Qui a dit que le cinéma américain indépendant manquait d’imagination ? Certainement pas Mike Cheslik, qui signe avec Hundreds of Beavers l’une des pépites de l’année, un OFNI fulgurant qui tranche par sa singularité avec la production cinématographique outre-atlantique. Décorticage d’un film sans pose, sans pause, un tour de force comique jouissif.
Keaton & Coyote
Dans un noir et blanc granuleux, le premier long-métrage de Mike Cheslik, que certains d’entre nous ont pu découvrir au Grindhouse Festival, raconte sans dialogues les mésaventures au XIXe siècle dans le Grand Nord d’un producteur de cidre, Jean Kayak, se retrouvant suite à une attaque de castors sans le sou, perdu au milieu de la neige, contraint d’apprendre à survivre et à devenir trappeur. Défi supplémentaire pour le héros maladroit : devenir meilleur trappeur pour espérer s’attirer les faveurs du marchant de fourrure dans l’espoir de pouvoir épouser sa fille. Hundreds of Beavers se pare donc d’un récit simplissime « de zéro à héros », une structure narrative qui passe par l’apprentissage, l’empirique, les tentatives et surtout les échecs. C’est sur le fondement de ce récit que le film va asseoir sa matière comique : en enchaînant les ratés du héros quant à sa survie en milieu hostile, puis l’absurde multiplication d’efforts, d’essais, parfois aussi surréalistes que possible pour parvenir à attraper une proie, puis à force de conseils, d’observations et de malice, à ce que les pièges d’abord nourriciers deviennent des pièges de trappeurs en accentuant une absurdité croissante dans ses stratagèmes. Un récit progressif – loser en quête de survie jusqu’à apprenti trappeur puis « super-trappeur » – qui par sa simple structure est le premier élément qui empêche le long-métrage de perdre en rythme et de tourner en rond là où un tel « film à idée » aurait pu s’essouffler rapidement.
Mais l’idée la plus géniale de Hundreds of Beavers, ce n’est pas tant la forme, que la manière. Pour raconter les échecs, les pièges, les réussites du trappeur en herbe, le film opte pour un surréalisme comique ancré dans deux longues traditions comiques : le slapstick et le cartoon. Le premier est un genre comique directement hérité du cinéma des origines jusqu’au parlant, qui repose sur un sens comique très visuel : des chutes, des gags, des courses, de la vitesse. Le mouvement des corps, l’inventivité visuelle pour les mettre en scène, et l’énergie absurdement infinie déployée sont les principales matières de ce genre dont les plus illustres représentants sont Buster Keaton, Charlie Chaplin ou Harold Lloyd. L’arrivée du parlant met à mal ce genre, et la comédie va alors surtout s’appuyer sur ses dialogues pour faire rire, tout en gardant cet aspect de vitesse – notamment dans la screwball comedy. Le slapstick trouvera ensuite un héritier dans le cartoon, qui reprendra ses principes comiques en étant libéré de plusieurs poids. D’abord l’animation permet de laisser une plus grande liberté dans les situations, les mises en scènes – comme lorsque Oswald le Lapin se saisit de ses oreilles comme de deux matraques dans All Wet (Disney & Iwerks, 1927). Cette liberté esthétique, couplée au format plus court du cartoon permet aussi plus de liberté et d’embrasser davantage un surréalisme visuel. Enfin, l’animation pouvant apparaitre moins frontale et plus allégorique, certains n’hésitent pas à se saisir de cet art pour en accentuer le caractère outrancier – comme les yeux du Loup qui sortent d’excitation de ses orbites dans Red Hot Riding Hood (Tex Avery, 1943).
Ces éléments comiques caractéristiques se retrouvent parfaitement assimilés dans le film de Mike Cheslik, qui lui donne son aspect jubilatoire. Il emprunte autant à une richesse de la narration longue, aux rebondissements, aux surprises, mais aussi aux nombreuses « préparations » et « paiements » tout au long du récit proches d’un Buster Keaton dans Sherlock Jr (1924) et en même temps, sa science des gags minutes, imprévisibles et farfelus en font également un cousin très proche des Looney Toons, de Vil Coyote en premier lieu, par sa science du piège nul et alambiqué. Mais Hundreds of Beavers ne relève pas que du simple pastiche de cette forme comique désormais rare. D’abord sa maitrise de ces codes est à saluer, mais le titre a sa propre identité, notamment par des partis-pris esthétiques. Le choix du noir et blanc pourrait paraitre poseur, mais le grain très prononcé de l’image lui retire tout aspect bêtement esthétique, pour accentuer davantage son aspect plus artisanal, « fait-maison ». Cette dimension altérée de l’image renforce son caractère cartoonesque, car il accentue l’impertinence du film, qui se permet même quelques blagues outrancières, dans la lignée de Tex Avery, notamment avec la fille du marchand de fourrure. Et au-delà de la maitrise du slapstick et du cartoon, la grande singularité du film tient à des aspects formels : comme le fait que les animaux – castors, ratons-laveurs, lapin et autres loups – sont des acteurs dans des costumes de peluches, ce qui renforce le délire unique dans lequel s’engouffre le film. Imaginer des adultes en costumes de castors tabasser un pauvre trappeur, l’image ne laisse pas insensible. Il faut bien croire au caractère jouissif des péripéties, des gags et des pièges qui jonchent le film, tout en tâchant d’en garder, nous aussi, la surprise.
Cette science du gag chimiquement pur, parfaitement rythmé, couplé à l’inventivité et le surréalisme des situations font de Hundreds of Beavers une merveille de comédie unique. Il donne à voir une renaissance de Keaton ou Lloyd autant qu’un épisode de Bip Bip et Coyote en live, dans des décors parfois frôlants avec Le Cabinet du docteur Caligari (Robert Wiene, 1920) dans certaines compositions. À la fois clown et architecte, Mike Cheslik réussi le pari hautement risqué d’un film comique qui doit absolument reposer sur son rythme ciselé, une imagination toujours prompt à surprendre et enthousiasmer les spectateur·rices, trouver l’équilibre entre un non-sérieux burlesque et un sérieux immense accordé à la conception de ses trouvailles. Mission réussie, au-delà des espérances pour ce coup de coeur qui ne fait définitivement pas genre, qui traversera à coup sûr un cette année cinématographique comme la météorite dont il dégage au moins la même énergie. Reste à espérer que la bonne étoile d’un distributeur donnera l’occasion de s’approcher de ce météore dans une salle obscure hexagonale.