Miséricorde


On avait laissé Alain Guiraudie à Clermont-Ferrand dans l’inégal Viens, je t’emmène, délire un peu grisâtre sur fond de paranoïa sécuritaire. De prime abord, Miséricorde semble renouer avec l’économie narrative de L’inconnu du lac (2013) : un jeune homme revient dans le village de son enfance, provoquant de vieilles rancœurs et une improbable circulation de désirs. Si tout est en place pour un Guiraudie habituel, le cinéaste brouille les pistes et parvient encore à surprendre.

Un jeune homme perdu dans une forêt brumeuse... Scène du film Miséricorde d'Alain Guiraudie.

© Les Films du Losange

Sans Scandale

Le cinéma d’Alain Guiraudie opérait dans la cinématographie hexagonale de nombreux déplacements qui ne pouvaient que nous passionner au vu de notre ligne éditoriale. Déplacement géographique bien sûr, loin de la capitale, qui a déjà été beaucoup commenté ; déplacement de la norme sexuelle, là encore pas forcément besoin d’y revenir ; mais aussi, et cela est peut-être moins relevé, ce qui nous touche particulièrement, déplacement des genres attendus du cinéma français. Guiraudie s’est toujours dit passionné par les grands genres classiques du cinéma hollywoodien, le western notamment, et ces genres infusent toujours dans sa mise en scène – on pense à Rester Vertical (2016) en particulier – suscitant des collages inattendus entre le documentaire, la farce, la tragédie, et des cinémas de genre. Ce qui lui permet de trouver une harmonie dans ces univers disparates c’est sa voix singulière, la langue si reconnaissable de ses dialogues, l’étonnante humanité qu’il représente, et une atmosphère globalement rêveuse, onirique – beaucoup de ses meilleurs scènes sont des figurations de rêve. Miséricorde retrouve dans ces premiers instants tout cela, avec la même économie formelle et narrative du début de L’inconnu du Lac (2013), son chef-d’œuvre à ce jour – nous ne sommes pas toujours les plus originaux.

Un prêtre tenant un panier à provisions en bois avertit un jeune homme dans la forêt, le doigt dirigé vers lui dans le film Miséricorde.

© Les Films du Losange

Jérémie – formidable et trouble Félix Kysyl – revient dans le village de son enfance pour l’enterrement de son ancien patron qui semble avoir été pour lui une figure paternelle. Il retrouve sa veuve, Martine, et leur fils, suscitant rapidement, sans qu’on sache pourquoi la colère de ce dernier. Ces premières scènes filmées dans un Scope ample, faites de non-dits, de disputes improbables, de nuits presque fantastiques, d’errances incompréhensibles, d’errements du personnage dont on ne cerne aucune motivation sont absolument remarquables. Le cinéaste n’a pas son pareil pour mettre en place un mystère à la fois pesant et léger. Ce qui se joue semble incroyablement chargé – de remords, de désirs inconscients, de violence du passé – or rien n’est dit explicitement et tout cela s’écrit d’un trait léger, déjà très amusant. Le récit s’emballe quand une mystérieuse disparition a lieu – on ne la dévoilera évidemment pas, l’un des plaisirs évidents, mais peut-être limités, du film étant celui du dévoilement de son intrigue – et Guiraudie tient toujours très finement cet équilibre entre thriller minimaliste et comédie de mœurs joyeusement subversive. Il faut souligner ce génie équilibriste tant il est précieux et finalement assez profond, et Miséricorde fait de nouveau des merveilles dans ce registre. C’est d’autant plus louable qu’il y retrouve une économie scénaristique remarquable et un sens de la dramaturgie qu’il avait un peu perdu – volontairement – dans ses deux derniers essais. Il l’a souvent dit : il veut enchaîner film foutraque et travail plus ouvragé, plus construit. Ce dernier long-métrage est dans cette deuxième veine et est une sorte de contrepoint souriant, plus léger, à L’inconnu du Lac, sur ces mystères du désir et de sa violence.

L’auteur du Roi de l’évasion (2009) a souvent cité Georges Bataille, et m’est venue en tête ici l’une de ses citations les plus célèbres : « Une conscience sans scandale est une conscience aliénée. » (dans La littérature et le mal, 1957). D’abord parce que le film sonde avec beaucoup de force la conscience de son personnage principal – qui n’est pas sans scandale justement – ensuite parce que tout le déroulé semble justement déjouer en permanence le scandale, comme s’il fallait l’accepter comme un inévitable impondérable, et en définitive le pardonner. J’utilise ce dernier mot religieux à dessein, car c’est bien vers la « miséricorde » du titre que le récit tend, par le biais d’un improbable et génial personnage de curé – Jacques Develay, épatant. Il est autant le tournant que celui qui portera la résolution du récit, et il combine tous les contraires que Guiraudie chérit et rassemble : homme d’église et incroyablement désirant, homme de pardon qui ferme les yeux sur la violence. Au fond, ces contraires ne sont absolument pas étrangers aux préceptes pris à la lettre du christianisme, en même temps qu’ils les détournent avec une jubilation subversive. Peut-être n’irons-nous pas à en faire jusqu’à un long-métrage chrétien – quoi qu’il s’agisse, détail amusant, de son seul film chaste – mais ce goût du pardon par le désir suscite des personnages et des situations uniques et assez passionnantes.

Un homme, u de dos, échange avec le comédien Jean Baptiste Durand, casquette sur la tête et chemise de bûcheron, au cœur d'une forêt grise, dans le film Miséricorde.

© Les Films du Losange

Ce côté « sans scandale » est aussi peut-être la cause d’un léger motif de déception. A mesure que la mécanique narrative se dévoile, elle devient un peu plus attendue. En refusant d’affronter frontalement la violence de son sujet, en déjouant le scandale, Alain Guiraudie, certes, surprend et amuse, mais on peut parfois regretter son inconséquence. Depuis quelques années, il a entamé une carrière de romancier – trois romans publiés chez P.O.L. depuis dont un pavé de plus de 1000 pages, Rabalaïre (2021) via lequel il dit avoir trouvé un medium où il peut aller plus loin dans l’exploration de l’intime. On peut subodorer que son attrait pour le cinéma s’en est un peu amoindri, son ambition légèrement rapetissée. Aussi brillante et jubilatoire soit elle, cette fable morale ne côtoie pas tout à fait les sommets de profondeur de ces plus grands films, pas tant parce qu’elle les raterait que parce qu’elle ne les cherche plus véritablement. D’ailleurs, comme Viens, je t’emmène (2022) son ouvrage le moins convaincant à ce jour, bien qu’évidemment passionnant – l’histoire est tirée d’une anecdote de Rabalaïre, comme si le cinéma servait désormais d’appendice à son œuvre littéraire. Cela peut d’ailleurs se ressentir aussi du point de vue de la forme : si les extérieurs crépusculaires retrouvent la beauté plastique des plus beaux moments de sa filmographie – de nouveau la géniale Claire Mathon à la photographie – les intérieurs renouent malheureusement avec l’indigence esthétique du précédent. Disons-le, cette petitesse de la forme et de son mouvement général vont parfaitement bien à cette farce joyeusement (a)morale, ce qui lui permet d’élégamment distiller ces moments réellement mais plus discrètement bouleversants. Mais on espère qu’Alain Guiraudie aspirera un jour de nouveau à un plus grand vertige, et ce sur un écran de cinéma.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

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