[Entretien] Rose Glass, tout feu tout flamme


Saint Maud a connu un destin incertain : d’abord prévu pour une sortie en salles sous la houlette de Diaphana, cette dernière a finalement été annulée pour cause de variant anglais et de fermeture des salles. Le film est alors disparu dans les limbes, sûrement victime de l’embouteillage de sorties à la réouverture. Pour les plus chanceux, comme nous, qui avaient pu le voir en salles en avant-première presse ou en festival, cette absence de sortie en salles apparaissait comme une injustice, tant le premier long-métrage de Rose Glass – Grand Prix à Gérardmer, rappelons le – nous avait particulièrement secoués. À l’époque, nous avions eu l’occasion de rencontrer la réalisatrice pour discuter de son étonnant portrait de femme radicalisée.

En contre-plongée, l'actrice Morfydd Clark est alalongée sur des escaliers en marbre, les mains sur le visage, comme en souffrance ; plan issu du film Saint Maud de Rose Glass.

© Angus Young / BFI / Channel 4

Et Dieu créa la flamme

On a l’impression que ce qui domine actuellement, dans les nouvelles propositions dites « de genre », c’est une recherche de reconnecter des codes un peu usés depuis des années par le cinéma de genre dirons-nous « marketing », pour les réinvestir du réel, en résumé que les cinémas de genres se remettent à communiquer avec la réalité, à nous aider à mieux la comprendre. Saint Maud en est une autre incarnation, notamment parce qu’il aborde un sujet assez épineux qu’est le radicalisme religieux, un sujet sur lequel il est souvent tentant de faire des raccourcis. L’une des vocations de votre film n’était-elle pas de nous inviter à faire davantage d’effort pour comprendre ces jeunes gens et les mécanismes qui peuvent les amener à radicaliser leur approche de la foi ?

C’était l’idée de départ, même si je ne me suis pas focalisée uniquement là-dessus. Je me suis toujours intéressée à ce qui poussait les gens à commettre des actes horribles, des choses qui paraissent inexplicables. On peut penser que les humains sont intrinsèquement mauvais, mais je pense qu’il y a en chacun de nous cette capacité à faire des choses qu’on n’aurait jamais imaginées dans les pires circonstances. J’ai voulu me plonger dans un personnage qui serait poussé à commettre des actes inexplicables et horribles, mais je voulais que les spectateurs se mettent à sa place et comprennent qu’on ne devient pas comme ça du jour au lendemain. C’est souvent une série d’évènements bien précis qui mènent à l’irréparable, et je voulais voir si le public pouvait être empathique avec Maud. C’est comme ça que je conçois son personnage… Les films d’horreur sont souvent connectés à la réalité. Je ne suis pas une grande fan du genre, je suis même une mauvaise cinéphile, mais beaucoup de films d’horreur sont des métaphores, comme les zombies de Romero qui sont une métaphore du capitalisme. Ce type de films est un bon moyen pour parler de sujets sensibles tout en les « déguisant ».

Morfydd Clark plie un linge bleu, nous regardant droit dans les yeux ; derrière elle, le fond d'une église protestante, sobre, avec une chaire en bois, plan issu du film Saint Maud de Rose Glass.

© Angus Young / BFI / Channel 4

On constate en France et ailleurs que les productions qui essaient d’aborder des sujets aussi sensibles avec une certaine nuance sont souvent attaquées, mal comprises et qu’il faut faire des films qui seraient comme des slogans, sans ambiguïté. N’est-il pas compliqué voire effrayant, en tant que cinéaste, de résister à ses injonctions « contre la nuance » ?

Ce qui m’inquiétait le plus, c’était de bien représenter le problème de la santé mentale, plutôt que la religion ou l’extrémisme. Selon moi ce n’est pas un film sur la religion, Maud ne se fait pas endoctriner par une communauté. Sa vision du christianisme est particulière : elle ne croit qu’en ce qui lui plait, le film est donc davantage axé sur la « psychologie de la foi ». On pourrait remplacer le christianisme par autre chose et l’histoire resterait la même. Jusqu’à la fin du film, sa foi n’est pas une force négative dans sa vie, ça la fait avancer, ça lui donne un but. On ne tranche pas, peut-être qu’elle parle vraiment à Dieu, ou alors elle délire.

Dans un contexte général de réflexion autour des figures féminines et de la place de la femme dans la société de façon générale, Saint Maud peut étonner. D’une part, il propose une plongée totale, relativement rare et assez fine, dans une psychologie féminine. D’autre part, là où il déroute, c’est que Maud se dévoue symboliquement tout entièrement à l’une des figures les plus paternalistes qui soit qu’est tout simplement Dieu.

Je suis contente que vous me fassiez la remarque. Les gens me disent que c’est un film sur les femmes, mais il y a quand même cette grande présence masculine qui est centrale au récit. Je n’ai pas cherché à trop disséquer le film, mais je tiens mon inspiration de Taxi Driver (Martin Scorsese, 1976). Maud ressemble un peu à Travis Bickle : ils se considèrent tous deux comme des êtres importants, dotés d’une mission, mais que personne ne comprend. La différence, c’est que Maud reste quand même au service des autres. Mais elle s’endoctrine toute seule au final…

Qu’il s’agisse de vos courts-métrages ou de ce premier long-métrage, vous traitez régulièrement de solitude et d’auto-isolement. C’est une thématique qui n’a, là aussi, jamais été aussi actuelle au regard de la période que l’on vit (l’entretien a été fait en plein second confinement, ndr).

