Présent cette année à la Mostra de Venise avec L’orto Americano (2024), Pupi Avati, réalisateur ô combien prolifique, se voit restaurer l’un des films les plus marquants de sa carrière : La maison aux fenêtres qui rient (1976). Si vous avez découvert ce film dans sa version DVD ou VHS pour les plus malchanceux, il est grand temps de se replonger dans l’atmosphère morbide de cette perle atypique avec ce superbe Blu-Ray signé Le Chat qui Fume.
Gratter la croûte
Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas replongé dans cette atmosphère si particulière et dérangeante. Difficile de la qualifier, certainement un mélange de malaise, d’onirisme, de poussière et d’horreur, tout droit venu d’une région du nord de l’Italie, où les petits villages parsèment les rives du Pô. Un décor cher à son réalisateur puisqu’il y retournera de nombreuses fois pour y tourner notamment L’étrange visite (1979), Tutti defunti… tranne i morti (1977) et plus récemment L’orto Americano (2024). Cinéaste plutôt éclectique, Pupi Avati a quasiment touché à tous les genres après avoir tenté une carrière de jazzman infructueuse en tant que clarinettiste. Il s’essaye à la comédie musicale, au drame, à la fable – il participe même à l’écriture du scénario de Salò où Les 120 Journées de Sodome (Pier Paolo Pasolini, 1975) – et bien sûr aux films d’horreur avec Zeder (1983) ainsi que La maison aux fenêtres qui rient (1976) dont nous parlons aujourd’hui. Les années 70 sont une véritable mine d’or du cinéma de genre italien, un vrai laboratoire d’expression où Pupi Avati – tout comme ses homologues – s’adonne à expérimenter l’horreur sous toutes ses formes. Contrairement à Dario Argento ou Lucio Fulci, Pupi ne cherche pas la démonstration et le théâtral, mais fait partie de ceux qui retournent à un certain classicisme. Bien que le film ait pu être considéré comme un giallo, le réalisateur en reprend effectivement certains codes ; toutefois il choisit plutôt de s’en éloigner pour livrer quelque chose de plus intime et d’indicible. La mise en scène est sobre, développant davantage l’atmosphère pour y déceler l’impalpable. L’introduction du film en est le parfait concentré : gênante au possible, on assiste au crime d’un homme dont on ignore le nom et dont on peine à voir les traits. La scène est d’un onirisme macabre, brumeux, bercé par un poème morbide dont le sens – nous y reviendrons plus tard – nous échappe encore. Tout est dans le ressenti que quelque chose de puant s’est immiscé, il est déjà trop tard, vous verrez, cette sensation poisseuse ne vous lâchera plus. L’horreur rompue par quelques notes de piano, il est temps de prendre sa respiration pour suivre Stefano (Lino Capolicchio), un artiste spécialisé dans la restauration de fresques. A peine débarqué à bord d’un bateau dans un petit village afin de restaurer une peinture dans l’église, les habitants semblent de plus en plus hostiles et son seul ami est assassiné avant de lui avoir révélé un terrible secret. Stefano doit trouver de quoi il s’agit, ayant pour seul indice, l’existence d’une maison aux fenêtres qui rient.
Avant tout, il s’agit d’une histoire de jeunesse qui a inspiré Pupi Avati pour l’écriture de son film, le ramenant vers la campagne italienne de son enfance. Ne vous attendez pas pour autant à contempler des cartes postales, la campagne est désertique, à l’abandon, perdue entre les berges du Pô jonchées d’épaves de bateaux. Le rythme est lent, la caméra s’attarde sur de longs plans de paysages vides, oubliés et figés dans le temps. C’est dans ce décor et cette plaine que le réalisateur donne naissance à ce que l’on a ensuite nommé le gotico padano, un style dont seul Pupi détient les règles. A mi-chemin entre The Wicker man (Robin Hardy, 1973) et Pique-nique à Hanging Rock (Peter Weir, 1975), la terreur s’exhibe sous un soleil de plomb, la campagne est maladive, les ténèbres se tapissent à l’abri de vieilles demeures gothiques et l’ambiance poisseuse à l’italienne insuffle au style toute sa saveur. Exit le beau et le laqué, la décrépitude s’immisce dans tous les cadres, les maisons s’écroulent, les tapisseries se déchirent, tout est lambeaux, poussiéreux, tout est à reconstruire. C’est d’ailleurs la volonté du maire du village, faire peau neuve en attirant les touristes malgré les terribles secrets morbides qui s’y cachent et dont on a surtout honte. Alors, tantôt accompagné par des personnages énigmatiques, tantôt seul, Stefano erre et cherche à travers ces paysages fantomatiques, le moindre indice pour recoller les morceaux. Et les indices se trouvent parmi les souvenirs, au travers de photos et d’enregistreurs tout droit sortis d’une époque lugubre que le pays peine à effacer. Pupi Avati ayant grandi pendant la Deuxième Guerre Mondiale, on ne peut s’empêcher d’y voir un certain écho, véritable témoignage d’une époque encore marquée par ses cicatrices. Stefano ne cesse de vouloir révéler ce véritable tableau. En cela, la restauration de la peinture de l’église en est un symbole fort : il faut gratter la couche de peinture pour y révéler sa véritable couleur. Or la vérité est trop dure à supporter, c’est un village tout entier qui se soumet à l’omerta, à la fois honteux et craintif des représailles.
