Cinq ans après la sortie américaine du merveilleux et mal-aimé The Beach Bum (2019) – qui n’a connu qu’une sortie directement en DVD et Blu-Ray chez nous – le génial Harmony Korine nous a fait la surprise de dévoiler directement sur son propre site son nouvel essai : le très étrange et coloré Aggro Dr1ft. Quittant définitivement les rives d’un cinéma traditionnel, il nous propose une expérience d’une radicalité inouïe, mais qui n’est pas sans une émotion sincère.
Everything is Romantic
Depuis sa présentation au dernier festival de Venise dans une séance de minuit apparemment survoltée, Aggro Dr1ft suscitait pour beaucoup une grande attente, mêlée d’une certaine appréhension. Bien sûr Harmony Korine est un auteur que nous suivons avec le plus vif intérêt. Auteur de deux chefs-d’œuvre incontestables – Gummo (1997) et surtout Spring Breakers (2013) – et d’un certain nombres d’autres merveilles – l’improbable et obsédant Trash Humpers (2009) ou le bouffon et mélancolique The Beach Bum – il est toujours l’une des voix les plus singulières du cinéma indépendant américain, entre expérimentations formelles avant-gardistes et sujets provocants. De près comme de loin, il n’était sans doute jamais allé aussi fort qu’avec ce nouveau projet. De loin, voilà ce que nous avions entendu : 1h20 intégralement filmées en caméra infra-rouge, narrant l’odyssée d’un tueur à gages errant dans un Miami saturé de couleurs baveuses, coulant partout, dans un univers entre GTA, rêverie Incel, et univers des clips de rap les plus vulgaires et excessifs. D’ailleurs, on savait aussi qu’on y croiserait Travis Scott. Cette radicalité ne pouvait que nous rendre curieux, en même temps qu’on pouvait légitimement s’interroger sur sa vanité. Que voit-on de plus près ?
Partons du Korine le plus connu pour essayer de comprendre sa démarche toujours plus étonnante. On entend souvent à propos de Spring Breakers que sa beauté viendrait du fait qu’il épouse la vulgarité de ses personnages et de leurs rêves pour mieux critiquer leur univers. Cette odyssée quasi fantasmée de jeunes femmes en spring break trouve en effet une part de sa beauté dans sa façon d’épouser absolument les codes de ses héroïnes, de ne jamais les regarder de haut. Dans Spring Breakers, on pleure sur du Britney Spears comme on s’extasie sur des formes ultra sexualisées au ralenti, on jubile de voir de la drogue et des armes en même temps qu’on s’émeut du simplisme religieux d’une des filles. Mais à la revoyure, qui pourrait vraiment citer où se trouve quelconque regard critique ? Le spectateur est en droit de juger ce qu’il voit, Korine est toujours du côté de ses héroïnes, leur offrant même une sorte de parcours mélodramatique qui trouve son apogée dans une scène de gun fight éblouissante, où le tube pétardant de Skrillex qui ouvrait le film dans un océan de vulgarité est repris dans une déchirante version orchestrale, soulignant sa mélancolie secrète. Tout l’art de Korine se trouve peut-être résumé dans ce remix improbable. Il tire toujours une forme de romantisme et même de mélancolie, de sa matière ingrate, sans dénaturer cette matière, en la triturant elle-même. Mais sans doute qu’il n’était jamais allé aussi loin que dans cet objet totalement inclassable, cet infra-monde fascinant qu’est Aggro Dr1ft.
Les présentations qui en avaient été faites à Venise ne mentaient pas. Ils s’agit bien de l’errance d’un tueur à gages, tout est bien filmé en infra-rouge, retapissé en post-production de couleurs ultra saturées, et on croise bien Travis Scott en tueur à tendance hippie, accompagné par ailleurs d’acolytes en couleurs arc-en-ciel. Son personnage, comme perdu en mer, noyé dans ses armes et ses théories naïves, et peut-être le plus beau symbole du récit : un objet isolé, loin de tout, enfermé dans son imaginaire sans filet, et pour tout cela étrangement émouvant. Même les commentaires les plus critiques de Venise sont difficiles à contredire : comment nier que l’imaginaire qui se déploie ici est celui d’un incel dont la conscience serait perdue dans un GTA sans fin. On ère pendant 80 minutes dans un festival de corps plantureux et dénudés, de twerks et de véhicules vulgaires. Korine sature sa pellicule de tout ce qui fait la vulgarité de Miami, et ces couleurs vives, parfois effrayantes, souvent fascinantes, n’en dévoilent pas vraiment l’envers, le négatif. Au contraire, elles semblent accentuer cette vulgarité, cette noirceur et cette violence. Pourquoi est-ce malgré tout beau ? D’abord il faut bien dire que ces images sont spectaculairement neuves et fascinantes. On peut tout à fait regarder ce film comme une toile d’art abstrait où tous ces éléments vulgaires deviennent d’incroyables vecteurs de fascination, de sidération, où surtout ils se reproduisent sans filet, selon une pure logique de la sensation. Par exemple le tueur est constamment accompagné d’une sorte de double monstrueux et immense dans le ciel, qui reproduit ses mouvements, ou encore chaque corps semble contenir des formes robotiques bizarroïdes qui apparaissent sporadiquement. Mais tout cela est là toujours de la même manière : sans explication, posé là comme une énième tâche de couleur pour dessiner un tableau insaisissable et protéiforme.
