Le Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg a accueilli le duo Jean-Pierre Jeunet / Marc Caro pour présenter la version restaurée de La Cité des Enfants perdus (1995) en première mondiale. Entretien fleuve avec deux monuments du cinéma de genres français, au croisement entre steampunk et franchouillardise.
Pour un cinéma franchouillard
Quand on parle de cinéma de genres français, on entend souvent qu’il n’y a pas de public pour la science-fiction en France. Pourtant, Delicatessen (1991) et La Cité des Enfants perdus que vous avez co-réalisés ont connu un certain succès, et ils sont encore célébrés aujourd’hui. La preuve, vous êtes ici à Strasbourg pour présenter la nouvelle restauration de La Cité. Comment vous expliquez la reconnaissance de vos films ?
Marc Caro : Je pense que ce sont des films hors du temps. Même à l’époque, ils faisaient référence à un cinéma ancien, mais avec une vision neuve et moderne d’un « cinéma de l’imaginaire ». On ne sait pas à quelle époque ils se passent. Ce qui est assez étrange c’est que d’après pas mal de bouquins, La Cité est devenu un des premiers archétypes du steampunk. A l’époque, le terme n’existait même pas. Nous, on a toujours appelé ça du rétro-futurisme. Depuis Le Bunker de la dernière rafale (1981), on a picoré dans ce qu’on aimait esthétiquement dans ce passé cinématographique. On se l’est approprié et on en a fait notre truc à nous.
Jean-Pierre Jeunet : Brazil (Terry Gilliam, 1985) nous a beaucoup influencés aussi. Delicatessen a été un succès dès le début. Ça a été un pavé dans la mare. La Cité, un peu moins. Il a surtout été remarqué aux États-Unis parce que ça m’a permis de faire Alien, la Résurrection (1997), mais il est devenu culte au fur et à mesure des années. Maintenant, il est souvent cité dans « les 100 meilleurs films de l’histoire » alors qu’il était beaucoup moins reconnu à l’époque.
Delicatessen a même été salué aux Césars, ce qui est difficile à imaginer aujourd’hui pour un film de science-fiction français.
JPJ : Ce n’est pas vraiment de la science-fiction.
MC : Si, un peu. C’est du post-apo. De toute façon, on est toujours aux croisements. La base de toutes nos histoires sont les contes, avec un aspect mythologique. Personnellement, je viens de la bande dessinée et de Métal Hurlant, toutes ces aspirations transpirent dans notre cinéma.
JPJ : Et de notre amour pour le vieux cinéma français, comme Carné, Prévert et Duvivier.
MC : Mais aussi des expressionnistes, d’une lignée complètement artificielle et pas uniquement du cinéma réaliste. Donc Delicatessen a été reconnu, mais il n’a quand même pas eu droit à une première diffusion télé à 20h30. Il est tout de suite sorti sur France 3 à 22h30, aux côtés des vieux films français.
Vos films sont hors du temps, mais ils sont aussi hors de l’espace. Votre cinéma reconnecte l’imaginaire à la périphérie, à la manière du réalisme poétique avec ces histoires hors des grandes villes.
MC : C’est ce qu’on aime. On a été marqués par les films de Marcel Carné, par les acteurs avec des gueules, par le travail du décorateur Alexandre Trauner, par La Belle et la Bête (Jean Cocteau, 1946), par cette manière de sculpter la lumière qui se rapproche des illustrations de Gustave Doré.
JPJ : On s’inspire vraiment du réalisme poétique. L’immeuble de Delicatessen est le même que dans Le Jour se lève (Marcel Carné, 1939). D’ailleurs, on a fait le montage à l’endroit même du tournage du Jour se lève.
MC : J’ai rencontré la petite-fille de Robert Doisneau à une expo BD. Elle m’a dit que son grand-père avait adoré Delicatessen, qu’il avait été très touché qu’on l’ait cité et on lui a dit qu’il nous avait inspirés.
