[Entretien] Karine Jean, l’horreur sur scène 1


Chez Fais Pas Genre, on aime la différence, l’originalité, la créativité, l’onirisme, le fantastique, le Saint-Nectaire, bref tout ce qui fait la sève du cinéma de genre. Mais pas que le cinéma : on vous a déjà parlé de livres ou de jeux vidéos, il fallait bien qu’un jour on vous parle de théâtre. En l’occurrence du Grand-Guignol, genre théâtral ancêtre du gore remis au goût du jour par la compagnie The Brooklyn Rippers dont nous interviewons la créatrice Karine Jean.

Portrait de la metteur en scène Karine Jean pour notre interview.

                                  © Antoine Denis

L’horreur sur scène

Le Grand-Guignol, ou au moins un certain théâtre de genre (policier, fantastique…) semble faire doucement son revival dans les salles parisiennes. On voit de plus en plus d’affiches dans les rues de la capitale, et la pièce La dame blanche est même nominée aux Molières. C’est très cool, mais il faut bien dire que ce style né à la fin du XIXème siècle, fait de sombres histoires de crime et de folie avec force effets d’hémoglobine à même la scène, est largement tombé en désuétude alors qu’il le Papa (ou le Papi) de plusieurs sous-genres du cinéma qui nous intéresse, comme le gore, le slasher, l’horreur.

La compagnie The Brooklyn Rippers bosse à remettre sur le devant de la scène le Grand-Guignol, de surcroît dans un décor (le sous-sol du bar La Cantada II dans le 11ème arrondissement) qui s’y prête à merveille. Le spectacle fonctionne comme une série et développe son récit sur près de 9 épisodes, mais à chaque début, une charmante et tortionnaire hôtesse fait le résumé narratif de ce qui s’est produit avant. La durée de l’épisode est un peu courte (à peu près une quarantaine de minutes) mais l’amour du genre transpire à chaque instant, via des lumières vives et un fétichisme que le giallo n’aurait pas renié, un burlesque horrifique digne du Rocky Horror Picture Show (Jim Sharman, 1975), une trame mêlant féminisme, sexe, sang et religion – on a déjà parlé du giallo ? On peut aussi parler de Ken Russell – une outrance gore jusqu’à voir un des personnages sortir un cœur d’une poitrine sous nos yeux…Du coup, on avait envie que Karine Jean, directrice de la compagnie The Brooklyn Rippers et metteur en scène du spectacle Les Contes du Grand-Guignol, nous parle des liens directs entre le Grand-Guignol, son travail et le cinéma de genre que nous défendons à notre manière.



Comment avez-vous découvert ce genre théâtral du Grand Guignol ?

Pendant mes études au Cours Florent, un de nos professeurs nous a parlé du Grand Guignol, de son histoire. En tant que fan de cinéma de genre j’ai tout de suite adoré, j’ai fait mes recherches dessus et j’ai décidé de monter comme projet de fin d’étude une pièce de ce répertoire, Un Crime dans une Maison de Fous d’André de Lorde.

Ce qui frappe au premier abord, avant les liens avec le cinéma, c’est la construction de votre spectacle, qui obéit en fait aux règles de la série télé, mi-anthologie, mi-serie à arc narratif étalé sur une saison.Comment avez-vous envisagé et conçu l’écriture ? 

Cette construction est inspirée de la mythique série Les Contes de la Crypte et de l’envie de créer un rendez-vous régulier pour les fans d’horreur et de gore. Au début cela devait être une pièce différente chaque mois, et en discutant avec mes comédiennes l’idée d’une même histoire se suivant sur la saison a germée. J’avais envie de créer une mythologie avec un narrateur aussi fort et marquant que celui des Contes de la Crypte, de là est née Dirty, un mélange de mon amour pour le cabaret burlesque et de ma redécouverte d’Hellraiser à cette époque.  Pour l’écriture de l’histoire en elle-même cela se fait naturellement, je fixe une durée de 25 minutes maximum par soir découpée en 4 scènes et un interlude, et je me fixe pour chaque personnage où ils doivent en arriver à la fin de l’épisode, ce que le spectateur doit apprendre, découvrir et ce qui sera dévoilé dans les épisodes suivants. Je sais ce qui arrive au dernier épisode et l’évolution de chaque personnage, d’où ils partent et où ils vont, après l’écriture des dialogues est assez intuitive.

