Les Créatures


Méconnu, oublié, absent des hommages, l’étrange Les Créatures (1966) d’Agnès Varda fait partie des films qu’elle considère elle-même comme un échec (et qui si l’on en croit les chiffres, l’est effectivement) avec l’émouvant et technique Les Cent et Une Nuits de Simon Cinéma (1995) dont on vous a déjà parlé. Pourtant, Les Créatures, drôle de film de genre en noir et blanc avec une Catherine Deneuve muette et un Piccoli balafré, vaut qu’on s’intéresse un peu plus à lui.

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L’un parle, l’autre pas

Il y a des films dont on ignore l’existence pour une obscure raison, alors qu’ils réunissent sur le papier tout ce qui peut nous plaire. C’est le cas de Les Créatures d’Agnès Varda (1966) qui réunit toutes les qualités qui nous séduisent suffisamment pour attiser notre curiosité : Agnès Varda (c’est déjà une sacrée qualité), une île mystérieuse, un noir et blanc gothique, de la science-fiction et pour finir, un casting plutôt classe avec Michel Piccoli en mari balafré et Catherine Deneuve en femme muette et recluse dans une maison sur l’île de Noirmoutier, refuge du couple Varda-Demy.

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Edgar et son épouse se baladent cheveux au vent en voiture décapotable. Monsieur va un peu vite, Madame demande à ralentir et paf ! Les garçons, ça conduit toujours trop vite et n’importe comment et c’est les filles qui en pâtissent le plus. Si Edgar s’en sort avec une cicatrice sur le front, son épouse, elle, perd la parole et se confine dans sa maison, une cinquantaine d’années avant l’heure, refusant le moindre contact avec un humain autre que son mari. L’épouse vaque donc à sa vie de mariée (ménage, cuisine et bébé), pendant que monsieur écrit des nouvelles et commence l’écriture d’un roman de science-fiction s’inspirant des habitants de l’île. Citadin étrange, dont on ne sait rien de la vie et dont la cicatrice interroge, Edgar devient la cible de fillettes mal élevées et « corrige » les gens de maison dans un accès de colère incontrôlé. Du noir et blanc, le film passe alors au noir et rouge pour surligner de manière bien trop évidente le mauvais caractère soudain de son protagoniste principal. Rapidement les impulsivités se multiplient sur l’île, la si digne gérante d’hôtel se met à charmer ses hôtes, des couples se séparent, des âmes s’enivrent… Edgar s’inspire des habitants de l’île pour écrire son roman et rapidement, la fiction se mêle à la réalité ou la réalité devient fiction, on ne sait plus trop. Comme Edgar, on se perd dans les différentes strates et on assiste à une partie d’échecs où les habitants deviennent littéralement des pions en hologrammes – dix ans avant la fameuse partie d’échecs entre Chewie et Han Solo à bord du Faucon Millénium, et dix ans après la fameuse séquence culte du Septième Sceau (Ingmar Bergman, 1957) – entre le romancier et son étrange voisin, un ingénieur misanthrope qui en plus d’être franchement louche avec les enfants, manipule les riverains tel un démiurge. Doucement le long-métrage passe d’un drame naturaliste illustré par de longs plans de marées et de plage, à un délire de science-fiction philosophique autour de l’amour, de la mort et de l’hypocrisie des humains, dont la mise en scène invoque, entre autres, les fantômes de Georges Franju et la patte si caractéristique d’un Jean Rollin.

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Ô drame, le film n’est quasiment jamais cité, oublié des critiques qui se concentrent sur les chefs-d’oeuvre de la drôle de dame. Catherine Deneuve quant à elle ne parlera du métrage que pour se plaindre de la coupe de cheveux trop compliquée que voulait Varda pour que sa comédienne ressemble à un ange de la renaissance. Du film finalement, il ne restera qu’une installation d’art contemporain – la troisième vie de Varda – une cabane construite à partir de la bobine des Créatures et qui porte le nom de « Cabane de l’échec ». Et la réalisatrice de résumer cette heure et demie d’étrangeté par « Deux bons et beaux acteurs qui avaient joué dans un film qui s’était terminé en échec ». Qu’est-ce qui fait que ce film est un échec critique et commercial, qu’est-ce qui fait que ça en devient une œuvre singulière tant dans le cinéma français que dans la filmographie de la réalisatrice ? Est-ce que cela tient au fait qu’il ne montre pas de personnages féminins originaux et en marge, telles que celles qui ont façonné l’univers de la réalisatrice mais au contraire un personnage stéréotypé d’épouse discrète et parfaite en tout point (en plus elle ne parle pas, que demande le peuple !) entouré de fillettes qui sont des pestes et de femmes qui cancanent. La gérante de l’hôtel visiblement indépendante aurait pu se démarquer si elle n’était pas follement amoureuse d’un homme marié et nettement plus vieux qu’elle. Qu’a voulu nous raconter Agnès Varda en mettant en scène un homme artiste et en dédiant ce film à son époux ? Elle qui mêle si habilement la fiction à la réalité tente-t-elle de dépeindre un tableau en noir et blanc, parfait contraire de sa maison colorée rue Daguerre ? Une épouse muette face à la si causante et regrettée Agnès ? Quoi qu’il en soit, il est bon de rappeler que Varda ne s’est jamais cantonnée à un seul genre et qu’il n’est donc pas étonnant que le fantastique comme la science-fiction fassent ainsi irruption dans sa filmographie. Jamais mauvais mais peut-être un peu raté, Les Créatures était peut-être un peu trop en avance sur son temps, ou en retard, son échec est en tout cas, sans doute, le fait d’un mauvais timing ce qui en fait une singularité dans l’œuvre de la réalisatrice et dans le cinéma français.


A propos de Angie Haÿne

Biberonnée aux Chair de Poule et à X-Files, Angie grandit avec une tendresse particulière pour les monstres, la faute à Jean Cocteau et sa bête, et développe en même temps une phobie envers les enfants démons. Elle tombe amoureuse d'Antoine Doinel en 1999 et cherche depuis un moyen d'entrer les films de Truffaut pour l'épouser. En attendant, elle joue la comédie avant d'ouvrir sa propre salle de cinéma. Ses spécialités sont les comédies musicales, la filmographie de Jean Cocteau, les sorcières et la motion-capture.

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