessa) a été torturé pendant plusieurs mois dans la prison militaire de Saidnaya par des bourreaux du régime syrien qui assassinent sa femme et sa fille. Il est relâché et fuit le pays pour s’installer en Europe. Le temps passe et il rejoint une cellule composée d’autres réfugiés, qui jouent les apprentis espions dans le but de retrouver leur bourreau surnommé “Le Chimiste”. Cette traque le mène à Strasbourg, au cœur des camps de réfugiés et de la diaspora syrienne… Le premier point qui me frappe en voyant Les Fantômes, c’est la documentation précise et exigeante dont dispose le film. Les péripéties d’Hamid, en tant qu’exilé politique, sont parfaitement relatées et l’on subit avec lui l’enfer de l’administration française, la recherche constante d’autres réfugiés et les déplacements de camp en camp. Il faut dire que le réalisateur, qui vient du documentaire politique – avec notamment le captivant Ceuta, Douce prison (2012) – a passé plusieurs années en Syrie et en Europe pour se renseigner sur les conditions de vie de ces exilés. Pourtant, le cinéaste, qui a suffisamment de connaissances pour représenter une grande fresque d’espionnage à l’échelle mondiale, choisit de resserrer son cadre au maximum. Il dévoile la véritable histoire de cette cellule secrète, d’un point de vue unique, celui d’Hamid.

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Ce choix audacieux donne toute sa saveur au long-métrage qui joue sur plusieurs tableaux à la fois. Il est à la fois un film d’espionnage, avec ses séquences de filatures urbaines, ses réunions secrètes et ses fausses identités. Mais il est également un grand film sur l’invisible et l’intériorité : en se plaçant uniquement du point de vue d’Hamid, on n’a accès qu’à une partie des informations de l’histoire, celles dont disposent l’espion en herbe. Puisque ce dernier n’a jamais vu le visage de son tortionnaire, il doit s’en remettre à ses autres sens pour le traquer, en se souvenant du bruit de ses pas sur le sol ou de l’odeur de son cou. Ce procédé, qui place le regard en retrait – ce qui pourrait sembler anti-cinématographique – est pourtant utilisé avec brio par le cinéaste travaillant d’autant plus ses effets sonores, à l’instar de ce que l’on a pu voir dans The Guilty (Gustav Möller, 2018). Le moindre bruit est décuplé, que ce soient des chuchotements derrière des portes ou des mastications lors d’un interrogatoire au restaurant, tandis que la bande originale composée par le talentueux Yuksek augmente le niveau de ses nappes électroniques au fil du récit pour représenter la paranoïa grandissante du protagoniste. Hamid se demande sans cesse si l’homme qu’il suit est coupable ou non, et puisque son point de vue contamine le film, il impose ce même doute au spectateur. On reste sur le qui-vive à analyser la moindre des phrases de son adversaire, à l’épier tout autant que le protagoniste, pour savoir si oui ou non ce dernier est un tortionnaire brutal ou un simple étudiant en chimie de Strasbourg.

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Hamid a beau être loin de la Syrie, il sait pourtant que le conflit lui colle toujours à la peau, que les agents du régime d’El-Assad sont partout en Europe : il fait donc attention au moindre de ses mots. Lorsqu’il joue à des jeux vidéo – pour discuter discrètement avec d’autres espions – ce sont des jeux qui représentent la guerre au Moyen-Orient. Sa propre chambre ressemble à une cellule de prison, une manière de signifier qu’il n’est pas véritablement sorti de ce traumatisme. Le titre cryptique du film, Les Fantômes, fait à la fois référence aux spectres – que sont les agents secrets et les tortionnaires qui vivent cachés en Europe – et aux morts que l’on pleure, la famille d’Hamid et les migrants que la société refuse de voir. Cette notion de double sens est particulièrement importante au sein du récit puisque Hamid est sans cesse tiraillé dans deux directions opposées. Une vie calme, pour enfin faire son deuil, qui est représentée par une femme Yara (Hala Rajab) et une vengeance brutale, représentée par une autre femme, l’espionne Nina (Julia Franz Richter) – en discutant d’ailleurs avec Jonathan Millet lors de son passage au Festival de La Rochelle, il me révélait que cette dernière récite l’intégralité de ses dialogues phonétiquement, puisqu’elle ne parle pas un mot de français, une manière de donner une étrangeté supplémentaire à ce monde de faux-semblants… La dualité abordée précédemment se révèle omniprésente, Hamid étant mis en résonance avec son adversaire. Tandis que le protagoniste est seul, à s’enfermer dans cette idée de vengeance, il doit observer son potentiel ancien tortionnaire réussir ses études, rencontrer une femme et se balader sur le marché de Noël...
En faisant le choix d’un film qui refuse le misérabilisme, Millet redonne à ses personnages une humanité et l’espoir d’une vie meilleure. Sa mise en scène n’est jamais grossière et il fait en sorte de laisser les corps torturés dans le hors-champ. Les rares fois où la violence carcérale apparaît, c’est par le biais d’enregistrements audios, qui permettent alors d’éviter toutes grossièretés visuelles, et de redonner la parole aux victimes. L’interprète d’Hamid, Adam Bessa, livre une performance toute en subtilité et ambiguïté, qui donne de l’épaisseur à ce spectre vengeur. Il est le personnage qui parle le moins du film, et utilise donc son corps pour révéler les dilemmes qui l’habitent. Il réussit à inquiéter et émouvoir les spectateurs, alors même que son objectif reste secret pendant une grande partie du film. En travaillant sur ses traumatismes, il se dévoile à nos yeux en même temps qu’il se répare. À tel point que lorsque le générique arrive, on souhaite de tout cœur que ce fantôme puisse lui aussi faire son deuil.