Buffet Froid


Pour la toute première fois, Buffet froid (Bertrand Blier, 1979) se voit offrir une restauration digne de son génie. Edité en Blu-Ray par StudioCanal, le film culte de Blier se refait une beauté, l’occasion pour nous de déclarer notre amour infini pour ce chef-d’œuvre du cinéma français qui n’a pas pris une ride.

Gérard Depardieu sur les sièges rouges du quai du RER à Paris, tourne la tête vers l'homme assis à côté de lui qui lui tourne le dos, scène du film Buffet Froid.

                                     © Tous droits réservés

Buffet à volonté

Après avoir obtenu l’Oscar du meilleur film étranger pour Préparez vos mouchoirs (1978), Bertrand Blier était le roi du pétrole des deux côtés de l’Atlantique, noyé de propositions de réalisations. Il les refusa toutes – on raconte même qu’il se refusa à Francis Ford Coppola himself – préférant se concentrer sur un projet improbable, un scénario peu prometteur au titre étrange. Bingo, Buffet froid s’avère une comédie délirante à la mise en scène implacable, une œuvre surprenante et délicieusement déstabilisante qui ne laisse pas indifférent. Il suffit de (tenter de) résumer l’intrigue pour se rendre compte de son ton unique : Alphonse Tram s’engouffre dans la station RER de la Défense. Le silence règne. Il s’assoit à côté du seul type présent et engage une discussion des plus triviales. « Ça vous arrive jamais d’avoir envie de tuer quelqu’un ? » interroge-t-il l’inconnu avec insistance. Plus tard, Alphonse retrouve l’homme au sol, un couteau dans le ventre. « Est-ce que vous allez finir par me foutre la paix ? Je meurs, barrez-vous ». Alphonse rentre alors dans son appartement quasiment vide au sein d’une tour tout aussi vide. Jusqu’alors seul occupant de l’immeuble, il découvre qu’un inspecteur de police s’est installé juste au-dessus… Se succèdent alors toutes sortes de péripéties absurdes et sans queue ni tête, entre les blocs de béton désertiques de la proche banlieue parisienne.

Gérard Depardieu debout face à un pauvre homme avachi par terre, dans un long tunnel, scène de nuit dans le film Buffet Froid.

                                © Tous droits réservés

Buffet froid surprend d’emblée par son ton décalé en permanence. Le récit n’a de cesse de produire des ruptures de ton d’une brutalité déstabilisante et franchement drôle. Un peu plus tard dans l’intrigue, Alphonse apprend le meurtre de sa femme. Événement somme toute tragique, mais qui ne semble pas bouleverser l’homme. Le récit atteint alors des sommets d’humour absurde lorsque l’assassin vient se présenter à sa porte, plein de remords. L’inspecteur de police débarque à son tour : « Je vous présente l’assassin de ma femme » annonce Alphonse. « Très heureux » répond l’inspecteur Morvandieu. Les situations rocambolesques du genre s’enchaînent délicieusement tout au long du récit, atteignant des degrés d’absurdité qui relèvent du génie. La mort est omniprésente, Buffet froid est une véritable hécatombe mais une hécatombe irrésistiblement drôle : les morts et les crimes se succèdent dans l’indifférence la plus totale, les personnages paraissent complètement déconnectés de ce qui se trame. Le chef-d’œuvre de Blier obéit en fait à sa logique propre et manipule des codes bien à lui au sein d’un univers unique. L’efficacité de ce procédé repose bien évidemment sur l’immense talent de son trio de comédiens : Gérard Depardieu, Bernard Blier (paternel de Bertrand) et Jean Carmet, maniant brillamment les mots. Leur jeu, tantôt désincarné tantôt fougueux, sublime la folie du scénario. Que serait Buffet froid sans ses répliques et l’interprétation de ses acteurs ? Difficile de résister à citer les dialogues, rappelant ceux d’un Michel Audiard à son meilleur : « ça sent le tabac, et quand ça commence à sentir le tabac ça veut dire que ça va bientôt commencer à sentir le roussi », ou encore « Ma femme n’est pas rentrée. Elle sort du bureau à 6h, il est 9h et demi passé. J’ai mis la table, j’ai fait cuire des pommes de terre et elle rentre pas. J’ai peur qu’il lui soit arrivé quelque chose ». Bref, le verbe de Blier est unique, il déstabilise d’autant plus par son décalage constant avec le réel.

Blu-Ray de Buffet Froid, réalisé par Bertrand Blier et édité par Studio Canal.Par ce décalage radical et ces personnages désincarnés, Bertrand Blier témoigne des névroses de son époque, c’est-à-dire l’urbanisation rampante, la perte d’identité de la ville, les architectures nonsensiques… Alphonse Tram habite dans le quartier de la Défense, alors en construction. Le cinéaste filme ces ensembles de béton sans charme, massifs, hideux, vides. Déjà en 1979, il anticipe le processus de déshumanisation de la ville. Le parti-pris esthétique de Buffet froid est radical, les décors sont totalement aseptisés, grisâtres et cadrés dans des plans symétriques tout droit sortis d’un imaginaire de science-fiction – notamment Planète interdite (Fred M. Wilcox, 1956) ou encore d’un ancien épisode de Star Trek pour ne citer qu’eux. « C’est ce béton qui me rend fou ! » hurle le personnage de Jean Carmet, les intentions du réalisateur sont claires… Récit éclaté, banalisation de la mort, indifférence des personnages, jeu désincarné, décors cliniques, Blier dresse un portrait profondément pessimiste du nouveau Paris avec un humour noir implacable. La ressortie de l’œuvre en Blu-Ray tombe à pic : redécouvrir Buffet froid plus de quarante ans après sa sortie est une expérience troublante. L’image de la ville aseptisée et des individus sans âme véhiculée tout au long du long-métrage surprend par sa justesse. Il résonne plus que jamais avec le monde actuel, à l’heure de l’ultra-libéralisme, de l’individu tout puissant et surtout de l’urbanisation effrénée. Absolument précurseur lors de sa sortie en 1979, il s’avère aujourd’hui plus pertinent que jamais car ce qui était une étrange dystopie à l’époque est maintenant devenue une réalité. Comme dirait l’autre, le temps détruit tout. Sauf Buffet froid.


A propos de Calvin Roy

En plus de sa (quasi) obsession pour les sorcières, Calvin s’envoie régulièrement David Lynch & Alejandro Jodorowsky en intraveineuse. Biberonné à Star Gate/Wars, au Cinquième Élément et au cinéma de Spielberg, il a les yeux tournés vers les étoiles. Sa déesse est Roberta Findlay, réalisatrice de films d’exploitation parfois porno, parfois ultra-violents. Irrévérencieux, il prend un malin plaisir à partager son mauvais goût, une tasse de thé entre les mains. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNH2w

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.