Il est très dur pour un auteur de créer un univers fictionnel qui puisse rencontrer un succès massif auprès du public. Mais il est peut-être encore plus dur de gérer ce succès quand il se produit. A l’occasion de la sortie du premier volume de la série Dragon Ball Super en Blu Ray, et pour mieux en apprécier les enjeux, voyons le parcours de son créateur Akira Toriyama, et en quoi tout comme Star Wars, la saga Dragon Ball a échappé à son auteur.
Donner du sucre à un chien
Dragon Ball fait partie de ces univers qu’il n’est plus nécessaire de présenter, tant ils ont eu d’impact dans la pop culture. Si la littérature à Tolkien et J.K Rowling et le cinéma George Lucas, leur pendant dans le milieu du manga est sans conteste Akira Toriyama. Chacun de ces auteurs a su créer son univers complexe, qui a rencontré plus moins vite un succès populaire. Et si les deux premiers ont toujours réussi à tenir les rênes créatives de leurs œuvres, ce fut plus chaotique pour les deux autres. Akira Toriyama n’a jamais eu l’ambition d’être mangaka, mais a toujours été très doué au dessin. Tombé dans le milieu du manga un peu par hasard en répondant à un concours pour se faire un peu d’argent, il se fait rapidement repérer par Shonen Jump, le plus gros magazine de publications de manga, véritable El Dorado des dessinateurs en herbe. Dans la firme il se retrouve flanqué d’un éditeur/mentor, qui l’aidera dans ses choix d’histoires afin qu’elles plaisent au public, et qui n’hésitera pas à pratiquer l’ingérence quand cela sera nécessaire. Rien d’anormal, c’est monnaie courante dans l’édition japonaise, l’éditeur de Shonen Jump officie un peu comme un producteur au cinéma. C’est donc toujours avec un « producteur » que Toriyama a travaillé sa série, et cela ne s’est pour le moins pas toujours bien passé.
En effet dès que le succès arrive pour la saga, le producteur soucieux de faire une œuvre qui plaise le plus possible aux lecteurs multiplie les interventions. Il persuade l’auteur de délaisser peu à peu le côté comique de son histoire pour aller vers plus de profondeur des personnages et des intrigues. La légère histoire du jeune garçon à queue de singe cherchant les sept dragon balls se transforme en succession de tournois d’art martiaux contre des ennemis toujours plus puissants. Quoi de plus normal étant donné que c’est en cela que l’œuvre a donné un nouveau tournant au milieu du manga ? En effet Toriyama s’inspire alors des films d’art martiaux et notamment ceux de Jackie Chan pour insuffler un nouveau souffle à son histoire. En s’inspirant fortement du Maître Chinois/ Drunken Master (Yuen Woo-Ping, 1978), – dont notre camarade Mathieu Guilloux vous a déjà longuement parlé – les combats ne sont plus de simples affrontements de maitrise martiale mais un nouveau genre dans lequel les combattants useront de techniques variées pour déstabiliser leur adversaire : hypnose, illusion, postures de combats farfelues, voire rayons d’énergie, le combat se soldera par la victoire de celui qui saura éviter les techniques spéciales de l’adversaire pour l’écraser avec un coup ultime. Ce nouveau style de combat influencera alors tous les mangas qui prendront la suite jusqu’aux plus populaire, de Naruto, à One Piece, en passant par Fairy Tail, et des dizaines d’autres. L’éditeur sent le potentiel de cette narration et demande à Toriyama de capitaliser dessus. Celui-ci continuera, sous la contrainte jusqu’à n’en plus pouvoir et demandera à l’éditeur de mettre fin à Dragon Ball. C’est de cette situation que naît le sentiment que chaque arc narratif de Dragon Ball sera le dernier, Toriyama laissant toujours une fin ouverte nous faisant penser à la conclusion de l’histoire. Malgré ses soucis, l’auteur fera preuve d’un talent narratif et surtout d’une cohérence impressionnante face aux ingérences de son producteur, et arrivera même à en tirer profit pour augmenter la tension dramatique. Quand le producteur n’aime pas un personnage, Toriyama le fait alors évoluer dans le récit directement, et en profite pour augmenter sa puissance.
