[Masterclass] Jean-Jacques Annaud, l’aventurier 1


C’est dans le cadre du 39e Festival International du Film d’Amiens que Jean-Jacques Annaud a donné une passionnante masterclass. Généreux, gouailleur, précis, le cinéaste français se raconte et raconte ses films. L’occasion de se rappeler qu’ils se font rares, en France, les cinéastes capables de réaliser de tels projets, ambitieux, qualitatifs et populaires. Pas plus que les producteurs, mécènes fous, capables d’accompagner des œuvres aussi hors normes. 

Portrait de Jean-Jacques Annaud (masterclass)

                                            © Jean-Marie Faucillon

L’Apprenti

« J’ai grandi dans une banlieue un peu triste, mais heureusement, avec des parents charmants. J’étais fils unique et régulièrement ils m’emmenaient au cinéma. Ces sorties étaient pour moi des ouvertures sur le monde, sur le rêve. Ma mère a travaillé dans la plus importante boutique de photographies de France qui s’appelait Odeon Photo et qui existait encore il y a quelques années. Nous recevions tous les ans à la maison le catalogue des derniers outils disponibles et à sept ans, alors que je récupérai dans la boîte aux lettres mon Journal de Mickey auquel j’étais abonné, je suis tombé sur ce catalogue que j’ai donc feuilleté. J’ai découvert toutes ces machines extraordinaires, notamment des caméras 8mm ou 16mm, j’avais les yeux écarquillés, je pensais que ce serait des jouets formidables. J’ai donc dit à ma mère que j’en voulais une, puis un peu plus tard, que je voulais faire du cinéma. Donc évidemment, ma mère était catastrophée ! Elle a appelé toutes ses amies pour leur dire que je voulais être cinéaste, ce à quoi ses amies ont rétorqué « Quel dommage… Un si bon élève ». Ma mère m’a trainé chez le libraire et lui a demandé s’il avait un livre qui expliquait comment devenir cinéaste. Évidemment il n’y avait pas de manuel du bon petit cinéaste, mais il lui a parlé de la revue Avenir qui avait fait un numéro spécial sur les métiers du cinéma. Ma mère l’a feuilleté, puis s’est emparé du téléphone pour appeler la revue et lui dire qu’il s’était trompé, que les chiffres énoncés dans la revue devait probablement être annuels et pas journaliers. Le mec lui a dit « Il n’y a pas d’erreurs Madame… ». Elle a été immédiatement rassurée ! (rires).

