Lorsque David Benioff et Daniel Brett Weiss, les créateurs de la série Le trône de fer (2011-2019), ont annoncé, avec Alexander Woo, l’adaptation d’un roman de hard science multi-primé, les amateurs de ce type bien spécifique de science-fiction ont légitimement pu avoir des sueurs froides. En effet, transposer un genre plutôt aride et pointu en un spectacle grand public accessible au quidam peut signifier pour le puriste un intolérable abâtardissement de l’œuvre.
Casse-tête chinois
C’est un truisme d’affirmer que les adaptations en séries des best-sellers de la littérature sont confrontées aux impératifs de succès immédiat induits par le modèle des plateformes de streaming. Il n’est donc pas rare que des œuvres se voient totalement remaniées (citons par exemple Le Maître du Haut Château, Frank Spotnitz, 2015-2019), voire rallongées inutilement pour capitaliser sur leur succès – on pense par exemple à The Expanse, Mark Fergus et Hawk Ostby, 2015-2022 – lorsqu’elles ne sont pas purement et simplement annulées. Les showrunners du Problème à trois corps (2024-en cours) n’ont pas choisi la facilité en se lançant dans l’adaptation du premier volume d’une trilogie écrite par le romancier chinois Liu Cixin. Le défi est triple : il s’agit de donner un rythme télévisuellement acceptable à un roman qui en manque parfois cruellement, se dépêtrer des inévitables aspects idéologiques et culturels d’une œuvre originale dont l’intrigue se déroule quasi exclusivement en Chine, et faire mieux que la première adaptation 100 % locale sortie l’année précédente, aussi fidèle que laborieuse. Celle-ci développe en 30 épisodes (contre 8 pour la série NetflixNetflix) une histoire complexe se déroulant à différentes époques. Ainsi, des chercheurs renommés se suicident alors que les lois de la physique elles-mêmes semblent aller à vau-l’eau. Que signifie le compte à rebours qui obstrue la vision d’un scientifique inventeur de nanomatériaux ? Y a-t-il un rapport avec ce jeu vidéo auquel certaines de ces personnalités ont joué avant de trépasser ? Ou est-ce en lien avec leur recrutement par une société secrète aux agissements aussi nébuleux que suspects ? Et que s’est-il donc passé il y a un demi-siècle à Côte Rouge, une base militaire chinoise perdue sur une montagne au fin fond du pays ? Voilà le genre de suspense qu’entretient l’œuvre de Cixin, grand succès de librairie dans son pays natal, publiée là-bas en 2008 et sortie en 2016 en France. Son titre fait référence à un problème de physique : comment prédire la trajectoire de trois corps céleste s’attirant mutuellement ? C’est le terrible fléau qui pèse sur les habitants de Trisolaris, une planète dont le destin est gouverné par trois soleils. Leur civilisation est régulièrement réduite à peau de chagrin par des cataclysmes imprévisibles, et doit reprendre presque de zéro son long cheminement vers la connaissance après chaque destruction. Alors qu’ils sont enfin parvenus à un niveau de technologie leur permettant de quitter leur monde, ils captent une communication en provenance de la Terre, planète habitable orbitant autour de l’étoile la plus proche…
Pour que tout cela soit apprécié par un public occidental, les scénaristes ont procédé à des modifications de lieux, ont ajouté des personnages et des sous-intrigues parallèles. Ils aussi ont apporté dans leur besace des visages du Trône de fer (John Bradley-West, Liam Cunningham et Jonathan Pryce) et d’autres jeunes acteurs confirmés comme Eiza González, Jess Hong et Alex Sharp. Si le personnage central de Ye Wenjie (interprété par Zine Tseng et Rosalind Chao) ne subit que peu de transformations, une grande partie de l’action est délocalisée au Royaume-Uni en lieu et place de la Chine où se déroule l’essentiel de l’histoire dans le livre. Les scientifiques d’un certain âge deviennent ici une bande d’amis, la plupart jeunes, doués, physiquement agréables à regarder et d’une pluralité ethno-culturelle de bon aloi, bref, tout ce qui peut favoriser l’identification et attirer la sympathie du téléspectateur cible. Pour le côté « émotionnel » incontournable, une histoire d’amour impossible, sur fond de destin tragique a été prélevée sur le troisième roman de la trilogie. Certains personnages ont également subi un recalibrage – le policier Clarence Shi (Benedict Wong), éminemment plus sympathique que l’original – d’autres occupent une place beaucoup plus importante à l’instar de Mike Evans (Johnatan Pryce) ou ont été purement et simplement ajoutés comme la fanatique Tatiana (Marlo Kelly), bras armé des extraterrestres San-Ti.
