La sortie en DVD chez Arte d’Invasion nous permet de revenir sur cette étonnante série B du plus prolifique des cinéastes japonais que nous avions honteusement laissée passer à sa sortie. Il s’agit pourtant, aussi simplement que discrètement, d’un des plus beaux films de genre de l’année 2018.
La Presseuse Diabolique
Depuis quelques années, le grand Kiyoshi Kurosawa ne passionne plus autant qu’on le souhaiterait. Les sorties de ses films se font de plus en plus discrètes, comme si le cinéaste avait perdu de sa superbe après ses heures de gloire. L’explication que nous pouvons donner à ce nouvel anonymat que subit ce grand cinéaste de fantômes se trouve dans la modestie de son ambition. La plupart du temps, Kurosawa assume, de la manière la plus ludique et la plus joyeuse qui soit, la stature d’un vrai cinéaste de genre. Après l’écart francophone du Secret de la Chambre Noire (2016) – dont les quelques belles scènes ne suffisaient pas à rattraper un scénario embourbé dans une intrigue immobilière très ennuyeuse – le cinéaste n’a cessé de nous proposer de modestes séries B. Un polar sinueux et parfois un peu attendu rendu passionnant par quelques éclats de mise en scène et un méchant d’anthologie – Creepy (2017) – et un récit de fin du monde délirant – Avant que nous disparaissions (2017) – sont apparus dans sa filmographie. D’ailleurs, on peut expliquer partiellement l’indifférence totale qui attendait Invasion à sa sortie en salles du fait qu’il est une adaptation du même livre qui inspirait déjà l’intrigue de son précédent projet. On n’attendait encore moins ce nouvel opus du fait qu’il était le remontage cinéma d’une série pour la télévision.
Ne pas s’intéresser à un nouveau bébé de Kurosawa parce qu’il se pourrait qu’il soit la simple redite d’un travail précédent est à mon avis un contre-sens pour la simple et bonne raison que Kurosawa est de ces cinéastes qui refont à chaque fois le même film. La fin du monde n’était-elle pas, par exemple, l’horizon de Kaïro (2001), à mon sens le plus grand film de son auteur ? On pourrait citer bien d’autres exemples pour confirmer cette idée, et cette répétition dans l’œuvre de Kurosawa, témoignant d’obsessions jamais réglées, est aussi ce qui en fait la profonde beauté et le caractère entêtant. Kurosawa est à la fois l’auteur par excellence, puisque tous ses projets sont la répétition du même, et pourtant il est probablement le cinéaste mondial qui prend le plus au sérieux aujourd’hui le cinéma de genre. Respectant toujours ses codes – jusque dans des enquêtes souvent assez ennuyeuses – Kurosawa ne cherche pas à se placer au-dessus des genres qu’il aborde et cherche toujours à les transcender, ne serait-ce que le temps d’une scène, et à retranscrire sa puissance de figuration. Invasion témoigne parfaitement de cela. Film inégal, trop long, il fascine en même temps toujours par son minimalisme capable de créer de grands moments de terreur avec rien – un doigt qui se pose sur un front par exemple, ou encore un coup de vent, rien de plus – et les images les plus fortes pour figurer notre contemporain et ses peurs. Invasion passionne d’autant plus que les conventions ne servent pas un didactisme ennuyeux, mais justement, nous permettent de nous enfoncer, avec son très beau personnage féminin principal, dans un trouble tenace, une sublime et captivante étrangeté.
A travers des figures imposées des codes du Bis, Kurosawa figure comme peu d’autres le capitalisme dévorant les populations et leurs consciences et la paranoïa qui peut en découler. On connaît l’admiration du cinéaste pour le regretté Tobe Hooper – on ne compte pas moins de trois ouvrages de l’auteur de Massacre à la tronçonneuse dans les films favoris de Kurosawa, dont l’extraordinaire Combustion Spontanée (1990) dont j’espère pouvoir vous parler un jour, quand j’aurai un peu de temps, car croyez-moi il faut du temps pour faire le tour de cette perle méconnue où Brad Dourif crame tout ce qui bouge, y compris lui-même – et il est clair que Kurosawa partage avec lui ce statut de pur cinéaste de série B. Devant Invasion, j’ai souvent pensé à The Mangler (La Presseuse Diabolique en Français…) (1992), l’un des meilleurs films de son auteur, dans lequel on retrouve ce goût pour la figuration métaphorique d’un capitalisme malade et destructeur. Dans le long-métrage de Hooper, c’est notamment dans la figure absolument géniale de Robert Englund, grimé en chef d’entreprise immonde et possédé, broyant les employés de son entreprise dans une presseuse ultra-violente. Chez Kurosawa, on voit cela dans des images de travailleurs évanouis en masse sur leur lieu de travail, dans des hôpitaux ou des usines désaffectés. Les effets, les images, sont bien moins baroques que dans la période 90 des travaux de Hooper, ou même que dans Avant que nous disparaissions, mais les images n’en sont pas moins saisissantes, terrifiantes et souvent bouleversantes. Vous aurez compris qu’il faut absolument rattraper ce nouvel opus, pas le meilleur mais très loin d’être le moins bon, qui témoigne encore de la vitalité inouïe d’un cinéaste qui n’a jamais été si proche de ses maîtres, tout en étant plus modeste que jamais. L’édition DVD d’Arte Vidéo est à son image, mais vous permettra de voir l’un des plus beaux films de l’année précédente, avec un petit livret de 12 pages à l’intérieur très intéressant.