The Batman


Attendu comme le messie par certains, enterrés par d’autres avant même sa mise en production, The Batman (Matt Reeves, 2022) est venu, lentement, avec ses grosses chaussures de sécurité, marcher sur le box-office mondial et mettre au tapis la concurrence en s’affirmant comme l’une des meilleures itérations du personnage portée sur grand écran, et l’un des meilleurs blockbusters des dernières années. Et tout ça, sans être exempt de maladresses : tentative de décryptage d’un film qui en impose jusque dans ses défauts.

Dans une lumière rouge, Robert Pattinson dans le costume de The Batman, la tête baissée.

© DC / Warner Bros

Smells Like Teen Spirit

© DC / Warner Bros

De tous les cinéastes américains s’étant acoquinés lors des deux dernières décennie à la matrice des blockbusters pétaradants, Matt Reeves est certainement celui dont le nom n’a pas reçu autant d’éloges et de considération qu’il ne le méritait. Faut-il revenir sur son inventif Cloverfield (2008) sorte de fusion géniale entre trois genres, deux alors en plein essor – le found footage et le film catastrophe – et un autre, encore au début de son retour en grâce – le Kaiju Eiga – qui avait littéralement soufflé Hollywood. Pourtant le bonhomme n’en était pas a son banc d’essai, ayant signé presque dix ans auparavant un premier long-métrage, Le porteur de cercueil (1996) qui n’était tellement pas resté dans les annales qu’il est inconnu de beaucoup. Outre quelques faits d’armes scénaristiques de bonne tenue pour ses copains J.J Abrams (Felicity) et James Gray (The Yards) son nom n’était porteur de pas grand-chose pour les cinéphiles, même les plus avertis, avant le succès démentiel de Cloverfield. S’il faut être parfaitement honnête, son remake de Morse (Thomas Alfredson, 2008) intitulé Laisse-moi entrer (2010) avait tellement déçu que le cinéaste avait même rejoint pour les cinéphiles le rang des soldats « perdus à la cause ». Pourtant, le temps faisant son œuvre, Reeves a su re-créer son aura qui s’était quelque peu effritée en réalisant coup sur coup deux des plus vivifiants blockbusters à grand spectacle de la décennie 2010. Avec La Planète des Singes : L’Affrontement (2014) et sa suite La Planète des Singes : Suprématie (2017), le cinéaste parvint à véritablement sauver cette trilogie bien mal engoncée par un premier volet assez morne et maladroit, La Planète des Singes : Les Origines (Ruppert Wyatt, 2011). Ces deux volets, a contrario, faisaient montre d’une vraie intelligence de traitement, en privilégiant moins le mélodrame initial – et la tentation numérique qui va avec, de retranscrire fidèlement les émotions des singes – que le récit en lui-même. Ces deux productions étaient en soi moins des suites qu’un vrai diptyque dont les élans de mise en scène en terme de codes et de genres convoqués – le western dans L’Affrontement, le film sur la guerre du Viêt Nam dans Suprématie – épousaient à merveille le sens profond de l’histoire racontée. Celle d’un peuple, primitif, qui n’avait pas d’autre choix pour évoluer que de faire la guerre.

La silhouette de The Batman se dessine, s'approchant vers nous, la cape au vent ; derrière lui, une voiture prend feu dans une rue inondée d'une lumière jaune.

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S’il paraît important de re-préciser les éléments qui ont fait de ces réalisations une telle réussite, c’est qu’il semble que c’est peu ou prou avec la même approche, la même méthode, la même philosophie, que Matt Reeves a abordé le mythe cinématographique (et pas que) qu’est Batman. Car avant d’être une énième interprétation du personnage, une resucée nauséeuse des mêmes poncifs scénaristiques, son The Batman (2022) est avant tout un vrai film de genres. Au sens où les codes qu’il convoque sont relativement éloignés de ses prédécesseurs. Bien qu’au regard de l’approche volontairement réaliste et noire le parallèle avec la trilogie de Christopher Nolan peut s’entendre, Reeves arrive parfaitement à s’en détacher. Il faut dire que le cinéaste anglais avait privilégié une formule très à la mode en son époque, que l’on retrouve notamment dans les relectures récentes du James Bond made-in Daniel Craig : une forme de mise en frontalité de ces grands récits cinématographiques au réel de leur époque. En soi, une mise à distance du cinéma comme réalité alternative, fantasmée, difforme – dont les versions de Burton était de toute évidence les propositions les plus décalées – au profit de représentations et thématiques beaucoup plus ancrées et réalistes. Preuve en est, le Gotham chez Nolan, peu reconstitué en studio mais au contraire fabriqué à partir de villes réelles (Chicago, Détroit, New York) assumait de manière extrêmement claire sa recherche de réalisme. Ici, Reeves s’éloigne de cette représentation pour revenir aux racines graphiques du personnage. Son Gotham rappelle celui des comics – notamment des plus récents signés Frank Miller tels que Year One – mais aussi, par un autre biais, celui de la géniale série animée des années 1990 ou encore des chefs-d’œuvre que sont les jeux vidéos de la saga Arkham. Ses références assumées par la direction artistique comme par le scénario mène Reeves à codifier sa mise en scène, et comme il l’a fait auparavant avec sa saga primate, il parvient à se distinguer de ses prédécesseurs par un recours/retour aux codes et aux cinémas de genres.

Paul Dano, alias L'Homme Mystère, a la tempe posée sur une table de café ; il nous regarde droit dans les yeux avec un sourire inquiétant ; au premier plan une tasse ; plan issu du film The Batman.