Pour autant, si on accepte ce lissage et ces ajouts, qui font partie, pour le meilleur et pour le pire, du cahier des charges, on constate que les lignes principales de l’histoire et certaines scènes-clés, notamment dans la mise en place de l’intrigue, sont plutôt respectées et remarquablement mises en scène. Parfois avec un grand souci du détail comme par exemple la scène d’ouverture où le père de Wenjie est humilié et tué sur la place publique, l’exil de sa fille pour les travaux forcés dans une exploitation forestière, son recrutement pour un projet secret par le gouvernement chinois, ou l’assaut du navire Judgment Day (qui fait immanquablement penser à la scène d’ouverture du Vaisseau de l’angoisse de Steve Beck, 2002). Par ailleurs, si le roman souffre d’une narration héritée de la SF américaine des années 50, du moins celle popularisée par Asimov et Clarke, la série développe le récit à un rythme régulier, encore que loin d’être effréné, en jouant sur l’impact visuel des moments forts (le compte à rebours qui défile devant les yeux d’Auggie, les scènes se déroulant dans le monde du jeu à réalité virtuelle, l’alternance entre la jeunesse de Wenjie et le présent), en ajoutant des moments de tension (les inexplicables apparitions de l’inquiétante Tatiana) ou en mettant en avant une thématique sous-jacente mais peu développée dans le livre : les raisons pour lesquelles les San-Ti projettent de se débarrasser des Terriens résident dans la propension au mensonge de ces derniers – ce dont les extraterrestres sont incapables – et de l’absence totale de confiance en la race humaine qui en résulte.
En revanche, on peut déplorer la mise au placard de certains sujets polémiques. Contrairement à Liu Cixin qui ne s’aventure jamais au-delà ce qui est officiellement toléré par le parti – comme la réprobation de la Révolution Culturelle – les créateurs avaient l’occasion de traiter les aspects politiques d’une histoire susceptible d’en contenir en grand nombre, à l’image du Trône de Fer. Au lieu de cela, la série s’en tient à des opinions générales, consensuelles ou manichéennes : les civils sont tenus dans l’ignorance par le gouvernement / les militaires, les humains doutent, sont imparfaits, mais ne méritent pas d’être exterminés, ils sont capables de se sacrifier pour une grande cause, ou se racheter de leurs erreurs… Autant de bien-pensance archi-usée avec laquelle on ne peut être que d’accord. Seuls Evans et Wenjie, personnages ambigus dans leurs motivations, échappent au traitement en noir et blanc et sont de ce fait les personnages les plus intéressants, auxquels on peut ajouter celui, sous-exploité, de Saul (Jovan Adepo), physicien de talent qui brille par son immaturité et sa passivité fataliste : il se voit finalement confier une mission cruciale. Par ailleurs, roman et série échouent à s’emparer des problématiques écologiques pourtant soulevées au début de l’histoire lorsque l’héroïne, atterrée par la déforestation à laquelle elle participe dans les années soixante, se voit remettre sous le manteau Printemps silencieux de Rachel Carson, considéré comme l’un des premiers livres à soulever le problème des pesticides. Il y avait pourtant là matière à développer l’une des préoccupations principales de notre époque.
Le New York Times a qualifié de médiocre le scénario et le casting de la production chinoise. La version américaine a également essuyé des critiques immédiatement après sa sortie sur Netflix, notamment sur le choix d’ouvrir le premier épisode sur la mise à mort publique du père de Wenjie, illustration choc de la Révolution Culturelle, sombre époque de la Chine où ceux qui étaient suspectés de propager des idées contre-révolutionnaires, dont les cadres, les professeurs et les intellectuels étaient persécutés et envoyés dans des camps de rééducation par le travail. Pour le public chinois, c’est clairement un signe de sinophobie. Une petite guéguerre d’opinions, saupoudrée de nationalisme et mauvaise foi idéologique. Il faut noter toutefois que lors de sa première parution en feuilleton en 2006 dans une revue chinoise de science-fiction, le roman de Cixin s’ouvrait sur la séquence incriminée, qui a ensuite été déplacée lors de la parution en librairie en 2008. L’édition occidentale et donc française respecte l’ordre initial, c’est ce que fait aussi la série. Les polémiques ne sont pas près de s’éteindre puisqu’à l’heure qu’il est, l’adaptation de La Forêt Sombre a été officialisée dans l’Empire du Milieu, et si de son côté, Netflix n’a pas encore donné son feu vert pour une seconde saison, les créateurs travaillent d’ores et déjà d’arrache-pied pour scénariser le second volume de la trilogie : un nouveau défi puisque l’action se déroule un siècle plus tard.