L’inarrêtable Ryan Murphy vient ajouter une pierre de plus à son anthologie dédiée aux Monstres (R. Murphy & Ian Brennan, depuis 2022) hantant la rubrique des faits divers américains. Après une première saison consacrée à Jeffrey Dahmer et avant une troisième d’ores et déjà annoncée qui s’intéressera à Ed Gein, cette seconde histoire décrypte l’histoire des frères Menendez, auteurs d’un troublant parricide.
Frères de Sang
American Horror Story (depuis 2011), American Crime Story (depuis 2016), Feud (depuis 2017), American Horror Stories (depuis 2021), American Sports Story (2024), etc. Ryan Murphy ressemble à s’y méprendre à un cuistot lançant plusieurs casseroles sur le feu en même temps. Amoureux des formats anthologiques et des true crimes américain, il s’est installé d’abord sur les networks puis sur les plateformes SVOD. Et la formule fonctionne du tonnerre comme en témoigne son nouveau format Monstres : l’histoire de Lyle et Erik Menendez , lui qui avait fait péter tous les compteurs de Netflix avec sa première saison consacrée à Dahmer. Bien inséré au sein de l’équipe du N rouge, il s’intéresse désormais aux frères Menendez. Sur le papier, le cas de ces deux jeunes hommes de « bonne famille » peut paraitre moins sensationnel et confidentiel que le cannibale de Milwaukee, mais Murphy s’emploie sur neuf épisodes à rendre ce fait divers plus tortueux et tout aussi machiavélique. Les frères avaient défrayé la chronique en assassinant de sang-froid leurs parents Kitty et José Menendez, riches entrepreneurs d’origine cubaine, symboles du rêve américain. Leur culpabilité ne fait aucun doute, mais ont-ils agi gratuitement ? Pour un mobile financier ? Ou à cause de mauvais traitements ? La série est alors une longue étude de cette famille on ne peut plus toxique, et remet en perspective la notion de monstre qui ne souffrait d’aucune ambiguïté dans la première saison.
Dans ses dix épisodes consacrés à Jeffrey Dahmer, Ryan Murphy mettait les pieds dans le plat de la noirceur de l’âme humaine. Le tueur étant un cannibale insatiable, toute l’imagerie sombre et poisseuse était convoquée et à nous, spectateurs, de vivre une véritable plongée dans la crasse du cerveau tortueux du tueur. Dans cette deuxième saison, l’auteur prend le contrepied de ce genre de ténèbres en situant son récit dans les beaux quartiers de Beverly Hills, dans le clinquant de l’opulence ostentatoire. C’est ici que la monstruosité éclot, dans la soie et l’exubérance. La caméra de Carl Franklin, déjà à l’œuvre sur d’autres séries policières comme Mindhunter (Joe Penhall & David Fincher, 2017-2019) et à qui l’on doit le film Le Diable en robe bleue (1995), s’emploie à casser l’esthétique glauque de la première saison. Et comme cette fois nous n’avons plus affaire à un seul individu assoiffé de victimes mais à deux n’ayant agi qu’une fois, le récit est structuré différemment pour questionner plus frontalement notre rapport à la morale et à la violence. Dans l’histoire sur Dahmer, nous étions embarqués avec ce drôle d’oiseau dans ses errances en quasi complices des pièges qu’il refermait sur ses proies. Ici, une fois le double meurtre des parents accompli, il s’agit plutôt de comprendre les mécanismes intra-familiaux qui ont conduit à ce drame.
La narration de Monstres : L’Histoire de Lyle et Erik Menendez prend donc le parti de s’éparpiller à la faveur d’interrogatoires ou de changements de point de vue. Nous ne sommes plus uniquement invités à suivre les tueurs, mais à analyser sous toutes les coutures une famille et ses connexions ayant fait entrer le loup dans la bergerie. C’est parfois redondant – là où la saison sur Dahmer s’étalait sur dix épisodes sans temps morts, celle-ci, longue de neuf épisodes, parait étrangement plus longue – or cela a pour effet de rendre le visionnage d’autant plus éprouvant. À mi-saison, le malaise s’installe complètement quand on nous propose les traumatismes vécus par les deux frères par un père autoritaire et abusif comme raison potentielle au drame. Dans les trois premiers épisodes, la tonalité de l’ensemble étonne : l’assassinat des parents est quasiment traité avec légèreté. Le premier passage chez le psychologue, à l’arrivée de Lyle, est même une séquence comique malgré elle. De même, l’épisode de l’entrée des Menendez en prison étonne par son accent franchement humoristique. À ce stade de la saison, on pense encore à voir affaire à deux gosses de riches ayant exécuté leurs parents sur un coup de tête ou pour des raisons pécuniaires. Puis, lors du quatrième épisode, les choses se tordent peu à peu et le ton global se noirci.
