L’angoisse désincarnée qui émane de ce thriller aux ressorts invisibles, ce malaise indicible qui confine à la folie, cette exploration obsessionnelle d’une psyché moderne, toute en lutte intérieur contre un mal surnaturel, tout ça, évoque ce mot hypersensible de Georges Bernanos « À la frontière du monde invisible, l’angoisse est un sixième sens, et douleur et perception ne font qu’un. ». Plongée sans oxygène dans la mini-série Mon petit renne, créée par Richard Gadd, diffusée sur Netflix.
L’aveu d’inexistence
De son obscurité, de son absurdité, de son humour déchirant, le sabot du petit renne — de Richard Gadd sous les traits de Donny, ou est-ce l’inverse ? — vient peser sans précautions ni artifices réconfortants sur le peu d’insouciance qui nous restait. L’auteur, dépose ainsi sur les poitrines endormies, toute la solitude du monde. En effet, la pesanteur, sentiment de suffocation, le fil tendu d’angoisse que nous remontons, par l’étrange nostalgie de l’auteur, ne mène pas au loup ; somptueuse absence de conviction, de certitude, de finalité. Rien, jamais, ne viendra enlever à cette folle exploration à rebours, son caractère indomptable et solitaire, à l’image d’une vérité inquiétante, nichée au cœur même du tissu social. Par delà les loups, par delà les épouvantails, autre chose, élevée dans les mystères d’une sociabilité moderne. Un masque tombe, puis un autre, et puis, plus rien, plus de visages à blâmer ; soudain, la détresse prend l’ampleur de la fatalité. Insaisissable monstruosité, se répand sur les fibres invisibles du relationnel, plonge dans les corps perméables, ceux qui ont échoué à se dresser face au monde, et qui finiront emportés par le temps…
Mon petit renne n’est pas la chronique d’un grand traumatisé, la profession facile du soi martyrisé, quand vinrent les larmes sur le visage las, ne fut pas pour dire au monde l’injustice de sa condition. J’ai parlé plus haut d’exploration à rebours, et c’est ce sentiment d’aventure psychologique qui nous reste de cette mini-série palpitante, produite par un Netflix résolument inconstant. Nous suivons fidèlement, non pas l’histoire vraie d’un homme harcelé et torturé, comme on suivrait n’importe quel true crime, mais plutôt le travail rigoureux et rétrospectif, l’enquête intérieure auto-infligée d’un homme, qui débute quand le curieux et oppressant personnage de Martha rentre dans sa vie, quand, le harcelant, elle va le contraindre à une introspection dangereuse. Acculé dans les retranchements psychologiques d’un mal qui était peut-être, depuis toujours, en lui, Donny, l’homme en question, dans sa tentative pour le moins infructueuse de se défendre, les mains tendues dans le monde invisible, cherchant désespérément les contours de son intégrité morale, fait une étrange découverte : ne faut-il pas, pour la bafouer, qu’il existe d’abord la dignité, à opposer à l’affront ? Ou du moins la paroi tangible d’une individualité quelconque ? D’une identité ? Il n’en est rien… pas de rivage intérieur sur lequel s’échouer, pas de naufrage romantique aux confins des mers, pas de résolution cadencée de la tension musicale. Quand vint l’illusion de la délivrance, quand vint le salut et son réconfort provisoire, nulle complaisance, il a creusé encore et nous avec lui, plus loin, s’engouffrant dans un genre de confession terrible. Aveu d’inexistence individuelle, dans un monde qui exhorte à n’exister que par cela… c’est là le grand vertige de la série, c’est là le monstre, le loup invisible qui poursuit le renne dans les plaines enneigées du grand nord psychologique.
Richard Gadd nous offre le spectacle nu de son implosion, de son corps donné aux loups. Pour en revenir au mot de Bernanos, il s’abandonne à l’exploration d’un monde invisible dont la simple perception confine à la douleur. L’on pourra bien éviter le regard absolu de ce pessimisme, de cette passion amer, en y lisant morale comme devant fable, en rationalisant l’aveu, en le réduisant à une prévention psychologique, mais tout l’extrême de ce phénomène social, vient résonner plus étrangement que cela en nous, il faut se l’avouer un instant, un petit instant seulement devant son image, au petit renne, en l’honneur de son aveu à lui, car le sien est éternel, et cet abandon au vide nous exhorte à la suspension de l’incrédulité, telle une foi qui vient éprouver nos limites.
Ce thriller d’un nouveau genre, hypersensible, use, en témoignage de l’époque, d’une angoisse désincarnée, existentielle, qui a le goût du profond malaise psychologique de l’Homme moderne. Dans un monde aux mutations si brutales, aux évolutions technologiques et cognitives plus fulgurantes que jamais, le sentiment de dissociation, le sentiment de l’absurde, est aussi, plus fort que jamais. Tout comme l’hallucination vient palier un point noir de la perception visuelle, l’angoisse inonde de son malaise les lacunes de la perception social, irradiant l’espace de cette douleur surhumaine, touche de son souffle le visage des démons, et la folie nous paraît soudain palpable, dans tout ce qu’elle a de plus tabou. À force d’affûter sa perception de l’absurde, l’humoriste, ivre de son drôle d’alcool, se découvre chaque jour d’avantage en décalage, jusqu’à l’écart irréparable. Attaqué de tout bord, de l’intérieur par son étrange sensibilité, et de l’extérieur, par la violence primitive du monde, compressé par l’étau de l’existence, reclus derrière son comptoir ou éprouvant la scène, telle, telle brille la condition tragique de Donny, de Richard, des êtres épris d’absurde, sur nos petits écrans d’yeux transis d’effroi.