Parce que le Viêt Nam aussi est capable de mauvais goût « bon à s’en lécher les doigts », le film gore et surréaliste KFC, dispo chez Outbuster, passe au crible de Fais Pas Genre.
Nous sommes tous Américains
Il fut un temps, pas si lointain, où pour mater un Mizoguchi (moi j’suis plutôt team Ozu) il fallait cramer son billet au vidéo-club du coin, attendre le cinéma de minuit, une diffusion sur Arte ou encore au ciné-club du lycée/collège si vous aviez la chance – ou pas – d’en avoir un. Et encore, les classiques validés par l’intelligentsia avaient le luxe d’être plus accessibles mais pour la production de genre venue de loin, fallait être plutôt chatteux en plus d’être abonné à Mad Movies ou Starfix. En ce qui concerne le cinéma asiatique précisément, on doit avouer que le Festival de Cannes (Takeshi Kitano, Chen Kaige, Hou Hsiao-hsien…) et des succès publics (la J-Horror, les films de Park Chan-wook) ont contribué à vraiment le démocratiser pour ne plus faire du septième art de ces contrées une rareté dans nos salles obscures ou dans nos DVDthèques. Mais pour l’underground toujours, rien n’a valu l’arrivée d’Internet. Le web et le piratage ont ainsi séduit une foule de jeunes cinéphiles attiré par un cinéma asiatique roublard et choc bien actuel, qui n’a rien à envier aux cultes catégories 3 de Hong Kong des années 80. Grand bien nous en a fait, puisqu’au même titre qu’il a pu l’être dans le cinéma italien, l’extrême est une tradition du cinéma dans cette partie du globe, comme l’atteste la vitalité de la production contemporaine et comme l’atteste en particulier cet OFNI vietnamien (on l’écrit souvent, mais là je pense que c’est mérité) intitulé KFC et disponible en VOD chez les potos de Outbuster dont la posture salvatrice nous permet de découvrir de fort intrigantes et rares joyeusetés mondiales.
KFC est à la base un scénario de son réalisateur pas même trentenaire, Lê Binh Giang, recalé par le conseil de vérification des films au Viet Nâm parce que le Viêt Nam est un régime communiste liberticide à parti unique, donc une ratification est nécessaire pour la moindre péloche qui pointe le bout de son nez. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on comprend que ces mesdames/messieurs du conseil aient jeté la bête et contraint Binh Giang à trouver un financement seul, à la faveur de quelques prix avec ses courts-métrages. KFC n’est pas que violent, il est singulièrement iconoclaste. Sa narration est fumeuse, on ne sait si nous suivons bel et bien une famille ou un groupe d’amis dans ce qui n’est qu’une suite de meurtres jumelés de cannibalisme et de nécrophilie pendant 1h15, dénuée de véritable suspense, et dont les motifs ne sont pas très clairs non plus. Des gens sont assassinés avec cruauté, on ignore qui ils sont. On ignore même assez qui sont ceux qui les tuent : il y a un urgentiste, une jeune femme amatrice de mangas, deux jeunes hommes – l’un avec un casque audio vissé sur le crâne, l’autre passionné de briquets zippo – mais aussi deux enfants qui ressemblent à s’y méprendre à l’urgentiste et à la jeune femme mais qui pourtant semblent bien vivre à la même époque. La temporalité en elle-même est volontairement perturbée, avec un jeu de flash-backs (ou de flash-forwards, ça dépend de ce que vous comprendrez) qui perturbe la compréhension plus qu’il n’éclaircit… C’est presque un film choral où les meurtres et la violence sont les seuls moyens narratifs de réunir les personnages mais où leurs actes (mourir, tuer) n’ont d’incidence ni sur leur cruauté (pas de psychologie ni de culpabilité), ni sur le fil du récit. D’ailleurs le long-métrage finit par une des séquences avec lesquelles il commence.
Là-dessus la mise en scène jette un trouble supplémentaire, avec sa caméra mobile, urbaine et son tempo particulier qui empruntent plus à un certain cinéma d’auteur qu’à la bisserie grossière à laquelle on peut s’attendre. En fait, l’opacité narrative, le trouble et le rythme du film peuvent donner au spectateur le sentiment d’être face à un navet illogique et putassier avec des tics auteurisants qui n’ont rien à foutre là. N’étant pas dans la tête de l’auteur, nous opterons toutefois pour la lecture suivante, plus indélébile, et nous semble-t-il plus juste : voilà plutôt une espèce de surréalisme sans déroulé narratif limpide, de ce surréalisme qui confine au cauchemar, qui peut être violent et choquant, à l’image du fameux Chien Andalou (Luis Bunuel, 1929) ou d’un Only God Forgives (Nicolas Winding Refn, 2013). Lê Binh Giang ose ici le pari de livrer une œuvre brutale tout en brouillant les pistes de son intensité, peut-être une manière d’exprimer, par des chemins de traverse, une liberté critique dans un pays où règne la dictature. En effet comme le suggère son titre non sans humour noir, KFC dessine le visage symbolique d’un pays qui paraît déchiré entre la mondialisation (cette scène, très éloquente, de la prière mortuaire où un sachet de frites KFC trône à côté du cierge ancestral), le désœuvrement d’une population appauvrie (l’inflation fait là-bas des ravages colossaux), et une tradition et une culture séculaires : d’où la dramaturgie éclatée et des Vietnamiens qui violent, torturent, tuent, s’entre-tuent, s’entre-dévorent. De là à y voir l’objet comme le pendant made in Hanoi des métaphores cinématographiques que sont Elephant (Alan Clarke, 1989) ou A Serbian Film (Srdjan Spasojevic, 2010), il n’y a qu’un pas que l’on franchit sans pression.