Caligula – The Ultimate Cut


Le film maudit de Tinto Brass fait l’objet d’une nouvelle version, en salles en France depuis juin. Alors qu’on ne pouvait s’y rendre qu’au titre de la curiosité de voir un objet de culte très moyen sur grand écran, la transformation du projet par Thomas Negovan a réussi l’exploit de faire d’une série B ratée un chef-d’œuvre impérial qui hante bien après sa projection : critique de Caligula – The Ultimate Cut.

Gros plan sur le visage songeur, déterminé, de Maclcolm Mc Dowell devant une roche, dans le film Caligula - The Ultimate Cut.

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Quel artiste meurt avec moi !

L’enfer du cinéma est pavé de chefs-d’œuvre ratés, dont les râles peuvent poursuivre le septième art longtemps après leur tentative de conception. Cette typologie des films maudits est un fantasme à part entière qui place la cinéphilie face à cette épistémologie : qu’est-ce qu’un film achevé ? Dans quelle mesure n’est-il pas stérile, de la même manière que certains historiens fustigent les uchronies, de songer à ce qu’aurait pu être l’œuvre, voire de la recomposer ? Quelle place de la réalisatrice ou du réalisateur concerné face au matériau restant, quelle responsabilité ? On constate un peu rapidement deux axes de réponse. Plusieurs films maudits n’ayant pu être achevés ont fait l’objet de documentaires avec un recul souvent tel qu’il est difficile d’y voir seulement une manière de retomber sur leurs pattes financièrement (tout au plus de limiter la casse). Il s’agit bien de faire aboutir, de donner naissance nonobstant la douleur, bien que ces documentaires soient conçus par des individus qui ne sont pas les cinéastes concernés : pensons à Lost in la Mancha (Keith Fulton & Louis Pepe, 2002) sur le Don Quichotte de Terry Gilliam première version, L’enfer de Henri-Georges Clouzot (Serge Brumberg & Ruxandra Medrea, 2009), Jodorowsky’s Dune (Franck Pavich, 2013). La seconde stratégie est le remontage. Là encore, on peut s’étonner que ce dernier ne soit toujours pas le fait de l’artiste initial, la mort du réalisateur entre-temps étant évidemment une raison plutôt valable. Dans ce cas le remonteur peut être une personne initialement liée au projet, du moins le clame-t-elle, se basant ainsi sur une volonté ante-mortem du cinéaste – ce serait le cas de Peter Bogdanovich sur De l’autre côté du vent (Orson Welles, 2018) et de Grigori Alexandrov sur ¡Que viva México! (Serguei Eisenstein, 1979). Puis il est arrivé que l’on propose à des personnalités tout à fait étrangères d’intervenir sur une masse de rushes pour achever le long-métrage, pour des raisons qui vont du mercantilisme à l’hommage : c’est ce qui a donné Marilyn Monroe : les derniers jours (George Cukor, 2001) tentant de bricoler quelque chose avec 37 minutes du Something’s got to give interrompu par la mort du sex symbol, ou Don Quixote de… Orson Welles encore – décidément il ne fait bon ni faire un film sur le personnage de Cervantes ni être Orson Welles – remonté, sur invitation des ayant-droits, par Jésus Franco (!) en 1992. Caligula – The Ultimate Cut, en salles depuis la mi-juin, est de cette lignée.

Helen Mirren en impératrice de Rome sérieuse, portant la couronne dans la chambre, en fond, une torche enflammée ; plan du du film Caligula - The Ultimate Cut.