Le développement de la série se poursuivra alors entre compromis et négociations avec le producteur : Toriyama souhaite garder une liberté créative pour continuer son histoire. Il l’obtient finalement pour son dernier arc narratif celui du méchant Boo, où il réinsérera l’humour qui caractérisait la série des origines, tout en respectant la débauche de combats épique que l’œuvre est devenue. Il réussira finalement à tirer sa révérence après une énième fin ouverte et des années de batailles. Mais s’il parvient finalement à arrêter son travail sur Dragon Ball Z, cela faisait déjà quelques années qu’il n’en avait plus la maîtrise. En effet, à la fin des années 80, la Toei achète les droits pour l’adaptation en série animée et c’est à ce moment précis que l’œuvre échappera des mains de l’auteur. En effet, si la série est plutôt fidèle au manga, l’avis de Toriyama n’est que peu sollicité. La série animée rencontrera un immense succès et s’exportera en Europe. Dragon Ball Z après avoir considérablement fait évoluer le manga, deviendra maintenant son étendard dans des pays alors peu habitué à ce genre d’œuvre. Capitalisant sur ce phénomène d’ampleur mondial, la Toei, s’associe à Bandai pour éditer une pléthore de produits dérivés, et jeux vidéo et se lance dans le développement d’histoires qui ne suivent pas le canon officiel écrit par Toriyama, c’est le début de l’univers étendu de Dragon Ball. Encore une fois Toriyama n’a pas voix au chapitre et n’est pas invité à participer à cet univers étendu. On voit de nouveaux personnages faire leurs apparitions dans des histoires de bonnes factures, dont certaines deviendront même très appréciées. On pense notamment à celle de Broly le guerrier légendaire, qui deviendra vite l’un des personnages préférés des fans de la saga Dragon Ball. Le coup marquant définitivement l’éloignement de Toriyama à son œuvre sera l’arrivée de la nouvelle série Dragon ball GT, reprenant l’histoire canon là ou l’auteur s’était arrêté. Celui ci ne sera crédité que comme « consultant », et n’aura finalement que peu d’impact sur son développement.
Au début des années 2010, Dragon Ball est une licence ayant connu un succès énorme, disposant d’une large fanbase, qui vénère la matière de base créée par Toriyama et qui accueille tout ajout à l’univers de manière critique si ce n’est hostile. Le succès populaire de la saga se maintient par l’immense succès toujours actuel des produits dérivés. Malgré une adaptation cinématographique pour le moins osée pour ne pas dire douteuse en 2009 (Dragon Ball Evolution, James Wong, 2009), l’univers canon de Dragon Ball n’évolue plus depuis la fin de Dragon Ball GT en 1997, et l’univers étendu depuis 1995 et l’OAV L’attaque du dragon. Si les jeux vidéo continuent d’affluer, leur contenu se base toujours sur ce même socle. Fanbase, produits dérivés très prisés, et intérêt toujours présent à travers les jeux vidéo, Dragon Ball présente alors un terreau fertile à une nouvelle exploitation commerciale à succès. En ce point elle est tout à fait comparable à la saga Star Wars, qui sort d’une trilogie ayant reçu un accueil très mitigé par une large base de fans de l’univers, mais connaissant toujours un énorme succès sur ses produits dérivés. Comme Dragon Ball, l’univers de la galaxie très lointaine continue aussi de vivre à travers un univers étendu, certes plus riche que son homologue aux boules de cristal. Mais si leurs destins respectifs sont devenus semblables, leurs genèses n’en étaient pas moins opposées.Si le manga est né et a évolué grâce à la lutte incessante entre l’auteur et le producteur, La Guerre des étoiles est née justement du fait que George Lucas souhaitait s’émanciper de toute contrainte imposée par un producteur. Le réalisateur a toujours travaillé pour tendre vers l’autonomie financière et créative, ce qu’il obtient assez rapidement grâce à l’exploitation des produits dérivés de La Guerre des étoiles, négociée avec son producteur de l’époque, la Fox. Après un Empire contre-attaque (Irvin Kershner, 1980) totalement auto-financé et considéré par beaucoup comme le meilleur épisode de la saga, George Lucas se retrouve finalement face à son démon : la contrainte de production. En effet, la vente de produits dérivés de sa création constitue le principal moyen financier de Lucas, qui se rend bien compte que les ventes sont conditionnées par l’appréciation de la saga par les spectateurs. C’est ainsi qu’il décidera d’abandonner l’idée de faire mourir Han Solo au terme du Retour du Jedi (Richard Marquand, 1983), et de remplacer les grands Wookies par les petits Ewoks tout mignons, dont les peluches se vendront plus facilement.
