Le Canardeur


Clint Eastwood et Jeff Bridges font la paire dans le premier film de Michael Cimino, un road movie atypique et délicieux.

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Le désert de la perdition

On connaît assez peu Le Canardeur, premier film de Michael Cimino, et c’est un tort. Après avoir réécrit le scénario de Magnum Force (Ted Post, 1973), le second volet des aventures de l’Inspecteur Harry écrit par John Milius, le jeune scénariste Cimino gagne la confiance de Clint Eastwood. On est en plein Nouvel Hollywood, et notre cow-boy préféré s’intéresse à un nouveau genre, en vogue depuis quelques années : le road movie. Cimino lui présente alors un script intitulé Thunderbolt & Lightfoot (le titre original du Canardeur), qu’Eastwood adore, mais qu’il prévoit de réaliser lui-même ; toutefois, après une rencontre avec l’auteur du script, Clint lui confie la lourde tâche de passer derrière la caméra pour la première fois pour ce film produit par Malpaso, sa société de production, avec toutefois à la clé une reconnaissance et une place de choix dans ce nouveau mouvement d’où émergent sans cesse de nouveaux noms.

Ce long métrage commence dans une Amérique profonde, où un gangster essaie d’abattre un pasteur en pleine messe. Ce dernier est en réalité LE-CANARDEUR-09John Doherty, une ancienne légende du braquage de banques, plus connu sous le nom de « Thunderbolt », le « Canardeur » (Clint Eastwood). Pendant qu’il essaie d’échapper à son tueur, il est involontairement sauvé par un jeune aventurier, voleur de voitures et idéaliste, qui répond au nom de « Lightfoot », « Pied de biche » (Jeff Bridges). Ensemble, ils vont se lier d’amitié et tenter de récupérer le magot qu’un ancien complice de Thunderbolt avait planqué avant de mourir ; mais la tâche ne sera pas aussi aisée qu’ils le pensent…

À cheval entre le road movie et le film de casse, Le Canardeur est une vraie curiosité tout droit déterrée des tréfonds d’Hollywood ; il est vrai qu’en 1974, un film comme celui-ci se présentait comme un vrai pari : Eastwood était connu pour être l’essence même du justicier, malgré ses méthodes douteuses (que ce soit Harry Callahan le flic nazillon ou les cowboys leoniens qu’il réexploita aux USA par la suite). En plus de cela, le road movie semblait réservé à des acteurs qui représentaient cette insouciance engagée (Warren Beatty, Dennis Hopper, Jack Nicholson…), et le film de casse n’était plus populaire à Hollywood depuis la période du film noir – en réalité, le genre s’est déplacé dans les années 70 au Royaume-Uni avec notamment la figure de Michael Caine. Mais dans la capitale du cinéma, ce sont souvent les œuvres les plus curieuses qui sont les plus intéressantes, et ce film-ci en est une preuve irréfutable, puisqu’il est volontiers oublié au profit des deux films suivants de Cimino, le drame psychologique anti-Vietnam Voyage au bout de l’enfer (1978) et la fresque historique La porte du paradis (1980), qui signa la faillite de United Artists et qui contribua à la fin du Nouvel Hollywood. Et ainsi, Eastwood qui ne représentait ni l’insouciance ni l’engagement des années 70 s’est retrouvé porteur d’un projet curieux.

