Après quinze ans à barouder en solitaire pour la série documentaire J’irai dormir chez vous le réalisateur Antoine de Maximy transfuge le concept de son émission à succès pour le cinéma et la fiction. En résulte un essai aussi maladroit que charmant, qui s’amuse avec les codes du found-footage, intitulé J’irai mourir dans les Carpates et actuellement en salles.
J’irai faire un film sur une monteuse
Si vous n’avez jamais eu l’occasion de jeter ne serait-ce qu’un œil à J’irai dormir chez vous c’est très certainement que vous vivez dans une grotte. Diffusée pour la première fois en 2005 – d’abord sur Canal + puis ensuite sur France 5, d’où elle ne repartira plus jamais – cette série documentaire s’est imposée comme incontournable dans le paysage audiovisuel français. Au compteur ni plus ni moins que quinze années de présence à l’antenne, dix saisons et soixante-et-un épisodes de cinquante deux minutes pour soixante pays visités par le baroudeur du programme, Antoine de Maximy. Le principe de l’émission est d’apparence simple : Antoine part seul, harnaché d’un dispositif de prise de vue tout à fait étonnant et autonome, à la rencontre d’un pays et de son peuple, avec comme objectif de se faire inviter à dormir chez les locaux pour découvrir (et nous faire découvrir) leurs histoires, leurs coutumes, leurs modes de vie. Pourtant, quand elle débarque en 2005, J’irai dormir chez vous fait office d’OTNI (Objet télévisuel non identifié) tant elle étonne par son dispositif, son ton, et la personnalité haute en couleur de son « animateur ». S’étant imposée très vite comme l’une des émissions cultes du service public et parmi les plus gros succès de la chaîne – le programme tourne à une moyenne d’un million de téléspectateurs par épisode – la série fût naturellement transportée vers le cinéma et les grands écrans avec le long-métrage documentaire J’irai dormir à Hollywood (2008). Une aventure totalement inédite, reprenant peu ou prou les codes du programme télévisé, et dans laquelle Antoine de Maximy entamait un road movie détonnant à travers les États-Unis, reliant New-York à Los Angeles avec comme nouvel objectif de dormir chez des stars du cinéma. Distribué en salles par Walt Disney Pictures, le film fit un score plus qu’honorable pour un documentaire (215.000 entrées, s’il vous plaît) et fût même nommé au César du Meilleur Documentaire, sans l’emporter – il dû faire face à la fée marraine du cinéma français, Agnes Varda, présente cette année-là pour Les Plages d’Agnès (2008), autant vous dire qu’il n’avait absolument aucune chance de triompher. Par la suite, même si Antoine de Maximy réitéra plusieurs fois l’expérience du passage au format long – J’irai dormir à Bollywood (2011) et J’irai dormir chez l’homme qui brûle (2014) qui plongeait le globe-trotter au cœur de la folie libre du Burning Man Festival – aucun de ces deux nouveaux essais n’avaient eu la chance d’être exploités en salles.
Alors que l’émission continue à largement séduire le public (les chiffres sont plus que stables voire sur une courbe de croissance) et ce malgré l’arrivée sur la même chaîne des petits jeunes de Nus et Culottés – une autre série documentaire produite par la même boite de production, Bonne Pioche, et reprenant plusieurs principes de J’irai dormir chez vous – Antoine de Maximy s’affaire depuis cinq années à ré-inventer son programme. Dès 2015, il tente plusieurs fois la folle aventure d’une version en direct et diffusée l’après midi, après l’avoir expérimentée en 2014 sur la toile avec J’irai dormir sur le web. Ce pari fou s’avère gagnant puisqu’il bat plusieurs fois les records d’audience à cette case horaire pour la chaîne. Ce n’est qu’en Mai 2019 que le réalisateur créé le buzz sur internet en lançant une campagne de financement participatif visant à mettre en boîte un long-métrage de fiction basé sur sa série à succès. Intitulé J’irai mourir dans les Carpates, le projet fut présenté d’emblée comme une version alternative de l’émission avec comme très bonne idée de départ de tenter de répondre à une question que beaucoup de spectateurs se sont déjà posés devant le programme : et s’il arrivait quelque chose de dramatique à Antoine ? Qui serait au courant de sa disparition puisqu’il voyage seul ? Cette question se pose d’autant plus que le voyageur est passé souvent à deux doigts de la catastrophe : agressé, pris entre les balles d’une fusillade en pleine rue ou face à face avec un hôte qui sous l’effet de la drogue perd tout discernement… Ainsi, maintes fois le spectateur a pu vraiment avoir peur pour la vie du présentateur. Ce sont justement ces expériences traumatisantes durant lesquelles il s’est parfois imaginé ne plus jamais rentrer en France, ou alors dans un cercueil, que le réalisateur a bâti le scénario de cette farce, empruntant aux codes du found-footage d’horreur – il faut dire que son dispositif fait un pont évident avec ce genre cinématographique – et du faux documentaire.