Vous m’avez dit de vous-même que vos références étaient avant tout cinématographiques : pensez-vous que le Grand Guignol étant le père du cinéma d’horreur, c’est via le cinéma d’horreur que l’on peut le ramener “à la vie” ?

Mes références cinématographiques je ne les utilise pas dans un but précis ou réfléchi de résurrection, elles sont en moi naturellement. J’ai grandi avec ce cinéma, avec le cinéma, je comprends et aime son langage, son rythme, m’amuser à mettre des références dans mes mises en scènes, comme un hommage, par la musique notamment. Quand j’écris mes pièces je pense souvent par image, par plan, tout est bien précis dans mon esprit comme sur un storyboard. J’aime l’idée de faire sortir le théâtre de son côté fermé et y amener un public nouveau. Je ne pense pas que le Grand Guignol pourra retrouver sa grandeur d’antan, il est à l’image de la Belle Époque, du Pigalle des cabarets, des titis parisiens…La magie a disparu et la censure bien plus présente (notamment avec le poids de logique commerciale). Mais j’espère pouvoir entrouvrir les portes de l’enfer le temps d’un spectacle et surtout secouer le paysage horrifique français avec des spectacles rock’n’roll, sexys, gores et politiques sans concessions.

Quelles sont vos références précises pour la mise en scène du spectacle ? Elles semblent diverses, on peut penser au giallo, ou au Rocky Horror Picture Show

Avant tout le cinéma expressionnistes allemand reste une référence indissociable de ma compagnie, on la retrouve dans toutes mes mises en scène. Dans Les Contes du Grand Guignol elle se fait plus discrète en apparaissant dans quelques moments ou sur quelques personnages comme celui du prêtre. Mes autres références principales sont les films de série B, d’exploitation. Les femmes fortes, sexy qui maltraitent les hommes par exemple, c’est Russ Meyer j’aime tellement cet homme et ses films ! Il y a Robert Rodriguez pour le what the fuck, et le second degré, ses héroïnes aussi sont badass ! Et enfin Rob Zombie pour son côté gore et grand-guignolesque poussé au paroxysme. Puis plus inconsciemment on doit retrouver le cinéma que j’affectionne qui est toujours dans un petit coin de ma tête, le giallo bien sûr mais aussi les grands classiques populaires de Craven, Carpenter et toutes ces légendes.

Votre spectacle est quand même une actualisation du Grand Guignol, via des thèmes comme l’anti-cléricalisme, le saphisme, ou un certain féminisme. Lors de la scène de l’incendie de voiture, j’ai pensé à The Descent : vous vous retrouvez dans ce cinéma de genre qui passe par le genre pour livrer une réflexion, exprimer une opinion ?

Pour moi, livrer une réflexion et une opinion sur le monde est indissociable de l’art et de la culture, les artistes sont là pour faire réfléchir les personnes, éveiller les consciences. Donc bien sûr que je me retrouve dans ce cinéma, je suis par exemple une fan inconditionnelle des films de Romero et de sa vision des zombies, qui sont un outil de parabole à une critique sociétale.

Est-ce que ce sont des gens qui font des effets gores pour le cinéma etc ? Est-ce que des grands truquistes/maquilleurs vous inspirent ?

Pour les maquillages/effets spéciaux il y a deux équipes. Pour les maquillages beauté et FX c’est notre maquilleur-costumier Christian Courcelles (www.courcellescostumes.com) qui s’en occupe, il n’a pas de formation spécialisée en FX mais comme passionné il s’est formé seul et continue de se former avec nous. Il nous offre de très beaux et saisissants maquillages (le prêtre et son maquillage expressionniste allemands, la bouche Dirty ou encore la peau qui s’arrache en direct de Valentine). Pour les effets spéciaux de meurtre c’est moi et mon équipe qui y réfléchissons, c’est du système D, on a très peu de moyen donc on fabrique, on a l’impression d’être McGyver. Il n’y a aucune archive technique à part une dizaine de dessins des effets utilisés au Grand Guignol alors on réinvente avec nos moyens. On espère dans le futur pouvoir employer des maquilleurs et techniciens de cinéma pour pouvoir faire grandir nos effets, les rendre davantage spectaculaire. La difficulté du théâtre c’est que tout est en direct face public, on ne peut pas jouer sur les angles de caméra pour dissimuler des choses donc cela reste un défi pour tous, une quantité de choses à inventer ou réinventer, qui demande de grosses équipes, maquilleurs, costumiers, techniciens… Pour les maquilleurs du cinéma je tiens déjà à saluer David Scherer (L’étrange couleur des larmes de ton corps, Love…) qui m’a contacté au début de l’aventure sur Facebook et qui suit notre travail et m’aide par ses conseils. Dans les maquilleurs/truquistes sincèrement je ne connais pas beaucoup les noms, c’est un défaut, mais du côté des classiques je citerais Tom Savini qui est une légende. J’aime beaucoup les effets spéciaux d’Evil Dead (Sam Raimi, 1981), des films Trauma, Braindead (Peter Jackson, 1992) ou Tarantino et son pote Robert Rodriguez, ce genre d’effets bien trash et crade, on les voit ils nous sautent dessus, nous prennent à l’estomac et nous font rire en même temps ! Je ne suis pas fan des effets trop réalistes, il font mal sans le second degré et j’ai énormément de mal avec les images de synthèses ça manque d’humanité, d’erreurs et de charme. Comme dans les vieux films je veux que mes pièces transpirent et suintent, retranscrire la réalité ne m’intéresse pas, ça doit être GRAND-GUIGNOLESQUE !
Quand on voit l’état du cinéma de genre made in France, pensez-vous que le théâtre de genre ait une vraie chance auprès du public français ?

