S’il est bien un film qui se suffisait à lui-même et qui n’appelait pas à une suite, c’est bien Gladiator (Ridley Scott, 2000), le grand classique qui avait relancé la mode du péplum à Hollywood. Et pourtant, après un quart de siècle de rumeurs en tous genres, le voici prêt à débouler dans l’arène : Gladiator II (Ridley Scott, 2024). Un film plus intéressant pour ce qu’il raconte de son réalisateur que pour son contenu…
What we do in life, echoes in eternity
Ridley Scott est tout de même un sacré numéro ! Il débute sa carrière par trois classiques immédiats – Les Duellistes (1977), Alien (1979) et Blade Runner (1982) – puis revient par intermittence se rappeler à notre bon souvenir avec d’autres œuvres grandioses. En vrac, Thelma et Louise (1991), Gladiator (2000), Hannibal (2001), La Chute du faucon noir (2002), American Gangster (2007) ou plus récemment Le Dernier Duel (2021). Rien de bien original me direz-vous, mais entre ces films acclamés, l’homme a parfois navigué à vue avec des ratages complets – À armes égales (1997) est le plus fameux – ou affirmé une volonté de détruire les mythes. C’est bien simple, depuis son Robin des Bois (2010) où il propose une relecture peu orthodoxe du héros de Sherwood, le cinéaste britannique s’emploie à « casser » des figures historiques – Napoléon (2023) – bibliques – Exodus : Gods and Kings (2014) – ou, et c’est là le plus surprenant, ses propres créations cinématographiques – Prometheus (2012) et Alien : Covenant (2017). Ce petit paragraphe en forme d’inventaire pour comprendre que revenir sur Gladiator (2002), près de vingt-cinq ans après, c’est un peu les trois à la fois pour Ridley Scott : relire l’Histoire de Rome, revenir sur l’un les aspects mystiques du premier volet et envoyer valser ses acquis.
L’histoire reprend seize ans après la mort de Maximus dans le Colisée. Lucius, le fils de Lucilla et de Maximus – oui maintenant c’est officiel – vit en Numidie avec son épouse quand l’armée romaine débarque pour coloniser les terres. Une bataille se tient, la femme de Lucius meurt et le petit-fils de Marc Aurèle devient esclave puis gladiateur, avec la ferme intention de se venger du général Marcus Acacius qui a tué sa bien-aimée. Problème : le soldat est le nouvel époux de sa mère restée à Rome pour comploter contre les deux empereurs jumeaux tyranniques, Geta et Caracalla. Pas besoin d’avoir fait des études approfondies sur les mouvements cinématographiques sur les 130 dernières années pour comprendre que le père Ridley ne s’est pas foulé le poignet sur l’écriture de son scénario, les mêmes ingrédients et la même structure scénaristique sont à la fête et ce n’est pas tellement le point le plus regrettable du film. En effet, en partant du principe que ce nouveau chapitre s’adresse autant aux fans du premier volet qu’à une nouvelle génération de spectateurs, pourquoi ne pas faire de Gladiator II un soft reboot ? Autant dire que d’un point de vue purement spectaculaire, le film tient beaucoup de ses promesses.
Dans Gladiator, Ridley Scott avait redéfini les contours du spectacle historique en modernisant de la cave au grenier les poncifs d’un genre tombé en désuétude. Aujourd’hui, alors que beaucoup de productions du genre pullulent sur nos écrans, difficile pour Scott d’avoir le même impact novateur. Il le sait, et tant mieux. Il emballe donc ce Gladiator II avec gourmandise et générosité en multipliant les séquences de batailles et en déplaçant les lieux d’affrontement. Par exemple la scène introductive qui fait écho à celle du film originel puisqu’il s’agit là aussi d’une conquête romaine, propose d’inclure de la bataille navale au spectacle. Non pas que ce soit d’une folle originalité, mais on sent que Ridley Scott, quatre-vingt-sept ans au compteur, a envie de s’éclater et d’essayer. Il en va de même pour les séquences dans l’arène où le cinéaste britannique n’a presque plus envie de filmer de simples duels, raison pour laquelle on se retrouve avec des requins ou des singes mutants –nous y reviendrons – face à nos pauvres gladiateurs. Ridley a décidé de régaler et, à condition de débrancher le cerveau et de fermer les yeux sur beaucoup d’incohérences, il faut reconnaître que cela fonctionne. Tant pis si le découpage est moins précis que dans Gladiator premier du nom et tant pis si le montage peut paraître épileptique – on rappelle que Ridley Scott a pris l’habitude de filmer parfois à douze caméras simultanément – voire fouillis. Ce que veut le réalisateur, c’est en mettre plein les mirettes.
