Pour sa vingt-sixième édition, l’Etrange Festival a offert une carte blanche à Marjane Satrapi, qui, parmi sa sélection, a décidé de nous offrir le cadeau qu’est la (re)découverte de Tommy (Ken Russell, 1975) œuvre psychédélique culte d’après l’album éponyme du groupe The Who.
Comme une boule de flipper
La période des années soixante représente un bouleversement dans la scène musicale internationale. Si jusque-là, les Américains imposaient leurs modèles dans l’industrie du divertissement, le milieu des sixties voit peu à peu Londres – avant l’autre explosion britannique que sera le punk décrit abordé notamment dans le récent White Riot (Rubika Shah, 2020) – devenir l’épicentre de la culture musicale avec ce qu’on a surnommé le Swinging London. S’il y a plusieurs facteurs qui peuvent expliquer le succès londonien l’un des plus significatifs est l’extrême jeunesse des artistes, criant dans leurs micros leur envie de changements. L’un des groupes les plus emblématiques de cette époque avec les Beatles est sans conteste The Who avec leur chanson My generation qui deviendra par la suite un hymne de ralliement et de révolte pour une jeunesse anglaise avide de métamorphose et de reconnaissance. Bien que le groupe soit, à ses débuts, considéré avec peu d’intérêt par l’industrie musicale (notamment à cause de leurs frasques), Pete Townshend, guitariste et leader, cherche à faire gagner le groupe en respectabilité. C’est ainsi qu’en 1969 sort leur album le plus ambitieux : Tommy Opéra-Rock narrant les mésaventures de Tommy, un garçon aveugle, sourd et muet à la suite d’un événement tragique et qui deviendra, par la suite, champion de flipper. De par les thèmes abordés (la guerre, le viol, la drogue) et la qualité de ses compositions l’album démontre que The Who est bien plus qu’un simple phénomène de mode, une pierre angulaire de la musique rock anglaise.
Devant le succès de l’album, qui a posé les bases de ce qu’on appellera par la suite l’opéra-rock, il était indéniable qu’une adaptation allait voir le jour tôt ou tard. Celle-ci sera confiée à Ken Russell réalisateur à la filmographie assez atypique et dont le style visuel se marie à merveille avec les envolées psychédéliques de Pete Townshend. Hormis quelques détails (dans l’album l’action débute en 1921, alors que dans le film elle commence après la Seconde Guerre Mondiale ; de plus, dans le film c’est le père de Tommy et non son beau-père qui est assassiné) le réalisateur suit scrupuleusement la trame de l’histoire créée par le groupe tout en y ajoutant sa touche personnelle. En effet, si on trouvait déjà dans son œuvre précédente, Les Diables (1972), une partie de ce qui fera son cinéma, c’est bien dans Tommy que le réalisateur peut exprimer toute sa folie visuelle à coup de travellings rapides, de grands angles et de zooms qui donnent la sensation aux spectateurs d’être projetés en plein trip. Cette sensation est d’autant plus renforcée par la direction artistique qui fourmille de trouvailles visuelles originales ; que ce soit la scène surréaliste avec Tina Turner ou Elton John chaussé de Doc Martens géantes durant son interprétation de Pinball Wizard, le réalisateur n’épargne jamais notre rétine. La mise en scène baroque de Ken Russell épouse parfaitement le récit initié par The Who, et peut d’ailleurs paraître aujourd’hui légèrement émoussée. Dévoilée en plein mouvement psychédélique, celle-ci épouse les canons esthétiques de l’époque et peut décontenancer les spectateurs peu habitués à ce style et au cinéma de Ken Russell. Cependant, passer cette première impression, le long-métrage s’avère un véritable témoignage de son temps. Une période ou le cinéma était fortement influencé par les artistes underground et tentait d’expérimenter de nouvelles choses.
Opéra-Rock oblige, on ne peut négliger l’aspect musical du fmétrage. Pour les besoins du film, Pete Towshend a ré-arrangé ses compositions afin de coller à la voix des acteurs et permettre aux spectateurs de mieux comprendre l’intrigue. On peut remarquer que pour certaines compositions le passage à l’écran leur a faire perdre une partie de leurs charges mystiques. La chanson qui illustre le mieux cela est sans conteste Amazing Journey dont les paroles modifiées peinent à faire comprendre l’univers dans lequel le personnage principal s’est réfugié. On peut aussi déplorer la surutilisation des synthétiseurs qui font perdre en qualité certains des morceaux. Toutefois, malgré les changements opérés, les chansons s’avèrent l’un des éléments majeurs du long-métrage et ont contribué à lui donner l’aura qu’il possède aujourd’hui. Enfin, au-delà de sa mise en scène et de sa bande sonore, ce qui marque le plus les spectateurs lors du visionnage de Tommy, c’est son casting quatre étoiles. En effet, le réalisateur s’est offert la collaboration des artistes de la scène musicale de l’époque. Bien que ces artistes se montrent à la hauteur et offrent de pur moment de folie (notamment Tina Turner avec The Acid Queen) force est de constater que c’est l’actrice Ann Margret qui attire l’attention. Interprétant la mère de Tommy, elle livre une prestation survoltée cassant l’image glamour qu’elle avait acquise jusqu’alors à Hollywood, notamment avec la fameuse scène où elle patauge dans les haricots. Film culte pour toute ces raisons, Tommy est une œuvre qui vieillit, oui, mais cela ne joue pas contre elle tant elle est surtout la cartographie d’une époque : de son esthétique, son état d’esprit, sa musique. Plus qu’un film culte, un film monument.