On avait fait la rencontre du cinéma de Jennifer Kent via un premier film saisissant, Mister Babadook (2014) un film d’horreur aussi brillant dans son approche des codes, que dans sa façon de les ré-inventer. Le nom de sa réalisatrice s’était alors ajouté à la liste des « cinéastes à suivre ». Pourtant, son deuxième film, The Nightingale (2018) auréolé d’un prix (et d’une polémique) à Venice n’aura pas trouvé les grâces des distributeurs français. Cette œuvre essentielle, rageuse, peut-être l’une des plus puissantes des dernières années, nous parvient donc seulement, trois ans après sa réalisation, en VOD et vidéo via Condor Entertainment. Faire le constat qu’une telle pièce de cinéma ait pu en être privé ne peut que laisser songeur…
L’inhumanité en chaque homme.
L’inhumanité en chaque femme.
Outre ses qualités de mise en scène implacables, Mister Babadook (2014) nous avait surpris par sa capacité à sortir des sentiers battus du cinéma « de codes », pour mieux les tordre, les ré-investir d’un tissu intime qui effleurait avec beaucoup de tenue la dimension mélodramatique de son récit et de ses personnages. En ne se limitant pas à un film d’horreur qu’on dirait « convenu et convenable », en osant le hors-piste et en faisant montre d’une certaine pureté, Kent s’était affirmée immédiatement comme une cinéaste en puissance, là où beaucoup de ses confrères s’étant essayé à l’horreur avant et après elle n’apparaissent que comme des yes-men, emballant-pesant des récits vus et revus, toujours trempés dans les mêmes vernis. Il est donc peu de dire que Jennifer Kent s’est imposée d’elle-même comme l’un des noms sur lesquels il fallait compter pour l’avenir. Une promesse, un espoir, dont le second essai était naturellement attendu avec beaucoup de ferveur et d’impatience. Pourtant, il nous en aura fallu, de la patience, pour pouvoir enfin découvrir The Nightingale. Présenté en 2018 en compétition officielle à la Mostra de Venise, il y avait fait sensation. Son âpreté, sa violence, son propos avaient révulsé une (petite) partie du public, s’étant donné à cœur joie dans des applaudissements abjectes – le meurtre d’un aborigène noir, héros positif du récit, applaudit à tout rompre par certains spectateurs – jusqu’à l’élèvement, parmi l’audience, de propos insultants à l’encontre de la réalisatrice – « Honte à toi, salope ! ». Même si nous ne sommes pas réputés pour particulièrement suivre le fumet des polémiques, le fait que ce second projet de Jennifer Kent ait suscité tant de réactions positives comme négatives lors de sa présentation festivalière n’avait que raffermit notre besoin de confirmer ou non tout l’espoir que nous portions en cette cinéaste.
Mais voilà, il aura fallu attendre trois ans pour que cela soit possible. Trois longues années d’attente, d’éloignement des salles obscures, d’atermoiements quant à sa sortie française – jamais datée – dont le coronavirus, cette fois, n’est en rien le responsable. A la dérive, The Nightingale pourtant à notre sens « essentiel », s’est retrouvé naufragé dans l’océan peu agité de la distribution française, témoignant certainement d’un manque cruel de courage du métier. Car certainement qu’il en faut, du courage, pour proposer à des spectateurs une telle expérience de cinéma, enfermés dans l’obscurité d’une salle tant on sait à quel point cet espace-là a pour force magique de décupler les émotions qu’on y ressent. L’âpreté du métrage, sa rugosité, l’extrême violence aussi graphique que psychologique qu’il manie – notamment dans son premiers tiers, parfois proche de l’insoutenable – avait naturellement de quoi fragiliser son exposition – il aurait été très certainement interdit au moins de seize ans. Reste que, les grands films se reconnaissent aussi dans leur capacité à vous imprégner, à ne rien perdre de leur puissance, quand ils sont vus sur des écrans plus petits, dans l’intimité cosy du foyer. Celui-là est donc assurément une grande œuvre tant il est de ceux, très rares, qui ne vous feront pas quitter le canapé pour aller soulager vos envies, qu’elles soient urinaires ou culinaires.