Ainsi, malgré sa volonté d’indépendance, Lucas finira par se retrouver confronté au même genre de contraintes que Akira Toriyama. Après avoir terminé sa première trilogie, et épuisé par son travail (ainsi que son divorce) le réalisateur songera à arrêter de développer l’univers de Star Wars, mettant à la poubelle ses idées de suite. Cela était sans compter le renouveau d’intérêt dont bénéficie la saga au début des années 1990 grâce à la sortie de comics explorant l’univers étendu (existant depuis 1978 grâce à divers romans et autres œuvres). George Lucas décide en effet de capitaliser sur le phénomène et lance son projet de nouvelle trilogie, antérieure à l’originale. Star Wars renaît ainsi de l’exploitation de son univers étendu, et de ses produits dérivés, tout comme Dragon Ball à la même époque, La Menace Fantôme (George Lucas, 2001) sortira un an après la série Dragon Ball GT. Tout comme cette dernière, la prélogie de Star Wars s’attirera les foudres des fans avertis de l’œuvre originale, en ceci qu’elle est plus orientée divertissement, grand spectacle, mise sur des personnages très appréciés des fans, Anakin Skywalker tout comme Trunks pour Dragon Ball Z, en parvenant à les rendre antipathiques, et en les affublant de comparses agaçant tels que le décrié Jar Jar Binks, comparable à l’insupportable robot Gill de Dragon Ball GT. Dès lors, Lucas comme Toriyama seront vite considérés – assez injustement dans le cas de Toriyama qui n’a pas vraiment participé au déclin de sa saga – comme des « tueurs d’enfants », accusé d’avoir asséné un coup de poignard dans le dos leur œuvre.
L’année 2012 marquera un grand revirement dans les destins des deux sagas : de son côté George Lucas revend sa franchise à l’énorme producteur Disney qui annonce Le réveil de la Force (JJ Abrams, 2015) et Star Wars, après des années de lutte, rentre finalement dans le giron des studios hollywoodien ; le phénomène inverse se produit pour Dragon Ball, Akira Toriyama sort de sa retraite pour revenir aux commandes d’un nouveau film d’animation intitulé Dragon Ball : Battle of the Gods (Masahiro Hosoda, 2013), dont il sera le scénariste et le character designer. Dans cette tentative de reprendre les rênes de son univers, Toriyama ne peut toutefois se passer du producteur attitré de la saga qu’est la Toei. En parallèle, Diney déclarera que tout l’univers étendu de Star Wars ne fera plus partie de l’histoire officielle, afin d’avoir les coudées franches pour proposer ses propres histoires, et Toriyama fera de même avec Dragon Ball, en reniant tous les OAV ainsi que la très controversée série Dragon Ball GT. Les deux nouveaux longs-métrages débuteront quelques années après la fin chronologique des œuvres précédentes, et lanceront le chemin vers de nouvelles évolutions à leurs univers respectifs. Pour s’assurer un succès commercial les deux franchises semblent désormais vouloir s’assurer l’adhésion du large spectre de fans dont elles disposent. Naturellement elles miseront sur les recettes qui ont fait leur succès : les combats au sabre laser et les révélations familiales pour Star Wars – qui semble ne jamais s’être vraiment remis du mythique « Je suis ton père » – et les transformations des héros de Dragon Ball mêlées à la débauche de puissance des combats qu’elles engendrent. C’est ainsi que Le Réveil de la Force nous proposa un nouvel antagoniste rappelant Vador et disposant d’un sabre laser exotique (à l’instar du double sabre de La Menace Fantôme qui avait créé l’émoi de toute la communauté à l’époque), des personnages mystérieux au passé trouble prédisant de terribles révélations et coups de théâtre, et des combats spectaculaires. Tandis que Dragon Ball nouvelle version nous promettra un ennemi toujours plus puissant que ses prédécesseurs, une nouvelle transformation pour ses héros (et donc une nouvelle couleur de cheveux), et des relations entre les personnages qui n’ont visiblement toujours pas évoluées. Malheureusement, à force d’être utilisée, une pellicule s’use, et c’est pareil pour les codes d’un film : on risque l’impasse. Comment faire mieux que la révélation du « Je suis ton père » ? Comment faire un ennemi plus puissant que Boo qui pouvait détruire des planètes entières ? C’est sur cette constatation qu’entrent en jeu la nouvelle série Dragon Ball Super (Kimitoshi Chioka, 2015) et le film Les Derniers Jedi (Rian Johnson, 2017).