Les meurtres sont d’ailleurs tout ce qui évoque le passage du régime de Salo et de la Waffen SS, les victimes sont attachées les mains liées, croulant sous les coups jusqu’à ce que mort s’en suive. Cela saute aux yeux, les crimes ressemblent plus à de la torture qu’autre chose et l’introduction du long-métrage – dont nous parlions plus haut – prend alors tout son sens. Puisque La maison aux fenêtres qui rient date de 1976, il est aussi important de remettre le contexte de l’Italie durant cette période, celle que l’on a appelée “les années de plomb”. L’instabilité du pays voit se former des groupes néo-fascistes perpétrant des attentats terroristes durant plus d’une dizaine d’années, comptabilisant au total sur cette période plus de 300 morts. C’est principalement dans ce contexte que l’on peut y voir une recrudescence du fascisme et l’installation d’un climat de peur, crainte qui se manifeste au travers du cinéma transalpin. Certains l’abordant par la métaphore, d’autres de manière plus frontale, on pense notamment à Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (Elio Petri, 1970) ou encore Au nom du peuple italien (Dino Risi, 1975). À l’instar de ses homologues, comme dans La Longue Nuit de l’exorcisme (Lucio Fulci, 1972), Pupi Avati dépeint cette campagne comme le théâtre du bizarre, du vice, de l’horreur, d’un fascisme omniprésent. Et la puissance du film se tient dans cette violence ambiante, lourde, pesant sur le récit comme le poids d’un cadavre, sans pour autant mettre en images des effusions de sang. Ici, le mal revêt son costume de tous les jours, homme ou femme, jeune ou vieux, homme d’église ou politicien, le fascisme se terre en chacun et continue d’agir de manière insidieuse. Alors chaque personnage devient l’objet de soupçons, à la manière d’un whodunit. D’autant que le casting des rôles secondaires renvoie à des personnages atypiques et inquiétants dont le jeu se démarque franchement de la monotonie de Lino Capolicchio (Stefano). On pense surtout à Coppola, incarné par Gianni Cavina – également scénariste du film, délivrant toute sa sensibilité. On regrettera d’ailleurs les seules apparitions féminines n’apportant que de simples amourettes en vue d’adoucir le récit. Pourtant Francesca Marciano (Francesca) dégage une certaine aura qui malheureusement ne pourra se déployer face au scénario qu’on lui propose, dommage pour cette actrice qui arrêtera d’ailleurs sa carrière deux ans plus tard pour se consacrer pleinement au métier de scénariste. Décision fructueuse, puisqu’elle enregistre à son compteur une trentaine de productions dont une collaboration avec Bernardo Bertolucci et plus récemment avec Nanni Moretti sur Vers un avenir radieux (2023) pour ne citer qu’eux.