Sauf que Ridley Scott ne signe pas la suite du peu regardant Pompéi (Paul W.S. Anderson, 2014) mais d’un film qui avait un sens et de la profondeur. Et de côté-ci, Gladiator II ne coche absolument pas les cases d’une bonne suite. Il y a bien des idées intéressantes comme celle de montrer le point de vue des peuples opprimés par l’Empire romain, c’est bien peu de choses comparé aux renoncements voire aux trahisons faites à l’œuvre initiale. Dans Gladiator, Marc Aurèle se battait pour un idéal : le rêve de Rome. Et la fin du récit, avec la mort en grâce de Maximus, laissait à penser que Rome allait enfin être aux mains du peuple. Gladiator II démarre dans un contexte où l’Empire est toujours plus décadent et tyrannique et où chacun peut aspirer à devenir empereur du moment que sa lame et son esprit sont assez affûtés. En clair, l’idéalisme criant du premier volet laisse place à un nihilisme propre à la fin de carrière de Ridley Scott. De même, la spiritualité de Maximus est remplacée par une mise au rebut du mystique assez épatante : les images apaisantes des champs de blé de Gladiator sont troquées pour des visions cauchemardesques de l’après. On s’étonne aussi de voir Scott renier certains personnages. Des figures essentielles du premier film, comme Derek Jacobi, sont littéralement jetées en pâture. Et des scènes mythiques du long-métrage original sont carrément retcon. Casser le jouet, voilà la mission du cinéaste octogénaire.
Ce qui « épate » le plus c’est le manque de respect patent de Ridley Scott envers les historiens. Non pas que Gladiator ait été, en son temps, exempt de quelques errances historiques, mais les petits arrangements avec la réalité – comme de faire de Commode l’assassin de son père – servait la dramaturgie. Ici, le cinéaste, dans la continuité de ses propos abjects sur les universitaires lors de la sortie de Napoléon, semble être dans une posture de provocation. Ainsi, les co-empereurs Geta et Caracalla apparaissent une bonne vingtaine d’années avant leur règne véritable, les sénateurs lisent des journaux un bon millénaire avant les premiers quotidiens – on s’attend à un iPad pour le troisième film déjà annoncé – ou encore, le fait que le véritable Lucius était censé être mort durant ce contexte historique. On ne parle même pas des requins ou des babouins – ressemblant plus à des loups-garous échappés d’Harry Potter et le prisonnier d’Azkaban (Alfonso Cuaron, 2003) – projetés dans l’arène au détriment des travaux des historiens et des zoologistes. Si l’on peut se réjouir d’avoir échappé au pire – une suite écrite par Nick Cave, intitulée Christ Killer, voyait Maximus revenir sur Terre, renvoyé par les dieux, afin de tuer Jésus, et de prendre part à toutes les guerres, des Croisades à la Guerre du Viêt Nam – on ne peut s’empêcher de contempler le mépris total de Scott envers les chercheurs.
Alors, prenons ce Gladiator II pour le spectacle qu’il est : pas toujours très lisible, vite emballé et régressif. Mais même de ce côté-là, certains choix paraissent discutables. Le personnage de Lucius est motivé, comme Maximus en son temps, par la vengeance. On peut même dire que ce nouveau héros est largement plus enclin à la colère que son désormais paternel. Sauf que là où la trajectoire de Maximus touchait et nous emportait avec lui, celle de Lucius est plus opaque. En effet, la mort de la famille du général de Marc Aurèle était une parfaite injustice et arrivait dans un crescendo qui nous rendait immédiatement empathique la quête du personnage de Russell Crowe. La mort de l’épouse de Lucius est somme toute beaucoup moins gratuite dans le sens où elle survient lors d’une bataille où elle s’est volontairement engagée. L’identification à Lucius et à sa folle revanche est par conséquent beaucoup moins évidente. Et bien que Paul Mescal, excellent acteur au demeurant, fasse ce qu’il peut, il compose un personnage semblant s’être trompé de film. Denzel Washington, lui aussi, dans le rôle de Macrinus, interprète comme s’il était encore dans American Gangster ou Training Day (Antoine Fuqua, 2001). Ce n’est rien comparé à Joseph Quinn ou Fred Hechinger qui singe Joaquin Phoenix sans jamais lui atteindre la sandale. Dans ce marasme où tout le monde est en roue libre, seuls Pedro Pascal et Connie Nielsen, unique élément avec le Colisée à nous rattacher au film de 2000, surnagent et insufflent un minimum d’émotion. On retiendra également la musique d’Harry Gregson-Williams, qui succède ici à son mentor Hans Zimmer. Envoûtant dans ses meilleurs moments, bordélique et vite torché pour le reste. Gladiator II est donc un drôle d’objet concocté par un drôle d’oiseau nommé Ridley Scott qui, à défaut d’avoir encore des choses à raconter, s’égaye à déconstruire. Un sacré numéro on vous dit.