Dragon Ball Super a été annoncé en grandes pompes et comme toute œuvre des franchises à succès le public l’attendait de pied ferme…Avant de déchanter rapidement en apprenant que les deux premiers arcs de la série reprendraient les histoires de Battle of Gods et Resurrection of Freezer. Ce dernier repousse un peu plus loin le fan service en faisant réapparaitre (pour la 3ème fois) Freezer, l’ennemi le plus apprécié des fans, devenu plus fort. Pour l’expliquer on nous prétexte que pour être au niveau de San Goku, (qui a tout de même atteint la puissance d’un Dieu dans le film précédent), il s’est entrainé un mois (pourquoi pas plus, on ne sait pas et on s’en fiche). Le ton de la nouvelle série est donné, on risque de nous ressortir des personnages aimés des fans en défaveur de la crédibilité. La série développe alors de nouveaux arcs narratifs … toujours guidés par les fans : on fait ressurgir Trunks pour une intrigue sur le voyage dans le temps dans une parfaite redite de l’arc le plus apprécié de la série originale voyant ce même Trunks venir du futur pour prévenir l’invasion de la Terre par des cyborgs. L’arc final de cette nouvelle série verra l’organisation d’un tournoi (donc un énième retour aux sources de ce qui a fait le succès de la série), dans lequel s’affrontent les meilleurs combattants de tous les univers (San Goku étant devenu le plus puissant de l’univers, il fallait bien inventer un moyen d’avoir des ennemis encore meilleurs), et parmi eux … le bon vieux Freezer (qui revient d’entre les morts pour la 4eme fois). Parmi ces combattants on verra l’émergence d’un personnage ressemblant en tous points au Broly hyper populaire mais désormais non canon car issu de l’univers étendu. Dragon Ball Super est donc une série qui n’a pris aucun risque, préférant capitaliser sur les éléments à succès de la série originale, et s’érige comme un immense clin d’œil à la fanbase de l’univers. Les codes sont réutilisés et délavés à l’extrême à l’image de San Goku qui était devenu déjà tellement puissant qu’on ne comprend plus pourquoi il éprouve une quelconque difficulté face à n’importe quel ennemi, ce qui nuit à tout effet de suspense, voir navre par moment quand le héros galère à battre des ennemis ostensiblement ridicules…
De son côté le Star Wars de Disney n’est pas en reste, décidant de capitaliser sur la popularité de ses personnages pour sortir des spin-off centrés sur leur histoire, Boba Fett, Obi Wan Kenobi, Yoda … et Han Solo. Ce dernier métrage, sobrement intitulé Solo (Ron Howard, 2018), marquera notamment le retour d’un personnage très apprécié des fans : Dark Maul, dont l’histoire avait été traitée dans l’univers étendu tout comme la création de Broly. Cependant les producteurs semblent avoir pris conscience des dérives potentielles en laissant les rênes du huitième épisode au jeune Rian Johnson, qui réalisera un Les Derniers Jedi dont l’objet sera de remettre en cause tous les codes de la saga précédemment établis et réutilisés par Le réveil de la Force. Se jouant des coups de théâtres familiaux, voire carrément de la conception des Jedi, déboutant les fans eux-mêmes sur leurs attentes. Une marche à contre-courant qui semble salvatrice, et sans laquelle Star Wars pourrait finalement devenir ce qu’est devenu Dragon Ball : une œuvre guidée pour le seul plaisir des fans, et qui paradoxalement finit par échouer et les exaspérer. Au final, que l’on décide de s’affranchir d’un producteur ou non, une œuvre est faite pour ceux qui la reçoivent, mais cela ne veut pas forcément dire que c’est à eux de décider comment la recevoir…
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