JPJ : Dans mon bureau, j’ai encadré une carte de lui qui dit “Si le directeur du Centre National de la Cinématographie avait su le plaisir que j’ai eu à voir votre œuvre, il m’aurait fait payer dix fois le prix de la place. Maintenant, le plus dur pour vous va être de rester simple”. Il n’avait pas tort parce que La Cité était énorme, et trop cher.
MC : Il y a un cinéma de genres qui est en train de naître en France, mais je trouve que ses inspirations ne sont pas forcément françaises. Elles sont plutôt américaines ou italiennes avec le giallo. Alors que nous — et c’est peut-être ce qui a plu à l’étranger — on a notre vision très franchouillarde du cinéma (rires). Le genre de trucs que nous seuls pouvons faire. On retrouve cette périphérie chez Cocteau, mais aussi dans Les Yeux sans visage (Georges Franju, 1960), chez Tati et plein d’autres. Il y a une tradition du fantastique français, qui est issue de la pataphysique (science fictive des épiphénomènes, « des solutions imaginaires », inventée par le Français Alfred Jarry, ndlr). Il n’y a qu’ici qu’on peut le faire. Tout comme en Belgique, ils ont une tradition typiquement surréaliste avec René Magritte ou Jean Raine. Je trouve que c’est nécessaire de cultiver ces différences pour en faire autre chose. Par exemple, c’est quand même génial que les westerns spaghetti aient réussi à revendre du western aux Américains. Ensuite, il n’y a pas eu un western qui n’était pas pompé sur les Italiens.
On lit beaucoup que votre cinéma est très artisanal, mais c’est un peu réducteur. Vous êtes à mi-chemin entre l’artisanat et la modernité, à la manière de Méliès — il faisait ses films à la main dans son jardin, mais il était aussi un grand expérimentateur.
MC : On a exactement la même approche. Méliès faisait ses numéros au Théâtre Grévin, et il a vu apparaître l’outil dont il rêvait. Il a pu le détourner pour en faire son art. Nous, on a expérimenté dans des clips. On est arrivé à la bascule du numérique, parmi les premiers. On a pu imaginer des choses, et on a eu les outils pour les réaliser. Ça a été naturel. J’ai aussi une grande admiration pour Georges Lucas. On lui doit tellement au niveau de la technologie. La motion control, le son, les effets spéciaux, Pixar… Tout comme Walt Disney.
JPJ : On est influencé par notre Histoire, mais on réalise avec les technologies les plus modernes. La Cité a été le premier film mixé en numérique. Nos décors étaient construits artisanalement, mais on les couplait à la technologie. On utilisait le warping (la déformation de l’image, ndlr) pour agrandir le nez de Krank, et le morphing (la transformation fluide de l’image, ndlr) quand Miette vieillit. Ce sont des séquences qui ont marqué le public.
MC : Mais jamais gratuitement, toujours au service de l’histoire .
JPJ : Comme disait Terry Gilliam, quand on vient du stop motion et de l’animation, on aimerait tout faire soi-même. Et on continue. Je fabrique toujours des petites bestioles, j’en fais des films d’animation, et Marc expérimente sur ordinateur. Quelques soient les outils, on aime bien bricoler.
Vous avez dit un jour en interview que le cinéma français tourne souvent autour du scénario, des comédiens et des dialogues, et qu’il manque d’audace visuelle. C’est quelque chose qu’on retrouve peut-être plus chez les Américains, qui pourrait expliquer pourquoi beaucoup de cinéastes français puisent chez eux.
MC : J’adore le cinéma muet, car tu comprends l’histoire seulement avec les images. Les grands réalisateurs comme Hitchcock coupaient le son pour voir si l’histoire était toujours compréhensible. Aujourd’hui, si tu tentes ça sur beaucoup de films français, tu vois juste des types qui parlent dans une cuisine ou une voiture. Tu ne comprends pas ce qui se passe. Alors que même dans un gros film d’action, tu devines qui est le méchant, qui est le gentil. Tu as un autre niveau de lecture. Tu perds peut-être quelques subtilités narratives, mais tu comprends grosso merdo ce qui se passe.