Limiter seulement The Nightingale à sa violence serait fortement réducteur. Il ne s’agit pas d’un de ces nombreuses productions conçues voire marketées pour « choquer le bourgeois » ou pour apaiser l’insatiable appétit de certains spectateurs férus d’images traumatisantes. Le film n’a donc rien à voir avec certaines propositions de cinéma underground et provocatrices, où le manque de moyen et d’ambition cinématographique est contre-balancé par des artifices, leviers au dégoût ou à l’outrage. Jennifer Kent s’affirme ici plus que jamais comme la grande cinéaste qu’on voyait en elle : mise en scène brillante, sens de la composition et du cadre, maîtrise du rythme et sublimation du jeu d’acteur. Son talent de cinéaste est simplement mis au service d’un récit historique sans concessions, sans aseptisations, qui met en lumières avec un certain naturalisme toute l’horreur de la période de la colonisation britannique. La précision historique du long-métrage nécessitera certainement pour les spectateurs français quelques divagations d’après-séance pour prolonger le récit et mieux en appréhender les subtilités contextuelles. Rapidement : The Nightingale (à traduire, Le Rossignol) est le nom donné à Clara, jeune bagnarde d’origine Irlandaise, envoyée en Tasmanie Australienne à la fin du XIXème siècle pour aider à y épandre, par travail forcé, la colonie britannique qui s’y installe. Alors qu’elle s’apprête à purger sa peine et à retrouver un semblant de liberté auprès de mari et enfant, son officier (britannique) de tutelle ne voit pas d’un très bon œil cette prise d’indépendance. Le soldat va alors resserrer autour de Clara son emprise de domination jusqu’à lui faire subir un atroce viol en réunion, en plus de lui prendre la vie de son mari et de son bébé, sous ses yeux. Laisser comme morte au milieu de cette scène de crime par ses agresseurs, Clara va se réveiller, métamorphosée par le traumatisme subi, avec une rage insatiable et un profond désir de vengeance.
La dureté de ce qui nous est imposé visuellement lors de ce brutal début engage naturellement une empathie pour la jeune victime. Les ressorts habituels du genre du « rape and revenge » sont alors enclenchés et on croit que le récit ne saura se vitaliser que de notre complicité acquise vis-à-vis du désir de vengeance de Clara. C’est, au contraire, certainement le tour de force le plus impressionnant opéré par Jennifer Kent que de moins s’enliser dans un récit bêtement sans subtilités façon « je vais vous rendre la monnaie de votre pièce , salauds ! » que de dériver, subtilement, vers un portrait aussi riche que complexe d’une situation géo-politique qui l’est tout autant. Cela s’incarne d’emblée par l’irruption dans le récit d’un nouveau personnage, Billy, aborigène tasmanien, que Clara paye pour qu’il lui serve de guide à travers l’Outback australien. Le personnage de Clara prend alors subitement la position de l’oppresseur, se rendant moins aimable et engageante qu’on aurait pu l’imaginer. Très clairement raciste, Clara n’hésite pas à traiter Billy comme son « nègre », fusil pointé dans le dos. La jeune irlandaise, un temps elle-même infériorisée et malmenée par les colons britanniques, reprend alors face à Billy son rôle de « femme blanche civilisée » imposant son autorité et sa domination sur l’autochtone noir. En un instant, Kent replace l’ensemble de son récit dans un contexte plus général et clarifie immédiatement que The Nightingale ne sera pas seulement la monstration d’une sorte de vendetta féminine sur l’oppression masculine, mais davantage un équarrissage méticuleux d’une période complexe et souvent passée sous silence de l’Histoire de la colonisation britannique.
Cette vrille du côté du mémorial historique n’oublie pas pour autant d’être du cinéma. La réalisatrice préserve l’inspiration de sa mise en scène, conserve l’âpreté, la douleur et la violence. Les crimes viennent s’ajouter, s’amonceler, on les croise au bord du chemin quand les personnages ne les sèment pas derrière eux comme des petits poucets de malheur. Le film laisse nauséeux tant il travaille par accumulation à faire ressentir l’égarement vers l’horreur et l’inhumanité crasse que fut cette période sombre. Les personnages errent littéralement, tels des épouvantails, déshumanisés par leur nécessité de survie, de liberté, de domination. Cette chasse prend parfois même des atours de transe aux embrumes de culture aborigène, se ré-appropriant les images d’Epinal des grands affrontements civilisationnels du western américain. L’intelligence de Kent est de ne pas synthétiser l’horreur autour d’un « choc des civilisations » où les colonisés seraient des victimes en puissance, bons samaritains, et les colons d’affreux salauds. The Nightingale est à la fois moins manichéen et plus radical que cela. L’horreur est partout, l’inhumanité dans chaque homme, et dans chaque femme aussi. Car même s’il est tentant d’aborder le long-métrage par le prisme du débat actuel, Clara ne ressort pas triomphante et sans reproches de ce récit de vengeance. Sa morale nébuleuse, un brin misanthrope et nihiliste, a certainement joué contre le film et sa présentation au public français, d’autant plus dans une « époque » déjà fortement désenchantée. Reste qu’une fois encaissée toute la rigidité de la narration qui peut faire effet de repoussoir, on ne peut ignorer d’être ressortis pas totalement indemnes – et ce depuis longtemps, me concernant – d’une telle puissance cinématographique. Muant d’un genre à l’autre, du road-movie au western crépusculaire, du film historique au film d’horreur avec une maîtrise et une cohérence qui confine à la pièce d’orfèvrerie, The Nightingale est très clairement l’accomplissement et l’affirmation définitive que l’on espérait d’une telle cinéaste, sur laquelle nous avions tant porté d’espoir. Plus encore, la radicalité du geste, de sa proposition, la force pure avec laquelle le récit historique nous est donné à voir et à réfléchir, confirment une réalisatrice qui a autant d’images à nous montrer que de choses à nous dire.