En 2014, Jake Gyllenhaal a vampirisé nos écrans dans Enemy, le dernier film de Denis Villeneuve, dans lequel il livrait l’une de ses meilleures performances. À la fin de cette même année, il revient, toujours aussi déterminé à incarner des personnages tordus, torturés et borderline, dans Night Call, premier long métrage du scénariste Dan Gilroy.
Les lumières de la ville
Tout le monde aime Jake Gyllenhaal. Et c’est normal, parce qu’il le mérite : bien peu, à Hollywood, font preuve d’un tel talent et d’une telle dévotion pour le métier d’acteur que lui-même. Peut-être aussi que le fait qu’on lui ait donné très vite et jeune des rôles adultes – il avait à peine vingt ans dans Ciel d’octobre (Joe Johnston, 1999) et Donnie Darko (Richard Kelly, 2001) – lui a permis, mieux que quiconque, de développer un intérêt pour les personnages borderline. Avec Night Call – titre français totalement naze qui remplace le beaucoup plus juste Nightcrawler (ver de terre) en cherchant à nouer un lien de parenté incongru avec Drive (Nicolas Winding Refn, 2011), puisque les deux films partagent la même société de production, Bold Films –, il réussit un tour de force époustouflant en incarnant le flippant Lou Bloom, chômeur et voleur assez flippant qui décide d’arpenter Los Angeles la nuit afin de filmer des images choc en freelance pour les revendre ensuite aux journaux télévisés des chaînes locales.
Le moins que l’on puisse dire de Night Call, c’est qu’il ne s’agit pas d’un thriller comme les autres. En fait, il risque de surprendre beaucoup, et ce bien au-delà de la prestation de son acteur principal. Bien sûr, Jake et ses dix kilos en moins y sont pour beaucoup dans le haut indice d’appréciation de l’œuvre, mais il faut noter que c’est le premier film en tant que réalisateur de Dan Gilroy, scénariste de son état – il a signé le script de The Fall (Tarsem Singh, 2006) ou encore celui de Jason Bourne, l’héritage (Tony Gilroy, 2012) –, et on sent une assurance déconcertante dans la manière de faire de ce type. Il y a chez Gilroy, qui a bien sûr signé le script de son film, un vrai héritage du Nouvel Hollywood, et il est facile de faire le lien avec trois films de Martin Scorsese : Taxi Driver, A tombeau ouvert et La valse des pantins – de manière un peu plus large, on peut comparer le film à l’œuvre de Paul Schrader, dont le nom a toujours été étroitement lié à celui de Scorsese. Dan Gilroy capture la plongée en apnée du protagoniste dans le monde de la nuit comme Schrader imaginait celle de Travis Bickle ou de Jake VanDorn, le personnage principal de Hardcore – son meilleur film –, pour lequel le grand George C. Scott livrait lui aussi une remarquable performance ; les trois films partagent cette vision de la ville crasseuse, théâtre des meurtres et accidents les plus sanglants dans les endroits les plus sordides, le tout masqué derrière une avalanche de couleurs enivrantes apportées par les lumières de la ville.
Gilroy, comme Schrader, traite son film sous l’angle de l’importance de l’apparence : au-delà de la ville à deux facettes, il y a Lou, qui exprime ses pulsions voyeuristes les plus tordues derrière un visage toujours souriant et deux yeux grands et luisants comme des boules de billard. On devine l’instabilité mentale du type derrière sa tronche peu rassurante, mais on lui fait confiance. Loder (Bill Paxton), un reporter expérimenté, dit à Lou que pour faire ce métier, il faut être cinglé ; en une phrase, et avec l’argument du salaire, Lou est convaincu, pour la bonne et simple raison qu’il EST cinglé. Mais derrière ce masque qui ne laisse rien transparaître, comment le savoir ? Lou dissimule tout cela derrière son visage, mais aussi derrière des bonnes manières et un discours d’entrepreneur qu’on croirait sorti tout droit de la bouche d’un major de promo HEC : en plus d’asséner une critique de la télévision, et en particulier des journaux qui sont de plus en plus sensationnalistes, privilégiant les sujets chocs plutôt que l’information pure et dure, Gilroy se moque aussi des hommes d’affaires, en mettant leurs mots et expressions dans la bouche d’un psychopathe. Dans sa devise – « Pour gagner au loto, il faut de l’argent pour se payer un ticket » –, on retrouve les principales motivations de l’entrepreneur : l’appât du gain et l’effort. Mais il y a une chose qui n’apparaît pas, c’est le plaisir ; or, il est clair que filmer des accidents, des meurtres et des cadavres, c’est ce qui fait bander Lou, et, donc, il y a une part de plaisir dans le métier malsain qu’il exerce, ce qui explique aussi pourquoi il est le meilleur. Le personnage de Nina (Rene Russo) est elle aussi construite sur un jeu d’apparences : responsable de l’information auprès de la chaîne de télé locale avec laquelle collabore Lou en exclusivité, elle est une proie dans la peau d’une prédatrice, et le rapport ambigu qu’entretiennent Lou et elle est l’un des éléments les plus réussis de l’histoire. Finalement, il n’y a que Loder et Rick (Riz Ahmed, que le génialissime mais trop méconnu Four Lions, il y a quatre ans, n’avait pas réussi à révéler au monde entier), l’employé de Lou, qui semblent ne pas être dérangés, mais il y a là encore matière à discussion.
On pourrait dire que Night Call fait revivre, en un sens, l’intérêt so nineties qu’éprouvaient certains cinéastes pour le snuff movie et le reportage choc – c’était l’époque de l’émergence de cet autre type de journalisme. On a d’ailleurs pu lire à peu près tout sur le sujet, des inspirations du cinéaste – le photographe Weegee, dont une exposition était visible l’année dernière au Centre Pompidou-Metz en partenariat avec Festival International du Film Fantastique de Gérardmer, aurait été la principale source d’inspiration pour le personnage de Lou Bloom – aux parallèles avec d’autres films. On loue, à juste titre, l’originalité du script et du film, mais personne n’a dressé un parallèle entre Night Call et Stringer, obscur long-métrage datant de 1999 – l’époque de 8 mm, de Strange Days, de Benny’s Video et autres Tesis – dans lequel le reporter Burt Reynolds forme un jeune apprenti que joue Elie Semoun (oui oui, vous avez bien lu) à la chasse au scoop et aux images choc ; peu à peu, l’apprenti va sombrer dans la folie. En dehors du fait que les deux films soient les seuls à s’intéresser au métier de stringer (c’est le nom donné aux States à ces reporters borderline qui arpentent les grandes villes la nuit en quête d’images choc), ils présentent de fortes similarités dans leurs scénarios respectifs ainsi que dans le lien entre les personnages – dans Stringer aussi, la responsable de la chaîne d’info est une femme forte jouée par une très bonne Edie Falco. Si vous connaissiez déjà Stringer, vous avez été sans aucun doute frappés par ces similitudes qui apparaissaient dès la bande-annonce, et vous accorderez que les deux films se complètent. Mais même malgré les ressemblances, qu’elles soient évidentes ou inattendues, Stringer reste ce petit film un peu bancal réalisé par un homme issu de la série télé française cheap des années 90 (pléonasme ?), Klaus Biedermann, et qui, s’il reste un très bon produit de série B qui brille par le fait qu’il continue de rester dans l’obscurité, n’a pas l’ambition de ce premier film de Dan Gilroy, dont on attend impatiemment le second projet en tant que réalisateur après cette première tentative transformée en coup d’éclat.
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