L’un des reproches formulés à l’endroit de la première saison était le manque d’égard porté aux victimes et leurs proches et la place trop importante qui était donnée à la psychologie de l’assassin. Dans cette deuxième salve, difficile d’avoir de l’empathie pour les deux frères tant le portrait dressé de José Menendez, le patriarche, fait froid dans le dos. Exigeant à l’extrême, pervers et bourreau, il est incarné à la perfection par un Javier Bardem plus sobre et puissant que ces dernières années. La série croque là un antagoniste beaucoup plus affirmé que les deux frères, et c’est ici que se joue le cœur de la saison. Ryan Murphy nous demande nettement : « n’auriez-vous pas fait la même chose à la place de Lyle et Erik ? ». À cette question chacun sera libre d’avoir un début de réponse toute personnelle au visionnage. Cela dit l’inconfort surgit insidieusement et Monstres nous met à nouveau face à nos bas instincts. Au voyeurisme malsain de la première saison s’ajoute ici une identification poussée sur un geste que nous finissons par comprendre voire excuser. Cela rappelle le parti pris de Ratched (2020), le préquel de Vol au-dessus d’un nid de coucou (Milos Forman, 1975), en forme de mini-série, que Ryan Murphy avait signé. En prenant en considération toutes les blessures d’un assassin, peut-on dépasser ses propres préjugés quant à la justice ?
Comme souvent dans les (nombreuses) séries que Murphy produit, un soin tout particulier est porté à la réalisation. Loin de l’imagerie toute propre et lisse des productions Netflix en général, les réalisateurs mettent l’accent sur une mise en scène racée et proche d’un rendu cinématographique. Certains choix apparaissent même comme radicaux : un plan séquence, très simple en apparence, devrait marquer durablement les plus sensibles au beau jeu d’acteur, ou certains mouvements de caméra sont plutôt maitrisés pour un contenu destiné au petit écran. Ainsi, tout le travail de reconstitution des années 80 à 90 est à l’avenant avec tenues, coiffures, voitures, mobilier, c’est bien simple, on s’y croirait ! Dans cet écrin visuel quasi parfait, de merveilleux acteurs évoluent. On a parlé de Javier Bardem, mais la prestation de Chloë Sevigny est tout aussi perverse et impressionnante. Au milieu de tout ce beau monde – on a le droit à une sacrée galerie de seconds rôles habitués des séries et films américains – ce sont bel et bien les prestations habitées des deux frangins qui surprend. Cooper Koch, Erik dans la série, et Nicholas Chavez, Lyle, impressionnent de justesse. S’ils sortent un peu de nulle part, gageons que Monstres risque de donner un sacré coup de projecteur sur leurs talents respectifs
La seule chose que l’on peut finalement reprocher à cette nouvelle saison de Monstres, c’est cet inconfort dans lequel elle nous met, à l’instar de la première. Ryan Murphy n’a pas son pareil pour bousculer les choses, voire inverser les pôles, et cela se fait ressentir comme jamais ici. On peut même découper cette saison par les étapes par lesquelles elle nous fait passer : le choc du meurtre, donc la révulsion à l’égard des frères, puis la compassion quand on commence à gratter le vernis, et enfin l’incrédulité quand vient le procès. Quelques procédés d’écriture – notamment via le personnage de Dominick Dunne – viennent en permanence contrebalancer ce que l’on pensait tenir pour acquis. De complice de Dahmer dans la première saison, nous voilà placés comme jurés dans un procès aussi dense que le scénario de cette nouvelle fournée de Monstres. On en ressort comme après une délibération d’audience : rincé par de magnifiques réquisitoires et persuadé que la vérité se cache encore dans quelques recoins inexplorés.