Si on coupe le son de vos films, on reconnait très bien ces tronches franchouillardes, on comprend la narration et les enjeux dans les grandes lignes. Alors comment vous expliquez que les films français aient autant de mal à se détacher du pur récit dialogué ?
MC : Les gens sont très littéraires. Toute la Nouvelle Vague ne nous a pas aidés non plus. Godard, c’est très bien, il a…
JPJ : Ah bon ? (rires)
MC : J’aime beaucoup ses premiers films, après ça ne m’intéresse plus. Il a quand même fait des films avec des pavés en intertitres. On dirait que la Nouvelle Vague a oublié qu’il y a eu toute une phase d’expérimentation avec la caméra dans les années 20. Il y avait les Russes avec Sergeï Eisenstein, et Dziga Vertov, il y avait les Français avec Marcel Lherbier et Abel Gance… Ils se sont dit qu’ils pouvaient faire avancer la caméra. Avant eux, les débuts du cinéma étaient principalement du théâtre filmé — même Méliès était très fixe dans sa mise en scène. Ensuite, le cinéma est devenu un objet de création et de traduction d’états émotionnels. Nos idoles sont Stanley Kubrick, Sergio Leone, Orson Welles, chez chacun d’entre eux le cadre de la caméra est un espace scénographique.
JPJ : Marc dit souvent que le cinéma est comme une boîte de jeu, et on utilise tout ce qu’il y a dans la boîte : le costume, le décor, la musique, le montage, le dialogue, le son… Maïwenn dit qu’elle ne s’intéresse qu’aux dialogues et aux acteurs. On trouve que c’est dommage de laisser tout le reste dans la boîte. C’est une vision différente, mais tu as envie de leur dire de faire du théâtre parce qu’au moins tu n’as pas besoin de t’emmerder avec tout le reste. Nous, on aime jouer avec tout ce qu’il y a dans la boîte.
Ce qui fait la force de votre duo, c’est que vous avez des compétences complémentaires. Jean-Pierre, tu es plutôt issu du cinéma, et Marc plutôt de la bande dessinée. Donc cette rencontre vous permet de puiser dans tout ce que la boîte peut offrir. Devant certaines séquences, on peut même deviner des cases de bande dessinée liées entre elles par un montage très cinématographique.
MC : Dans une scène de La Cité, la siamoise cuisine avec sa jumelle. On travaillait un peu comme elles. Mais pendant le tournage, on se divisait beaucoup plus le travail suivant les capacités de chacun.
JPJ : Il n’y a pas beaucoup de metteurs en scène qui ont été capables de travailler à deux — et qui ne sont pas frères ou sœurs. Il y a les Taviani, les Cohen, les Wachowski. En France, je ne vois que Nakache et Toledano qui ne sont ni frères, ni amants. A San Francisco, on a donné une interview pour un journal gay et on nous a demandé si on était gay. On a répondu que pas du tout, et il a vite plié les gaules (rires).
MC : Si on avait voulu faire le boulot de l’autre, notre complicité n’aurait pas fonctionné .
JPJ : On se respectait. Si Marc me disait “il faut que ce soit rouge”, alors c’est ce qu’il fallait faire.
MC : Et inversement.
JPJ : C’était déjà bien d’avoir fait deux films, mais ensuite on a eu besoin de se séparer pour faire des choses plus personnelles.
MC : Quand tu travailles à deux, tu mets certaines choses de côté parce que ça n’intéresse pas l’autre. Donc à un moment, tu as envie d’aller les explorer.
Propos de Jean-Pierre Jeunet & Marc Caro
Recueillis et retranscrits par Calvin Roy
Dans le cadre du Festival Européen du Film Fantastique de Strasbourg
Merci à Stéphane Ribola