Presque entièrement tourné en extérieurs dans les grandes plaines de l’Idaho et du Montana, Le Canardeur raconte la grande aventure de deux hommes réunis par le destin qui vont devenir partenaires et amis pour un dernier grand coup. Cimino n’est pas l’un des enfants terribles du nouveau cinéma hollywoodien (et c’est pour cela qu’il s’acoquine avec Eastwood) mais se calque sur le genre florissant du road movie pourLE-CANARDEUR-02 proposer sa propre vision : une bromance sans issue entre un renard vieillissant et un apprenti aventurier, avec plein de sous-entendus et de clins d’œil homos à la clé (Bridges se déguise en femme, quelques années avant les penchants transformistes et les opérations de chirurgie esthétique de Cimino, dont on disait à Hollywood qu’il souhaitait devenir une femme). À première vue, Le Canardeur est un film de genre « à la Eastwood », avec flingues, courses-poursuites, anti-héros et mimiques légendaires de l’acteur ; la légende raconte très bien à quel point le vieux Clint est, en bon artisan, intraitable sur les plateaux de tournage, et lorsqu’il dit que l’on doit passer à autre chose, on passe à autre chose. Il est alors amusant de voir qu’un maniériste comme Michael Cimino a été formé en tant que cinéaste, en quelque sorte, par Eastwood ; l’on retrouve pourtant quelques touches « ciminesques » dans l’esthétique du Canardeur, mais c’est surtout dans son scénario que la patte de l’auteur se dessine. En effet, comme vous l’avez lu plus haut, leur relation est sans issue, et la monstrueuse mitraillette destructrice est l’image forte de cette impasse, de cet horizon perdu. Cimino, on le sait, raconte l’histoire à travers des personnages extrêmement travaillés, et on peut alors le rapprocher d’un John Ford (son idole) ou d’un Sam Peckinpah, deux références pas franchement populaires chez les jeunes loups du Nouvel Hollywood. Mais comme Ford et Peckinpah, Cimino raconte là le désenchantement d’une époque, d’un pays, d’un monde, avec un nihilisme encore plus fort, qui est certes moins perceptible dans Le Canardeur que dans Voyage au bout de l’enfer, peut-être grâce à un usage notable (et unique dans son œuvre) de l’humour, mais qui est bien là. Et puis, quelques petites touches, çà et là, annoncent les thèmes qui vont être l’étendard de son cinéma : une réplique, par exemple, quand Eastwood demande à Bridges, à cause de son nom, s’il est indien, le jeune rétorque : « No, just American ». On sourit, mais on y voit aussi une anticipation du thème de l’origine sociale et géographique présente notamment dans les deux films suivants du cinéaste, ainsi qu’un rappel à John Ford, qui a été l’un des rares à rappeler que l’Amérique, bien loin d’être glorieuse, s’est toujours construite au prix du sang.

3D LE CANARDEUR BD DEFLe Canardeur a été restauré en haute définition (2K) cette année, où il a été présenté au Festival Lumière de Lyon en présence de son auteur, et ce nouveau master est disponible en Blu-Ray depuis le 19 novembre chez Carlotta. Aucun doute que beaucoup découvriront cette œuvre oubliée pour la première fois grâce à sa sortie vidéo, et dans la meilleure version existante. L’image est sublime, magnifiquement retravaillée pour ce nouveau master dans lequel on profite, les yeux ébahis, au spectacle qui se déroule sur notre écran, avec une écrasante majorité des plans larges, tournés en Scope (une spécialité de Cimino, qu’il hérite de John Ford), qui font du Canardeur l’un des plus beaux films hollywoodiens de son époque. Carlotta propose deux pistes audio, toutes deux en DTS-HD 1.0 : la première en VO, la seconde en VF. On préfèrera évidemment la version originale, question de logique, mais les deux pistes sont de très haute qualité. Dans la galette, on trouve aussi une explosive bande-annonce d’époque en VO, en plus d’une heure de bonus exclusifs à cette édition : d’abord, un retour sur l’œuvre par son principal intéressé, Michael Cimino (Pour l’amour des personnages, 29’41’’), qui parle beaucoup des personnages, de leur construction, et qui n’hésite pas à nouer des liens entre ce film et d’autres de ses œuvres ; un entretien très intéressant, auquel se complète une analyse du film par le critique historique des Cahiers du Cinéma Jean Douchet narrée par la voix sobre du célèbre narrateur des documentaires d’Arte et France 5 Eric Chantelauze (Ironie masquée, 25’34’’), qui est une lecture profonde du film, quoique personnelle – mais n’est-ce pas là l’essence même du discours sur l’œuvre ? –, mais un vrai outil qui, en s’attardant sur de nombreux détails, servira à une compréhension complète ; encore une fois, ces vingt-cinq minutes sont une très belle preuve d’amour et une belle réhabilitation de l’œuvre de Cimino, l’un des plus grands réalisateurs hollywoodiens, encore trop sous-estimé aujourd’hui.


A propos de Valentin Maniglia

Amoureux du bis qui tâche, du gore qui fâche, de James Bond et des comédies musicales et romantiques. Parle 8 langues mortes. A bu le sang du Christ dans la Coupe de Feu. Idoles : Nicolas Cage, Jason Statham et Michel Delpech. Ennemis jurés : Luc Besson, Christophe Honoré et Sofia Coppola.

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