L’isolement prend tout son sens quand on sait ce que Maud finit par commettre. Cela montre le danger qui guette quand on se sent déconnectés des autres et du monde. Ce qui traverse son esprit est universel, on a tous envie d’appartenir à un ensemble, de trouver un but à notre vie, d’en comprendre son sens. Maud perd pied, elle n’a personne pour l’aider. La seule relation qu’elle a, c’est avec cette force supérieure, cette voix dans sa tête, mais personne d’autre ne l’entend. On voit qu’elle a toujours eu du mal à se lier aux autres, c’est peut-être pour ça qu’elle a choisi cette carrière d’infirmière, parce que ça lui permet de renouer le contact avec les autres. Mais elle a perdu son travail, et on a un petit aperçu de qui elle était avant de trouver la foi.

© Angus Young / BFI / Channel 4

Au sein de la rédaction, quelqu’un a qualifié positivement votre film comme une sorte de négatif de The Witch (Robert Eggers, 2015). Au sens où dans le long-métrage de Eggers, le trajet de l’héroïne est d’aller vers une sorte d’épiphanie en trouvant l’obscurité et en s’y abandonnant, et que dans Saint Maud votre personnage semble accomplir ce que l’on pourrait plutôt qualifier de « descente des enfers vers la lumière ». Êtes-vous d’accord avec ce lien que nous faisons entre les deux films ?

Je ne l’ai vu qu’une fois à sa sortie donc je ne me souviens pas très bien. Thématiquement, je comprends. On a déjà comparé la scène où Maud parle à Dieu avec la scène où la fille (Thomasin dans The Witch, ndr) parle au diable par le biais du bouc. Quand on tombe dans la psychose, le délire religieux n’est pas rare. Qu’on soit attiré par la lumière ou l’obscurité, ça reste finalement dans les deux cas une forme d’extrême. La vraie vie est beaucoup plus compliquée, plus brouillonne, mais ça fait partie de l’instinct humain de tout vouloir clarifier. Cette envie de certitude est dangereuse parce qu’elle ne laisse aucune place à la nuance. C’était amusant de jouer avec ça dans le film : on a tous une vision subjective de la réalité. Je ne voulais pas que Maud et Amanda – la femme dont elle s’occupe – soient des protagonistes ou antagonistes fortement marqués. Amanda ne comprend pas le besoin qu’a Maud de tout contrôler ; pour elle c’est de l’intolérance. Elle se dit que Maud la juge à cause de son homosexualité, mais ça n’a rien à voir. Amanda est la seule personne à prêter autant d’attention à Maud depuis bien longtemps. Maud prend ça très à cœur, mais pour Amanda, ce n’est qu’une occupation comme une autre.

Nous avons lu que vous n’ambitionnez pas particulièrement de faire un film d’horreur à la base. Pourtant votre film a de vrais moments d’horreur, suggérés et amplifiés notamment par le brillant travail sonore, mais aussi par des audaces de mise en scène, qu’il s’agisse de la photographie comme du montage. À quel moment Saint Maud a-t-il justement « glissé » plus franchement vers le genre ? Est-ce quelque chose qui s’est incarné sur le plateau, ou révélé pleinement lors de la post-production, avec tout l’apport notamment de la musique et du sound-design ?

La scène finale sur la plage était planifiée dans le script depuis le début, on a même modifié des scènes dans le dernier acte pour mieux amener vers cette fin. Mais la scène où Maud confronte Amanda une dernière fois, c’est certainement la dernière chose que j’ai écrite avant le tournage. C’est une scène qui ressemble à beaucoup d’autres, elles se parlent et ça tourne mal, mais cette fois c’est encore plus littéral. Ce n’est que vers la fin du tournage que ça a réellement fonctionné. J’étais tellement nerveuse que ça rate… Je voulais surtout une ambiance macabre et malaisante, quelque chose d’atmosphérique. J’avais essayé un jump scare dans un de mes courts-métrages, mais ça n’avait pas marché. Les jump scare, ça passe ou ça casse. C’était vraiment satisfaisant quand on a montré le film pour la première fois et que les spectateurs ont bondi de surprise.

Dans une chambre sombre de pensionnat, une femme est en lévitation dans le film Saint Maud de Rose Glass.

© BFI / Channel 4

Saint Maud s’inscrit aussi dans un renouveau du cinéma de genre anglais, après une vague très créative et prolifique dans les années 2000. Selon vous, qu’est-ce qui différencie le cinéma de genre anglais du cinéma américain ou de celui de ces voisins européens ? Existe-t-il à vos yeux une spécificité culturelle anglaise qui ressurgit dans votre film ?

Le cinéma anglais n’est pas forcément connu pour ses films de genres, on l’associe plutôt aux films d’époque ou aux films sociaux. Mais moi, j’ai en tête Nicolas Roeg, Ken Russell, toute cette lignée de films anglais bizarres, fous, complètement exagérés. Et notre sens de l’humour est particulier. Je fais des généralisations terribles ! (rires), Mais l’idée d’être possédé ni par le bien ni le mal, ça vient de William Blake, cette idée que tout est une affaire de point de vue. Il y a aussi le cliché de la maison hantée sur la colline qui est très britannique avec aussi, ce décor des villes côtières anglaises qui transportent cette atmosphère très étrange. Mais en réalité, bien qu’Anglaise, je puise mon inspiration partout. Saint Maud n’est pas un film sur une infirmière en Angleterre. Je voulais que ce soit universel, qu’on ne puisse pas nécessairement localiser l’action.

Propos de Rose Glass
Recueillis par Emma Ben Hadj


A propos de Emma Ben Hadj

Étudiante de doctorat et enseignante à l’université de Pittsburgh, Emma commence actuellement l’écriture de sa thèse sur l’industrie des films d’horreur en France. Étrangement fascinée par les femmes cannibales au cinéma, elle n’a pourtant aucune intention de reproduire ces méfaits dans la vraie vie. Enfin, il ne faut jamais dire jamais.

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