Le jardin des supplices


Comme à leur habitude, les archéologues du Chat qui Fume exhument une œuvre étrange et longtemps oubliée. Comédie érotico-horrifique, Le Jardin des Supplices (Christian Gion, 1976) ne déroge pas à la règle, édité pour la première fois en Blu-Ray dans un coffret soigné.

Une femme vêtue d'une robe jaune aux motifs floraux est allongée dans l'herbe, sa main droite passe sous sa robe, on devine qu'elle est en train de se masturber, scène du film Le jardin des supplices.

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La petite mort

Eté 1974 en France, un film est sur toutes les lèvres. La foule accourt sur les Champs Elysées à l’UGC Triomphe pour découvre le long-métrage dont tout le monde parle, le phénomène Emmanuelle (Just Jaeckin, 1974). Œuvre érotique sophistiquée et mâtinée d’exotisme thaïlandais, son succès est fulgurant. Près de 9 millions de Français viennent se rincer l’œil durant plus de dix ans d’exploitation – un record. Même au-delà de nos frontières, le film attire 50 millions de polissonnes et polissons, devenant l’œuvre érotique la plus connue de l’histoire du cinéma. Il n’a pas fallu longtemps pour que la graine germe dans l’esprit des producteurs. Suites officielles et non-officielles se succèdent – comme Emmanuelle et Françoise (Joe d’Amato, 1975) ou Emmanuelle et les Derniers Cannibales (Joe d’Amato, 1977) – le succès donne ainsi naissance à de nombreux ersatz du projet originel : un nouveau genre est né. En 1976, lorsque la productrice Vera Belmont propose à Christian Gion d’adapter le roman Le Jardin des Supplices (1899) d’Octave Mirbeau, l’objectif est très clair : profiter du phénomène Emmanuelle avec un film érotique et dépaysant, haut de gamme mais sulfureux, en croisant les doigts pour connaître un même succès. Malheureusement, ils ne parviennent pas au résultat escompté. Malgré ses bonnes idées, Le Jardin des Supplices s’avère exigeant et fastidieux, ne parvenant pas à trouver le bon ton.

Deux femmes asiatiques nues en massent une troisième, nue aussi, allongée sur le sol, dans une espèce de rituel à l'intérieur d'un petit temple devant une statue de divinité orientale, scène du film Le jardin des supplices.

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1926. « Une odeur de foutre ici. Aussi aigre que le discours de l’opposition » clame un ministre en pénétrant dans la chambre d’Antoine Durieux, en compagnie de deux femmes. « Je fais l’amour par devant, par derrière, mais toujours à gauche. J’ai le sperme révolutionnaire » répond-t-il. Le voilà dans de beaux draps : sur le point d’être arrêté pour distribution de cocaïne, il est contraint de quitter la France pour la ville de Canton, au Nord de Hong-Kong, où il reprend un poste de médecin. Sur place, il s’amourache de la mystérieuse Clara Greenhill, fille d’un puissant fonctionnaire européen qui contrôle la région. Durieux s’embourbe alors dans un milieu où disparitions inquiétantes, corruption, dérives sexuelles et meurtres sont monnaie courante, tandis qu’une révolte populaire gronde non loin…

A l’instar du roman originel, le récit dresse une satire acerbe de la classe dominante, habilement articulée à l’érotisme de rigueur et à une subtile poésie. Mais Christian Gion ne se contente pas uniquement de titiller vainement le spectateur à la recherche de la prochaine Emmanuelle, il utilise le sexe comme un outil narratif à part entière. Les scénaristes ont eu la bonne idée de délocaliser l’action du roman dans la Chine des années vingt, au moment où le conflit entre nationalistes et communistes fait rage. La grande bourgeoisie – ici, largement européenne et coloniale – exerce son pouvoir sur les dominés en leur faisant subir des jeux sexuels viciés. Jouissance et souffrance s’entremêlent, notamment dans des scènes d’ébats où s’intercalent des images de cadavres, de têtes coupées et des sévices en tout genre entre deux plans de plaisir – de quoi charmer Eros et Thanatos. Plus Antoine Durieux s’engouffre au sein des sphères dirigeantes, plus il se confronte à la décadence perverse de la grande bourgeoisie européenne. Le vice culmine dans le bien nommé jardin des supplices, lieu de toutes les atrocités, où les colons s’approprient littéralement les corps du peuple pour les plier à tous leurs désirs. Malheureusement la force du propos politique de l’œuvre n’éclot jamais vraiment.

Blu-Ray du film Le jardin des supplices édité par le Chat qui Fume.Malgré toutes ses bonnes intentions, le film pèche précisément par sa folie des grandeurs. Le Jardin des Supplices se cherche et peine à convaincre. Habitué aux comédies populaires, Christian Gion multiplie les ruptures de ton et mélange les genres, passant brutalement de la comédie à l’érotisme, puis de l’érotisme à l’horreur en passant par le tragique et inversement. Un exercice périlleux, redoutablement efficace lorsqu’il est réussi, mais ici bancal et vain. Par sa construction erratique, l’œuvre semble parasitée de toute part par son cahier des charges, sans parvenir à aller au bout de chacune de ses idées. Il faut attendre le troisième acte pour qu’elle prenne enfin le temps d’instaurer une atmosphère, où elle assume à fond le gore et l’horreur de ce qui se trame. Mais globalement, il en résulte un film bâtard, à mi-chemin entre Salò ou les 120 journées de Sodome (Pier Paolo Pasolini, 1975) et bien sûr Emmanuelle, mais sans l’audace de l’un, ni la malice de l’autre. Finalement, on en devient las, pas aidés il faut bien le dire, ni par le rythme lent du métrage, ni par le jeu désincarné – mais assumé – des comédiens (à relever tout de même l’apparition étonnante du charismatique Jean-Claude Carrière). Le Jardin des Supplices n’est donc pas à mettre entre les mains des non-initiés. Heureusement, le coffret du Chat qui Fume est une fois de plus un objet de collection de qualité et la conception graphique de Frédéric Domont est sublime. La restauration de l’image est soignée, avec notamment une attention toute particulière portée aux couleurs, retrouvant leur éclat étincelant. En prime, un entretien d’une demi-heure avec le réalisateur, laconique mais sympathique, revenant sur la production du film et l’ensemble de sa carrière. L’ensemble a de quoi ravir les amateurs de raretés et bizarreries en tout(s) genre(s).


A propos de Calvin Roy

En plus de sa (quasi) obsession pour les sorcières, Calvin s’envoie régulièrement David Lynch & Alejandro Jodorowsky en intraveineuse. Biberonné à Star Gate/Wars, au Cinquième Élément et au cinéma de Spielberg, il a les yeux tournés vers les étoiles. Sa déesse est Roberta Findlay, réalisatrice de films d’exploitation parfois porno, parfois ultra-violents. Irrévérencieux, il prend un malin plaisir à partager son mauvais goût, une tasse de thé entre les mains. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNH2w

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