Peu de temps après, elle a téléphoné au Directeur de l’IDHEC – l’ancêtre de l’actuelle Fémis – pour prendre rendez-vous avec lui ! Me voilà, gamin, dans le bureau du Directeur, Rémy Tessonneau, avec ma mère qui l’assaille de questions sur le parcours idéal d’un apprenti cinéaste. Tessoneau nous dresse une liste : « Faites du latin et du grec, de la physique et des mathématiques, des études de Lettres à la Sorbonne, lisez beaucoup, voyez beaucoup de films ». J’ai fait exactement tout ce qu’il m’a dit. Je suis ensuite rentré à Louis Lumière. Il y avait un accord entre les deux écoles, Louis Lumière formant au métier de la photographie, les diplômés pouvaient ensuite rentrer directement en dernière année de la section Directeur de la Photographie à l’IDHEC. Sauf que moi je voulais entrer en Réalisation ce qui n’était pas possible. Je l’ai tellement baratiné qu’il a fini par accepter sous conditions : « Réalisez un film de six-cent mètres (20 minutes) en 35mm et sonore, sortez major de promotion de Louis Lumière et obtenez un certificat de Licence ». A la fin de mon année, j’arrive fier dans son bureau, déposant tous mes diplômes et mon film sur son bureau. Je suis ainsi rentré directement en dernière année de l’IDHEC, en section réalisation et en suis sorti diplômé, major de promotion, à dix-neuf ans. Tout s’est enchainé, je me suis vite retrouvé sur des tournages en tant qu’assistant. J’ai commencé sur un film publicitaire complètement nul pour les auto-écoles. Il racontait l’histoire suivante : une jolie blonde dans une voiture décapotable, panoramique vers l’avant, on s’aperçoit que la voiture est défoncée et qu’elle est en fait tractée par un camion dépanneur. J’observe le tournage et je vois le metteur en scène installer la voiture (pas cassée) accrochée à la dépanneuse, et il commence à tourner… Je l’apostrophe en lui disant que si la voiture n’est pas cassée, le message pro-auto-école ne va pas être compris, que cela ne veut pas dire qu’elle ne sait pas conduire mais simplement qu’elle est en panne. Il s’adresse à son chef-éléctricien et lui dit de casser le phare. Il tourne. Je l’interromps à nouveau… Je lui dis que s’il tourne cela comme ça, cela veut dire que cette fille est complètement idiote et a appelé une dépanneuse juste pour un phare cassé ! Il m’a renvoyé du plateau. Je me suis retrouvé à bloquer des routes à un carrefour. Une voiture arrive, je l’arrête et lui refuse le passage. Un tout petit bonhomme en sort, il se présente « Bonjour,  Jean Mineur », directeur de la plus grosse entreprise de publicité de l’époque, vous la connaissez peut être puisqu’elle sévit encore, avec son petit personnage de mineur qui jette son piolet. Il me demande ce que je fais, je lui dis avec beaucoup d’assurance « Je suis assistant, et on passe pas » il me regarde surpris et me dit d’aplomb « Je suis le producteur, donc vous allez vous calmer ». J’étais très arrogant à l’époque, l’arrogance de ma jeunesse, il me demande comment se passe le tournage et je lui réponds avec second degré : « Écoutez, vous inquiétez pas, côté plan de travail, on est très bien… ». Il débarque sur le plateau, l’équipe était déjà entrain de remballer… Le lendemain, je me retrouve dans la salle de diffusion des rushs. Jean Mineur est présent. Il regarde la prise, la blonde, le panoramique, le phare qui pend, la dépanneuse. Il s’est mis dans une colère monstrueuse. Le soir même, mon téléphone sonne. Jean Mineur au bout du fil : « Êtes-vous libre pour les deux prochaines semaines ? », je réponds que oui bien évidemment, et il me répond « Ce n’est pas pour être assistant, vous passez réalisateur de toute la série ». Me voilà donc propulsé à la réalisation de vingt-quatre films publicitaires à seulement dix-neuf ans et demi… J’ai ensuite réalisé plus de deux cent publicités, c’est véritablement là que j’ai fait mes armes. »

L’Africain

« J’avais été repéré à la sortie de l’IDHEC par le Ministère de la Coopération qui m’a proposé un marché, plutôt que de faire l’armée ils me proposaient de me rendre au Cameroun pour y réaliser des films d’éducation de base. J’avais signé le papier sans trop réfléchir d’autant plus qu’à l’époque, vu mon âge, il me restait encore trois ans de sursis avant d’être mobilisé. Et puis un beau jour, l’heure est venue, j’ai dû donc quitter la France pour l’Afrique, en pensant que j’allais détester cette expérience. Au contraire j’ai trouvé ça vraiment enrichissant. Je me suis beaucoup lié avec la population locale et je dois dire que j’étais particulièrement révolté de voir comment les Camerounais étaient traités par les Français. Ce voyage m’a appris tellement de choses, non seulement sur la civilisation africaine, mais aussi sur moi-même. J’ai tiré des enseignements sur ce que j’étais, ce que je voulais être et ce que je ne voulais surtout pas être. Je suis d’une formation littéraire, j’ai étudié le grecque ancien à la Sorbonne… J’avais toutes les prédispositions pour devenir un intellectuel rigide à la française. C’est en Afrique que je me suis débarrassé de tout ça et que j’ai ouvert mon cœur. Je n’aurais jamais fait les films que j’ai fait sans cette prise de conscience et ce coup de foudre pour la culture africaine. Je me suis même juré de faire mon premier film en Afrique et sur l’Afrique. C’est ainsi qu’est né le désir de réaliser La Victoire en Chantant (1976) que j’ai tourné en Côte d’Ivoire. Ce film a une histoire particulière, puisqu’il a fait un bide monumental en France… Avant de remporter l’Oscar du Meilleur film étranger ! (en tant que représentant de la Côte d’Ivoire ndlr). Autant vous dire que cela a changé ma vie, c’était totalement inattendu eu égard de l’accueil tiède qu’avait reçu le film. Ça m’est tombé dessus comme une météorite au coin de la tête. Dès le lendemain de la soirée de remise des prix, j’ai signé avec l’un des plus grands agents américains. Depuis ce jour et encore aujourd’hui, il ne se passe pas une semaine sans que je reçoive une proposition de projet émanant d’Hollywood. J’ai toujours considéré cela comme un hasard et un coup de chance. Néanmoins, j’ai profité de ce statut de Oscar-Winning Director pour faire les films que j’avais envie de faire. »