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Il y a des ingrédients pour faire un film maudit. Les causes sont nombreuses – intempéries, décès – mais la recette peut être très simple : il suffit d’un financement colossal voire illimité auquel vous ajoutez un cinéaste excessif. Le bon sens amenant à ne pas concilier les deux n’allant pas de soi, comme en atteste le budget illimité accordé à Clouzot l’obsessionnel sur son Enfer, et l’ambition de Bob Guccione, le producteur de Caligula, mise à disposition du caractère de Tinto Brass. Guccione est le créateur de Penthouse, un des acteurs majeurs de la presse pornographique américaine (bien que la revue fut d’abord lancée au Royaume-Uni et ait commencé par être relativement soft) aux côtés de Playboy et Hustler. L’homme est richissime dans les années 1970 et participe déjà au financement de productions hollywoodiennes, ce qui ne lui suffit pas. Il souhaite faire le Citizen Kane du film pour adultes, une production contenant des scènes de sexe explicites de très haut budget qui changera l’histoire du cinéma en cassant les frontières. Prêt à miser sa fortune personnelle, il commence par engager Gore Vidal sur le scénario, qui est alors un écrivain respecté, notamment pour ses récits historiques. 200.000 dollars plus tard pour l’écriture du script, et un refus de John Huston pour la réalisation, le travail de Vidal arrive sous le regard de Tinto Brass… Qui retape le scénario en profondeur et avec un certain mépris, notamment pour en dégager le parfum homosexuel à la demande de Bob Guccione. Gore Vidal est ejecté du projet… Mais Brass et Guccione n’ont pas du tout la même vision non plus, l’un dans son projet artistique, provocateur, souhaitant livrer une figure monstrueuse et violente, l’autre dans son intention de « juste » faire un film olé-olé plus prestigieux que les autres. Les acteurs eux-mêmes – Malcolm McDowell, Helen Mirren, Peter O’Toole, rien que ça – ont une appréciation toute relative – ou agacés ou volontairement indifférents – de leur réalisateur. Le tournage est tendu, Tinto Brass fait un malaise cardiaque, les divergences s’imposent, Bob Guccione vire le cinéaste pour tourner en toute discrétion des inserts pornographiques qu’il inclut dans le Caligula sorti en salles en 1979.

Succès public, qui amènera toute une Caligula-sploitation… Et four critique, on doit bien le dire à juste titre. Dans sa version non-censurée ou soft (coupes sur le sexe et le sang) tel qu’il fut distribué en France par exemple, ce Caligula pour lequel Gore Vidal n’est pas crédité et Tinto Brass est au générique en simple chef-opérateur, est disgracieux. On sent les pulsions contradictoires, hétérogènes, à son absence d’atmosphère, de cohésion. A titre d’exemple la BO classique, orchestrale de Bruno Nicolai – dans la droite lignée des grands péplums américains – accompagne un film racoleur, superficiel, dont la volonté de violence et de sexe gratuits saute aux yeux. Aucune projection dans la psyché du personnage-titre, aucune ambiance, aucune intention nette ne se détache, ne donne le change. Ne restent que les décors, le nombre imposant de figurants, les vedettes à l’affiche, tentant de s’incarner dans un long-métrage au goût de série B mal fagotée, sulfureuse mais sans fond. Le résultat est avant d’être maudit surtout raté par son manque de cohérence entre les ambitions, le tournage et les moyens alloués. Culte peut-être, bon sûrement pas… L’objet a depuis fait l’objet de plusieurs montages, rééditions, tantôt pour la télévision tantôt pour les supports VHS, DVD, Blu-Ray, pas toujours motivés par l’intégrité artistique. Caligula est un bordel, dans tous les sens du terme, désavoué au fil des décennies par à peu près tous ceux qui y ont participé. Toutefois comme pour d’autres films maudits quelqu’un d’habité par la volonté de revenir à une version initiale s’est levé… Il s’agit de Thomas Negovan, dont on ne sait trop bien ce qu’il fait – sur IMDB il est producteur-réalisateur de courts-métrages, sur Wikipedia artiste musical, curateur d’exposition etc. C’est donc une personnalité multi-casquette que Penthouse Films, maison détentrice des droits, contacte pour lui confier la tâche de remonter (encore) Caligula, avec pour objectif d’utiliser des heures de rushes inutilisées, à partir des négatifs, et de se rapprocher du script original de Gore Vidal.