L’état du cinéma français de genre est tragique aujourd’hui et c’est extrêmement douloureux quand on pense qu’on avait des maîtres du genre tels que Tourneur ou Clouzot ! Celui du cinéma international et grand public d’horreur n’est pas brillant non plus, je trouve. On retrouve les mêmes plans, les mêmes photographies, les mêmes jump scares, les mêmes thèmes et manières de les traiter, des remakes à n’en plus finir, je trouve cela triste et sans intérêt. Tout ceci est, pour moi, dû aux producteurs qui ne prennent aucun risque et veulent faire de l’argent en sortant des films pouvant être vu par le plus grand nombre, donc avec une interdiction maximum -12ans, et qui coûtent peu d’argent. Mais un bon film d’horreur cela coûte cher rien que pour avoir de bons maquillages ou FX. En France ce désert artistique est multiplié par l’idée que se font les producteurs et distributeurs du cinéma français, il doit être d’auteur et souvent chiant ! Mais pour répondre à votre question oui je pense que le public est là, tout le monde aime avoir peur et le théâtre est une bonne réponse, on a pas besoin des producteurs, on peut avoir une petite équipe, pas de pré-production, pas de post-production, on peut plus facilement faire fi de la censure, il n’y a pas de classification, on est plus libre et une petite compagnie comme la mienne peut monter ses spectacles seule.

C’est une merveilleuse aventure on réinvente beaucoup notamment les effets spéciaux comme je l’ai dis, du Do It Youself à moindre coût. Et pour l’instant ayant tous de quoi vivre à côté on peut se permettre de ne pas se payer et mettre tout l’argent et notre énergie dans ce projet. De plus, la langue théâtrale amène une poésie qui peut aussi séduire un public théâtral. Et enfin quand on voit le travail de certains metteurs en scène contemporains comme Olivier Py ou Thomas Ostermeier, on se rend compte que le public de théâtre n’a pas froid aux yeux et à l’habitude d’être remué, choqué. Alors le théâtre d’horreur peut canaliser beaucoup de publics différents, pour au final créer le sien, avec le temps, du travail et de la persévérance.



Propos recueillis par Alexandre Santos
Les Contes du Grand-Guignol
Mise en scène de Karine Jean 
Avec Karine Jean, Hind Chbani, Séverine Wolff, Fanny Lucet,
Nell Darmouni, Samuel Soulie, Jean-Yves Chilot.
En alternance avec Aurélie Cuvelier, Marlène Vulliet et Esther Moreau.
Maquillages et costumes : Christian Courcelles

 https://vimeo.com/user61275031
www.thebrooklynrippers.com


A propos de Alexandre Santos

En parallèle d'écrire des scénarios et des pièces de théâtre, Alexandre prend aussi la plume pour dire du mal (et du bien parfois) de ce que font les autres. Considérant "Cannibal Holocaust", Annie Girardot et Yasujiro Ozu comme trois des plus beaux cadeaux offerts par les Dieux du Cinéma, il a un certain mal à avoir des goûts cohérents mais suit pour ça un traitement à l'Institut Gérard Jugnot de Jouy-le-Moutiers. Spécialiste des westerns et films noirs des années 50, il peut parfois surprendre son monde en défendant un cinéma "indéfendable" et trash. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/s2uTM


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