Le Héros National

« Malgré le fait que j’avais le vent en poupe à Hollywood et que mon pays d’origine m’avait rejeté, j’ai tout de même réalisé mon second film en France. Beaucoup de gens sont étonnés de (re)découvrir que j’ai réalisé Coup de tête (1978), comme s’il s’agissait d’un film qui ne me ressemblait pas alors que je le considère au contraire comme très personnel. C’est l’histoire d’un jeune mec incarné par Patrick Dewaere, que tout le monde méprise, qu’on sort de prison parce qu’il manque un buteur dans l’équipe de football et qui, lors d’un match important, marque le but de la victoire et devient un héros. Je dis que c’est un film personnel parce que je me retrouvais beaucoup dans ce personnage à l’époque. Je venais de réaliser La Victoire en Chantant (1976), tout le monde en France m’avait méprisé, se réjouissait que je me sois planté, avant de me qualifier de génie dès que j’ai remporté l’Oscar. Il est vrai que souvent on associe davantage le film à Francis Veber, parce qu’il est crédité au scénario. La vérité c’est que le premier traitement de l’histoire a été écrit par Alain Godard et moi-même, on y a travaillé pendant une année, avant que l’on propose à Francis, qui était alors au sommet de sa gloire, de venir y mettre sa touche personnelle en tant qu’expert du dialogue. Ça a été très compliqué d’imposer Patrick Dewaere à Alain Poiré de Gaumont, car Patrick était réputé pour être continuellement sous substances et donc ingérable. On a essayé de m’imposer Gérard Depardieu – que j’adore, c’est un excellent acteur et un ami – mais je ne voulais pas en entendre parler. Depardieu est un acteur solaire, or il me fallait un acteur lunaire et le meilleur d’entre eux à l’époque c’était Patrick Dewaere. Malgré tout, nous avons failli devoir renoncer à lui, j’ai dû même dîner un soir avec Patrick, avant le tournage, pour lui annoncer qu’on ne pouvait pas l’embaucher car les assurances ne voulaient pas s’engager sur le film s’il en était l’acteur principal. Il m’a promis d’arrêter la drogue, ce qu’il a fait. On l’a retrouvé en pleine forme, requinqué. Il a tenu tout au long du tournage avant de replonger à la toute fin alors qu’il s’apprêtait à tourner Série Noire (Alain Corneau, 1979). On a retrouvé le Patrick des mauvais jours, il a même pété la gueule de mon accessoiriste et toute l’équipe s’est mise en grève en guise de soutien avec leur collègue. Ce garçon avait une énergie très étonnante, très déstabilisante. Il contenait en lui un mélange de violence et de tendresse. Nous avions le même âge, mais il se comportait comme un enfant colérique. A la fin de chaque prise, il me demandait ce que j’en avais pensé et s’il voyait que je n’étais pas satisfait, il me soulevait à la seule force de ses bras musclés, totalement habité. J’étais persuadé qu’il allait me casser la gueule. Puis il se calmait d’un coup, me reposait et me regardait droit dans les yeux en disant à chaque fois : « tu vas voir la prochaine, tu vas voir… ». Alors je retournais derrière la caméra, je lançais l’action… Et il était formidable. »