L’extase plastique qu’on ressent devant ces aplats de couleurs sidérants, qui plus est accompagnés d’un travail sonore enveloppant et particulièrement réussi (merveilleuse bande-originale d’Araabmuzik), pourrait suffire à notre bonheur. En premier visionnage, on peut regretter l’émotion des derniers instants de Spring Breakers, cette émotion intimement liée à des personnages dessinés avec plus de finesse qu’on pourrait croire. De mon côté, je n’oublie pas que cette émotion ne m’est pas apparue dès 2013 et mon premier visionnage, qu’il m’a fallu quelques visions pour ne pas m’arrêter à une unique sidération – déjà fort stimulante – devant un objet aussi singulier et qu’Aggro Dr1ft pourrait donc, en définitive, cacher de la même manière sa substance émotionnelle pour plus tard, une fois mes yeux remis de ce délire surchargé. Aussi, il me semble qu’il y a tout de même quelque chose d’intrinsèquement émouvant à voir un cinéaste chercher perpétuellement à saisir de la beauté d’absolument tout et n’importe quoi. D’un énorme cul s’agitant sur un lit à un gangster chauve portant des ailes ridicules en passant par des traversées d’eau sur Miami, des bateaux bling-bling en pagaille, de masques protéiformes et geeks en armes en tous genres, de feus d’artifices en décapitations brutales, de nains horrifiques en gangsters grotesques, tout se retrouve ici embarqué dans une poésie colorée et vaine, en pure perte, guidée par ce regard kaléidoscopique, vorace, azimuté. Ce qu’il y a de magnifique, c’est que cette poétique est vrai romantisme, au sens où elle cherche toujours, au cœur de ce magma parfois écœurant, une possibilité d’évasion par le beau. Non pas que ce beau sauverait de quoi que ce soit – au contraire, rien n’est plus sublime ici que le sang et les mises à morts – mais il est une possibilité infini de renouveau. D’ailleurs, ici, les corps comme les couleurs ne cessent de se modifier d’eux-mêmes, de se réinventer.
Tout cela est au fond assez naïf, au sens propre du terme, ce que confirme la voix off très sentimentale du personnage principal, incarné par Jordi Mollà dont la voix grave porte idéalement cette narration lancinante. Il est difficile de ne pas penser à The Killer de David Fincher, qui lui aussi suivait un tueur à gages et ses méditations en off. Chez Fincher, le tueur était froid, clinique, méticuleux, et la mise en scène faisait mine de suivre son regard pointilleux et nihiliste pour mieux finalement le contredire puisque ce tueur ne cessait d’être mis en échec. En résultait un regard certes sinistre sur le monde contemporain, mais qui en détaillait finalement les beautés par un découpage extrêmement fluide, là aussi d’une certaine manière en pure perte. Chez Korine, c’est l’inverse, ou, évidemment, le négatif. La voix off romantique, ne vantant que l’amour, la famille, paraît initialement en totale contradiction avec les images très brutales et agressives que recouvrent le long-métrage. Pourtant le cinéaste semble en épouser totalement la naïveté à tel point qu’Aggro Dr1ft finit par plus évoquer les prières Malickiennes – en particulier sa trilogie citadine mal-aimée, et intégralement sublime, composée d’A la Merveille (2013), Knight of Cups (2015) et Song to Song (2017) – que toutes les œuvres évoquées jusqu’ici. Son personnage cherche un au-delà dans l’amour de sa femme et des valeurs éminemment réactionnaires. Harmony Korine lui offre une salut bien moins moral : en plein cœur de son univers ignoble mais dont il tire toute la poésie jusqu’ici invisible, la beauté souterraine. Il suit d’une certaine façon l’une des observations de l’autre œuvre capitale de cet été 2024… Everything is Romantic.