Pour revenir à cette fresque en restauration, on s’apercevra très vite qu’elle est en réalité recouverte d’une couche d’acide dès que Stefano y révèle ce qui avait été enfoui. Le tableau renvoie encore une fois à cette idée, la vérité doit rester cachée. Et puisque l’on parle de cette peinture, représentant un homme dénudé, les mains liées dans le dos, subissant la torture de coups de couteaux plantés dans sa chair, la représentation devient plus claire. Elle illustre la figure d’un martyr et plus particulièrement celui de Saint-Sébastien, victime des persécutions de l’empire romain. Mais cette fois, le réalisateur détourne son image et choisit de le représenter dans la pure souffrance, les couteaux ont remplacé les flèches, la mort est lente et ses bourreaux s’en amusent, véritable stigmate de la violence de l’oppresseur. Par ailleurs, Pupi Avati ne cache pas sa vision anticléricale, il appuie même ses propos par cette phrase de Stefano s’adressant au prêtre : “Ça change de votre vision hypocrite des martyrs tout souriants.” Le réalisme s’impose sur le symbolisme, la vérité est trop dure pour qu’on puisse la camoufler. “Les couleurs, mes couleurs jaillissent de mes veines. Elles sont douces, mes couleurs, douces comme en automne et chaudes comme le sang. Insidieuses comme la syphilis, elles pénètrent dans les yeux des gens et répandent l’infection…” Il m’est apparu important de m’arrêter sur l’extrait de ce “poème” – récité par le défunt peintre – revenant de manière récurrente tout au long du film. Pupi Avati tend à nous offrir une seconde lecture sur un sujet tout aussi lié : ayant contracté la syphilis, le peintre en question Buono Legnani (peintre fictif), ne pouvait trouver de modèle en raison de sa maladie. Seules les personnes à l’agonie lui permettaient de l’approcher pour réaliser ses peintures, celles qui n’ont plus rien à perdre, face à celui qui terrorise. Il est d’ailleurs vu par la plupart des personnages du récit comme un homme ayant perdu la tête, atteint de folie. Comme le mentionne le poème, la couleur qui coule dans les veines est celle du sang, symbole de vie et de mort, mais aussi d’identité. Elle est cette même couleur qui définit tous les êtres, tout en étant porteuse d’un soi-disant mal, éloigne et terrorise tout autant. Le peintre incarne la figure du rejet, de l’incompris, de l’artiste déchu, marginalisé pour ce qu’il est. Ainsi, le choix de la peinture du martyr n’est pas anodin. En effet, Saint-Sébastien devient dès la renaissance une icône homo-érotique, il est représenté durant cette période par des peintres comme Botticelli ou Michel Ange et verra plus tard sa représentation s’immiscer dans le monde de la littérature avec William Shakespeare, Oscar Wilde et Yukio Mishima allant jusqu’à se photographier en Saint-Sébastien. Comme évoquée plus tôt, sa représentation picturale dans le film est synonyme de souffrance et de torture, expression en miroir de ladite persécution. On découvrira par la suite que le peintre s’est suicidé, ne pouvant trouver l’acception… De manière moins frontale, comme Pier Paolo Pasolini ou encore Luchino Visconti, on peut y déceler une réflexion critique sur les préjugés et les persécutions dont sont victimes les homosexuels, illustrant ainsi la cruauté des normes sociétales et l’oppression des régimes totalitaires. Ce village devient alors la représentation d’une société où l’on marginalise et l’on évince ce qui est désigné comme “différent”. Alors, à travers toutes ces couches de peinture, Pupi Avati dépeint son pays comme un tableau, où la couleur est à la fois peinture et sang, tranchant avec le décor morose d’une Italie en décrépitude. Elle est l’arrière-goût ferreux d’un pays où le fascisme ne semble avoir jamais quitté ses terres, comme un écho qui ne cesse de se répéter sur ses parois. Triste affaire que de pouvoir comparer Les maisons aux fenêtres qui rient au contexte actuel, sous un gouvernement italien où fascisme melonien et mussolinien se confondent sur un même slogan : «Dieu, patrie, famille»…
Sur une note plus joyeuse, c’est un véritable plaisir de pouvoir découvrir le film sous ses nouveaux traits. Cette nouvelle édition Blu-Ray du Chat qui fume nous propose une restauration 4K réalisée par la fondation Cineteca de Bologne à partir des négatifs originaux 35mm. À savoir que l’étalonnage a été supervisé par Cesare Bastelli, chef opérateur ayant travaillé en compagnie de Pupi Avati depuis les années 90 et aussi en tant qu’assistant réalisateur sur La maison aux fenêtres qui rient (1976). Côté bonus, on trouvera quatre interviews : tout d’abord celle du réalisateur revenant sur la genèse du film et son travail d’écriture fort intéressant, sans oublier bien sûr les anecdotes de tournages ! On trouvera de même les interviews de nos deux acteurs Lino Capolicchio et Francesca Marciano, se remémorant leurs souvenirs de tournage et notamment l’influence du film sur la carrière de Francesca. Et pour terminer celle d’Antonio Avati, producteur, scénariste et frère du réalisateur, revenant sur le développement du long-métrage, du scénario à sa sortie, en passant par la gestion d’un budget dérisoire et d’une équipe de treize personnes pour nous pondre ce film devenu mythique. Alors si comme moi vous êtes tombés amoureux du cinéma de genre italien poisseux des années 70, vous savez ce qu’il vous reste à faire…