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Aussi, le récit comme la réalisation de The Batman emprunte autant aux films noir des années 1930-1940 qu’aux néo-polars des années 1970, et toute sa première partie est même clairement de l’ordre du film de détective. Par la même, le cinéaste re-convoque une partie des racines du personnage. Car dans les comics comme dans les jeux vidéos sus-nommés, Batman est souvent un détective qui mène l’enquête aux côtés des autorités plus ou moins officiellement. La grande intelligence de Reeves est d’utiliser cette caractéristique pour ré-inventer le mythe cinématographique de l’homme chauve-souris. Ce jeu des codes a nourri évidemment des choix scénaristiques – tel que le fait de mettre en avant L’Homme Mystère (incroyable Paul Dano) comme antagoniste principal puisque par essence ce dernier déplace le récit vers le jeu de piste – mais aussi des partis pris de mise en scène dont le jeu de corps de Robert Pattinson, qui incarne une version beaucoup plus engoncée du Bat, observatrice, parfois paumée, maladroite. A ce titre, l’autre idée géniale est d’avoir choisi de ne pas revenir directement sur les origines du personnage, mais néanmoins, d’attraper le récit au tout début de son activité de justicier. La caractérisation qui est faite de ce Bruce Wayne, moins playboy qu’aristocrate déchu, sorte de rock-star recluse dans sa cave – le réalisateur convoque régulièrement la figure de Kurt Cobain comme référence, on pense d’ailleurs parfois au Last Days de Gus Van Sant (2005) – qui cherche une manière d’exister au delà de ses origines familiales et de sortir de l’ombre pesante de son père. La psychologie de Batman et par extension de Bruce Wayne n’a jamais été aussi bien traitée et fouillée au cinéma. L’incarnation qu’en fait Pattinson est en cela extrêmement intéressante, parce que très minimaliste, torturée, mutique. Son Wayne n’est pas une autre identité du Batman, il ne fait en réalité qu’un avec cet alter ego nocturne. Il partage la même noirceur et les mêmes dilemmes. Sa violence contenue ressurgit masquée, mais palpite aussi à l’écran quand il apparaît démasqué. Cette autre façon d’aborder la psychologie du personnage permet à Matt Reeves de se distinguer de ses homologues, en faisant fi des longues séquences de cocktails et réceptions souvent pénibles des adaptations précédentes avec un Wayne en costard-cravate qui boit des martinis autour d’une foule d’aristocrates et oligarques. Ici, quand Bruce daigne sortir de la cave de son manoir, c’est pour se confronter au même Gotham pourri que lorsqu’il est sous le costume, avec ses petits malfrats, ses hommes politiques corrompus et ses révoltes sociales.

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Car oui, si The Batman est si différent, à bien des égards, de la trilogie de Christopher Nolan, et même s’il assume plus clairement de se dérouler dans un monde dirons-nous « imaginaire », Reeves conserve toute la portée politique habituelle qui fait le sel de cette allégorie qu’est Gotham. C’est en cela sa mise en scène et le recours assumé aux genres qui lui permettent de parler en substance des grands maux de notre société actuelle, comme un miroir déformant tendu à notre monde en décrépitude. Plus que ça, le fait que soit convoqué dans la bande originale l’aura désabusée et dépressive de Kurt Cobain, figure éternelle du grunge et des idées noires adolescentes – la chanson Something in the Way présente dans le film raconte la déshérence psychologique d’un adolescent dans sa ville – n’a rien d’anodin. En effet, la majorité des protagonistes du long-métrage, Bruce Wayne comme Selina Kyle et bien sûr, l’antagoniste, The Riddler ont pour points communs d’être des orphelins. Ils ne le sont pas seulement parce que précisément leurs parents sont morts ou les ont abandonnés, mais plus généralement, car ils représentent une génération orpheline de justice sociale, de morale, victime collatérale de leurs aînés corrompus. The Batman prend alors le parti pris d’une ballade grunge chantant le mal-être de ces individus qui en viennent à se révolter, tant en essayant de faire le bien que le mal. C’est peut-être ce qui donnera à cette version, en définitif, une postérité plus grande, un aura de « film générationnel » peut-être, car son rapport allégorique à l’époque est moins le fruit de sa représentation réaliste – comme c’était le cas chez Nolan – que de son sens plus profond, plus cryptique. C’est un long-métrage sur un monde désabusé, dans lequel des vieillards hilares contemplent et prospèrent leurs oeuvres destructrices au nez et à la barbichette de leurs rejetons. C’est certainement, encore une fois, ce qui fait de Matt Reeves un cinéaste plus que jamais à suivre : son intelligence à manier les codes, à les respecter, à les convoquer toujours au bon endroit, sans jamais grossir les traits métaphoriques qu’ils induisent, sans jamais être lourd. Reste que, autour de ça, il y aurait bien d’autres choses à dire comme s’appesantir longuement sur la photographie du film, splendide, ou encore sur les prestations des comédiens, tous parfaits ; et pourquoi pas écrire quelques bafouilles sur la relation entre Gordon et Batman, jamais aussi bien traitée qu’ici. Et puis, aussi, pour être parfaitement honnêtes, ne pas faire mirage des longueurs scénaristiques dont le récit pâtit à plusieurs endroits. Mais de ses qualités comme de ses défauts, The Batman tire toujours une force. Car ce qui finit de nous convaincre et de nous séduire, au sortir de la salle, c’est que même quand Matt Reeves se rate, c’est parce qu’il a tenté quelque chose. Ce qui, dans l’anémie actuelle du blockbuster américain uniformisé, mérite, vous en conviendrez, au moins qu’on lui prête quelques œillades.


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY

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