Roger Corman, roi incontesté du cinéma d’exploitation américain livrait en 1963 une interprétation haute en couleur du célèbre poème d’Edgar Allan Poe. Le Corbeau est aussi l’occasion de voir s’opposer deux légendes du fantastique et de l’horreur.
Corman l’Enchanteur ?
Chez les amateurs du bis et de l’exploitation, il n’est vraisemblablement plus besoin de présenter Roger Corman, réalisateur, scénariste, producteur, bref, un touche-à-tout devenu culte. Mais si aujourd’hui la New World, sa société de production, est une institution de l’exploitation et des cinémas de genres, si ses méthodes de travail et son goût pour l’économie sont devenus célèbres (son autobiographie ne s’intitule pas Comment j’ai fait 100 films sans jamais perdre un centime pour rien), si nombres de ses poulains sont désormais des incontournables du cinéma (Francis Ford Coppola, Peter Bogdanovich, Joe Dante, pour n’en citer qu’une poignée) sa dense filmographie – une cinquantaine de longs-métrages réalisés à son actif – mérite d’être plus amplement explorée. Corman a touché à de nombreux genres, de la comédie horrifique avec La Petite Boutique des Horreurs (1960), à la satire politique avec The Intruder (1962). Mais un de ses projets les plus singuliers reste certainement son « cycle » Edgar Allan Poe, une série de sept adaptations du célèbre auteur. La plus célèbre adaptation de cette série reste probablement la première, La Chute de la Maison Usher (1960), qui marquera le départ de la collaboration entre Corman et Vincent Price, devenu depuis une icône du cinéma fantastique. Le Corbeau (1963) est le cinquième long métrage de ce cycle, reprenant le poème éponyme de l’auteur américain. Plus exactement, Le Corbeau de Poe sert surtout de point de départ à une histoire assez extravagante, dans un film pour le moins surprenant.
Si vous connaissez le texte original, vous vous poserez surement la question suivante : comment, avec un poème – certes assez conséquent – peut-on arriver à un récit d’une heure trente ? Le Corbeau, dans sa forme comme dans son fond ne semble pas vraiment correspondre au cahier des charges du médium cinéma. Et bien si vous vous êtes bel et bien posé cette question, sachez que vous avez raison, Le Corbeau, tout chef-d’œuvre soit-il, aurait du mal à être étiré en un long-métrage. Et ça tombe bien, car le malicieux Roger Corman ne s’est visiblement pas posé la question très longtemps. Ainsi, les vers du poème sont surtout là pour entourer une histoire originale. Décor néo-gothique, pseudo-médiéval, et Vincent Price en voix-off nous livre les premiers vers du poème de Poe. On frappe à sa porte, non à sa fenêtre. C’est le corbeau qui déboule dans sa chambre et se pose sur un buste sculpté. Les similitudes avec le poème s’arrêtent ici. L’atmosphère oppressante de Edgar Allan Poe s’estompe bien vite lorsque l’oiseau se met à parler. Impertinent, il insulte, réclame à boire, et surtout, confie à son hôte qu’il est un mage humain, qu’un autre magicien l’a transformé et qu’il lui faut une potion pour retrouver son apparence. Voilà qu’en dix minutes à peine, le train de l’histoire a déraillé, sortent les lamentations sombres, l’angoisse et la sobriété du récit de Poe et entre un cortège de grimoires, de formules magiques, de magiciens et de sorts. Vincent Price, son compère campé par Peter Lorre redevenu humain et leurs enfants respectifs (dont un tout jeune Jack Nicholson campant un jeune benêt un peu perdu dans ce manège magique) se précipitent chez un puissant mage dont on soupçonne qu’il retiendrait prisonnière l’âme de la défunte épouse du premier, et qui a jeté le mauvais sort au deuxième. Oui, Le Corbeau se transforme en réalité très vite en une aventure de Medieval Fantasy rocambolesque.
Ce choix a de quoi surprendre. Et la surprise est finalement une sensation récurrente devant Le Corbeau version Corman. Surprise d’abord face au ton général du film : plutôt que l’angoissante ambiance du texte original, Corman propose une variation assez enjouée, enlevée, légère. Dès le générique un poil psychédélique, la rupture avec l’univers de Poe est affirmée. Ce même Vincent Price, tout en costume pseudo-médiéval s’amuse à « dessiner » dans les airs avec sa magie. Puis, se déplaçant, se heurte de plein fouet – deux fois ! – à son télescope. Ces motifs burlesques, de gags, touchant presque à la slapstick comedy, se trouvent disséminés tout au long du récit. Aucune angoisse à aucun moment, le choix est clair, il s’agit de créer des péripéties rocambolesques sur fond de magie. Si beaucoup de motifs de l’horreur sont présents (possessions, métamorphoses monstrueuses, château lugubre, etc) jamais ces éléments ne sont mis en scène dans un but horrifique, au contraire, on dirait presque que Corman s’amuse à déjouer tous ces motifs. A tel point cependant, que dans les déambulations entre carrosses et châteaux, on note parfois des lenteurs et un manque de rythme… La surprise n’est pas moindre devant le casting et le rôle des personnages. Là encore, Price, que l’on connait aujourd’hui comme une figure de l’épouvante (tout le monde se souvient au moins de son rire glaçant dans le Thriller de Michael Jackson) demeure bonhomme, bienveillant, éloquent. Au moins, Le Corbeau, est l’occasion de voir se mesurer icônes du cinéma de genre : le précédemment nommé Vincent Price, face à un maléfique magicien campé par nul autre que Boris Karloff, légendaire interprète de Frankenstein (James Whale, 1931) et de La Momie (Karl Freund, 1932). Price le bon mage face à Karloff maléfique sorcier avide de pouvoirs, comment cette confrontation épique va-t-elle bien pouvoir se solder ? Sans spoiler le climax, disons que le duel rappelle plus volontiers celui de Merlin L’Enchanteur (Wolfgang Reitherman, 1963) que celui de La Communauté de L’anneau (Peter Jackson, 2001). Un peu de cabotinage, une bonne dose de gags sous un bouquet final d’effets spéciaux quelque peu datés, voilà ce qui constitue le final de ce long-métrage somme toute réjouissant pour peu qu’on soit sensible aux charmes de son économie de moyen, de ses décors mêlant Moyen Âge et renaissance, gothique et kitsch avec désinvolture, et de son coté résolument farceur.