Le Voyageur du temps

« Pour rendre compte de la typologie particulière des continents à l’époque, j’ai volontairement choisi de tourner les séquences à différents endroits de la planète afin qu’on ne puisse pas définir précisément l’endroit où se passe l’histoire, qu’on ait pas de repères géographiques contemporains. J’ai donc tourné en Écosse, au Kenya, dans le Grand Nord Canadien… Pour tout vous dire, au sein même d’une séquence il y a parfois des gros plans et des plans larges qui ne sont pas tournés au même moment. J’adore faire cela, j’en tiens l’enseignement de Buñuel, car je savais que pour son Robinson Crusoé (1954) il avait tourné tous les plans où l’on ne voyait pas la mer, contre un mur en béton. La réalisation de La Guerre du Feu (1981) a été une aventure épique en soi. Rien que les séquences avec les Mammouth ont été très compliquées à réaliser. Nous avions besoin d’éléphants domestiqués afin de les habituer à porter ces costumes. Nos pachydermes venaient d’un cirque anglais, nous les avions loués pendant six mois. Nous prévoyons de tourner en Islande, les animaux étaient donc dans un cargo en direction de l’île où on les attendait pour tourner. Mais alors qu’ils étaient en chemin, nous avons appris que la Guilde des Acteurs Américains se mettaient en grève, ce qui a impacté la production de mon film. Nous avons dû « abandonner » notre partenariat avec la Fox qui produisait le film, car dans ces conditions, avec la grève qui touchait Hollywood, le projet ne pouvait pas se faire. Nous avons donc cherché une autre façon de monter le film et c’est devenu une co-production franco-canadienne. Ce n’était en fait qu’une façade bidon car la Fox était toujours aux manettes, dans l’ombre. On s’est donc retrouvés entre deux eaux en même temps que nos éléphants… Nos problèmes ne se sont pas arrêtés là puisqu’on a appris l’existence d’une loi islandaise datant du XXIème Siècle, qui interdisait l’exportation de quadrupèdes à partir de septembre… Et nous étions en juillet ! Cette interdiction avait été mise en place au Moyen-Âge parce qu’à cette période, la houle est plus forte en mer et les remous brisaient les pattes des poneys ! J’ai dû dîner avec la Présidente de la République d’Islande de l’époque pour la convaincre de modifier la loi, afin que je puisse ramener mes éléphants sur le plateau… Je l’ai convaincue mais l’application d’une telle modification de loi peut prendre des mois en Islande car le parlement ne se réunit pas toutes les semaines mais seulement quelques jours par mois ! Notre tournage prenait du retard, nos éléphants n’avaient toujours pas tourné leurs scènes, avaient un « contrat » à honorer en Inde dans un Cirque… Bref, j’aurais encore bien des choses à raconter sur l’aventure rocambolesque du tournage des séquences avec les Mammouths mais ça prendrait beaucoup trop de temps. (rires) »

Le Franciscain

« Le Nom de la Rose (1986) a été tourné entièrement en décors construits dans un énorme plateau à la périphérie de Rome. Au début j’envisageais de tourner dans un vrai lieu, j’ai donc visité plus de trois cent monastères à travers l’Europe : la quasi-totalité des monastères français, espagnols, du sud de l’Angleterre, du Portugal, de l’Italie… Jusqu’à me rendre compte que celui que j’avais dans la tête n’existait pas et qu’il fallait donc le construire ! J’ai donc tout dessiné et donné ce gros tas de papiers à un grand chef décorateur qui s’appelle Dante Ferretti et qui en a fait des merveilles. A l’époque où nous tournions c’était le plus grand décor de cinéma érigé en Italie depuis le tournage de Cléopâtre (Joseph L. Mankiewicz, 1963). Fabriquer de toute pièce ce monastère du XIVème Siècle a été un travail démentiel pour les équipes de décorateurs et d’accessoiristes. On a même fait re-fabriquer des manuscrits à la façon des moines copistes, une tâche très laborieuse et précise qui a durée plus d’un an. C’est l’Allemagne et l’Italie qui ont produit car en France personne ne croyait dans ce projet ! On me disait que personne n’irait voir un thriller mettant en scène des moines… Les résultats exceptionnels au box-office leur ont évidemment donné tort ! 9 millions d’entrées en Italie, 6 millions en France… Encore aujourd’hui, le film est toujours – et partout dans le monde – l’un de ceux qui font le plus d’audience lors des rediffusions à la télévision. »