Plan composé comme un tableau sur une salle du palais impérial, dans lequel Caligula, son épouse, et plusieurs serviteurs reçoivent la visite du conseiller Longinus ; la pièce est décorée par des longs rideaux roses ; scène de Caligula - The Ultimate Cut.

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Il peut paraître difficile d’écrire sur ce nouveau long-métrage en faisant l’impasse sur les différences entre la production originale – laquelle, d’ailleurs ? – et ce qui nous est donné de voir en salles aujourd’hui. La tentation pour votre serviteur a été grande de faire fi pour se concentrer sur l’impact de Caligula – The Ultimate Cut comme s’il était une œuvre toute neuve, sans passé, sans comparatif… Il se trouve que cela correspond davantage à l’esprit du projet. Car plus qu’un travail de remontage, Negovan a transformé littéralement le matériau tout en rendant justice, plus que jamais, au projet porté par Vidal et Brass qui malgré leurs divergences se rejoignaient au moins sur l’idée de faire un grand film sur la corruption et la folie. Les modifications apportées par Thomas Negovan sont innombrables. Des effets spéciaux vont venir ajouter ceci, supprimer cela, d’une manière invisible à moins de se livrer à une observation névrotique, photogramme par photogramme. Il utilise des plans inédits – et on se demande pourquoi, tant l’absence de certains, parmi les plus beaux du Ultimate Cut montrant le talent réel de Tinto Brass pour les plans picturaux, paraît a posteriori incroyable – prolonge ou supprime des séquences qui donne une colonne vertébrale dramaturgique, ici plus droite, sur l’ascension et la chute de Caligula. Thomas Negovan re-monte, re-touche, ré-écrit, re-réalise et donne enfin au long-métrage l’aura sublime d’une intention artistique habitée, puissante, ininterrompue : Caligula – The Ultimate Cut est un cauchemar de 2h45. Une plongée incessante – la musique, nouvelle aussi, est une glaçante partition de chœurs fantomatiques – dans une société corrompue par des êtres lubriques, fous, sanguinaires, ou ivres d’ambition (quand ce n’est pas tout à la fois) dans des décors trop faux pour être vrais, dans des orgies trop chorégraphiées pour être réalistes tout en étant perverses à souhait. Le décor carton-pâte dans la version initiale devient ici la remarquable incarnation d’un monde factice car infernal, ou infernal car factice et vidé de la substance de vie primaire : les notions d’espoir, de quête de sens et de respect de la vie. Bûcher des vanités d’un Empire romain en fin de course, pourri comme ce Tibère dévoré par les maladies vénériennes qui, comme un symbole, est le guide inaugural de Caligula dans le premier lupanar du début du récit… Thomas Negovan a, malgré le rejet de Tinto Brass qui a détesté le résultat après la projection à Cannes Classics 2023, certainement enfin donné au monde l’un des plus beaux films sur la folie du pouvoir et l’enfer que l’espèce humaine peut représenter pour elle-même. Sous l’apparat trompeur des belles femmes, des éphèbes, des sculptures et des lauriers d’or…


A propos de Alexandre Santos

En parallèle d'écrire des scénarios et des pièces de théâtre, Alexandre prend aussi la plume pour dire du mal (et du bien parfois) de ce que font les autres. Considérant "Cannibal Holocaust", Annie Girardot et Yasujiro Ozu comme trois des plus beaux cadeaux offerts par les Dieux du Cinéma, il a un certain mal à avoir des goûts cohérents mais suit pour ça un traitement à l'Institut Gérard Jugnot de Jouy-le-Moutiers. Spécialiste des westerns et films noirs des années 50, il peut parfois surprendre son monde en défendant un cinéma "indéfendable" et trash. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/s2uTM

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