J’irai mourir dans les Carpates démarre ainsi comme un énième épisode de la série. Antoine bardé de ses caméras et de sa fameuse chemise rouge, arpente la campagne roumaine. Son voyage est guidé par la même énergie que ses précédents : rencontrer les locaux, sympathiser, apprendre à les connaître et s’incruster/se faire inviter chez eux. La personnalité clivante de cet aventurier – s’il dégage une grande sympathie, il peut parfois se montrer insistant et rentre-dedans, ce qui ne plaît pas toujours aux gens qu’il croise, ni forcément à tous les spectateurs – est ici mis en exergue, comme s’il se tendait un miroir à lui-même. Sa présence envahissante gêne, sa curiosité encore plus. De fil en aiguille, Antoine va se retrouver mêlé à des affaires qui ne devraient pas le concerner au point qu’on lui veuille du mal, beaucoup de mal. Pris en chasse en voiture par des personnes qui ne voient pas d’un bon œil qu’on les ait filmés à leur insu faire certaines choses, le baroudeur va être victime d’un sombre accident et ne plus donner signe de vie à la production de l’émission, basée à Paris. Dès lors se développe une seconde couche narrative en parallèle de la première. On suit son producteur François – excellent Stéphan Wojtowicz – et sa monteuse Agnès – incarnée par une Alice Pol d’une immense crédibilité – tenter de déceler dans les rushes de la première partie du tournage, envoyées avant la disparition d’Antoine, des indices qui pourraient expliquer les causes de cet événement. Seule contre tous, devant faire face à l’inactivité d’un inspecteur de police mou-du-genou (Max Boublil), Agnès va, grâce à l’acuité de son regard de monteuse, peu à peu remonter le fil du traquenard dans lequel le réalisateur est tombé.
Même si cette partie répondant davantage aux codes de la fiction traditionnelle manque clairement de talent de mise en scène – on ne va pas non plus demander à De Maximy d’être le nouveau Kubrick – elle ne manque pas de sensibilité, de justesse et d’humour. Car c’est spécifiquement dans l’authenticité et la grande tendresse avec laquelle De Maximy dépeint le personnage d’Agnès et son travail que le long-métrage touche à une forme d’hommage d’une délicatesse et d’une grande précision sur le métier de monteur.se. De façon quasi-documentaire, il nous propose alors d’assister aux séances de dérushage d’Agnès, de mettre en exergue ses qualités de regards, son hypersensibilité aux moindres détails. Avec comme contrepoint génial (et très réaliste) un sidekick tordant en la personne d’un stagiaire bêta, absolument pas fait pour ce métier tant il démontre de son incapacité à penser et ressentir les images. Tout dans le portrait que fait De Maximy du métier de monteur.se est d’une extrême justesse et Alice Pol incarne admirablement les traits de caractères quasi-communs à l’ensemble des spécimens humains qui pratiquent cette discipline : patience, abnégation, psychologie, sensibilité et réflexion. La grande force de cette partie fictionisée est donc clairement moins l’enquête en elle-même – et encore moins l’histoire d’amour un peu obligée qui lie progressivement Agnès et le lieutenant incarné par Boublil – que son aspect presque making-of, nous faisant vivre les coulisses d’une salle de montage, au moment si nébuleux et incertain où le monteur/la monteuse découvre la matière brute, la glaise, dans laquelle il va devoir sculpter pour façonner « un film ». De même que de l’autre côté, la partie mettant en scène Antoine de Maximy en tournage, dévoile tout autant ce que l’on ne voit pas habituellement : les adresses à la caméra à destination de la monteuse pour lui donner des indications, les rencontres qui ne donnent rien, les ratés…
Passée cette première surprise qu’est l’acuité avec laquelle De Maximy documente un métier méconnu car “de l’ombre” – je reconnais que cette partie de J’irai mourir dans les Carpates m’a naturellement touché puisqu’elle me concerne intimement, et pourrait ainsi donc comprendre qu’elle ennuie ceux qui ne s’y retrouverait pas autant que moi – le film a encore des ressources dans son dernier tiers puisqu’il s’élance à corps perdu dans un thriller nimbé d’occulte et de fantastique : le mythe de Dracula pointe le bout de ses dents – sans véritablement se prendre au sérieux pour autant. Antoine De Maximy assume la farce, le ricanement, sûrement très conscient que son histoire est de toute façon à dormir debout et qu’il lui vaut mieux s’en amuser et en jouer plutôt que d’essayer véritablement de faire peur. En résulte, assurément, cette fois, un objet cinématographique non identifié (OCNI), avec autant de charme que de défauts indiscutables sur lesquels les amoureux de J’irai dormir chez vous fermeront sûrement les yeux. Car de toute évidence, les limites tangibles du long-métrage sont aussi, certainement, qu’il ne s’adresse en réalité qu’à ceux qui seraient familiers du programme dont il est tiré, de la personnalité de De Maximy et du dispositif. Pour les autres, ne passez pas complètement votre tour, mais bifurquez d’abord par la découverte de la série avant de revenir vous perdre dans cette folle et incongrue aventure au cœur des Carpates.