L’ami des bêtes

« Le film se déroule en Colombie Britannique en 1875, mais je l’ai tourné dans les dolomites italiennes et dans le sud-tyrol autrichien. Il se trouve qu’un jour, alors qu’avait été organisée une projection pour la Reine des Pays-Bas – à laquelle j’étais convié bien sûr, ainsi que tout une flopée d’ambassadeurs – l’ambassadeur du Canada est venu me dire qu’il était de la Colombie Britannique et qu’il n’avait jamais vu son pays aussi joliment représenté (rires). Il a fallu dresser les ours pendant quatre ans pour qu’ils puissent faire ce que le scénario décrivait sans que cela ne soit dangereux pour l’équipe et les comédiens. J’ai donc tourné Le Nom de la Rose pendant ce temps. La fameuse séquence de confrontation entre Tchéky Karyo et l’ours qui l’intimide est réalisée sans aucun trucages. Cette scène était particulièrement audacieuse à tourner. J’avais fait fabriquer un bout de décor sur une route bordée d’un précipice. L’idée c’était que si quelque chose tournait mal, Tchéky pouvait sauter dans ce précipice où nous avions tendu un filet de secours, vingt mètres en dessous… Le décor a été construit pour cacher subtilement les trois caméras et le dresseur, qui disposait d’un petit recoin visible de l’ours, juste à côté du comédien. Pour cette séquence très risquée, où l’ours devait se montrer agressif et être dans une extrême promiscuité avec Tchéky, vous imaginez bien que chacun des gestes de l’animal avait été répété. Malgré tout, Tchéky, lui, n’a pas eu besoin de jouer la peur. Il était terrifié. L’animal a senti l’odeur de la peur. Et naturellement, comme le font les ours dans la nature, dès qu’ils ont obtenu la soumission de leur opposant, ils s’en vont, fiers. Pendant notre prise, l’animal a donc décidé qu’il avait gagné et s’est en allé. C’est évidemment dans le film puisqu’on a fait qu’une prise ! Je comprends tout à fait la terreur qu’a ressenti Tchéky, j’ai moi-même fait les frais des coups de griffes d’un ours pendant ce tournage et j’ai cru mourir. J’ai passé plus de deux mois à aller à l’hôpital matin et soir. Je trouve que cette séquence montre bien combien le réalisme au cinéma est important. Aujourd’hui, on essaie de prendre en charge ce type de séquences compliquées à tourner avec des effets numériques. Mais cela n’a rien à voir. Même quand ils sont bluffants de réalisme, le public n’est pas dupe. Donc forcément on croit moins en ce que l’on voit, et par ricochet, on est moins impliqué émotionnellement. 

J’ai tourné d’autres films avec des animaux, dont Deux Frères (2004) dont l’histoire se concentre sur le destin croisé de deux tigres. Chaque animal impose ses contraintes. Un tigre est plus expressif qu’un ours, on peut plus facilement anticiper ses actions. L’ours est un animal myope, qui peut être très soudain, passer d’une attitude très tranquille à un coup de patte meurtrier en une fraction de seconde. Le tigre est un félin, et si vous avez un chat à la maison, vous savez que ce sont des animaux qui s’expriment. En cela, un tigre prévient quand il n’est pas content, grogne, ronchonne. De plus, ils possèdent des yeux magnifiques et très expressifs, que j’adorais filmer, parce qu’ils vous donne la sensation d’avoir accès à son âme et à ses états d’âmes. Tandis que l’ours a des yeux de côté, comme les cochons, ce qui le rend moins facile à cerner car, tout simplement, il ne vous regarde jamais en face. J’ai eu beaucoup de chance pour le tournage de Deux Frères car le Roi du Cambodge adorait mes films. J’ai donc eu un tel appui de sa part qu’on a pu tourner dans les temples d’Angkor, qu’il a fait fermer aux touristes pendant un mois et demi. On a donc eu la possibilité de faire circuler nos tigres en totale liberté dans ces lieux. Le dispositif de sécurité que cela a impliqué était énorme. On a posé des kilomètres de filets tout autour pour éviter que nos félins s’échappent et n’aillent faire des ravages dans un poulailler ou un orphelinat… Fait amusant, nos tigres étaient en liberté mais nous, nous étions en cages. Toute l’équipe a passé plus de huit mois enfermée dans ces petites prisons d’acier qui servaient bien évidemment d’abord à nous protéger d’un coup de patte. Quand je tourne des projets comme L’Ours, Deux Frères ou Le Dernier Loup (2015) je vis avec l’angoisse que rien de dramatique n’arrive, que ce soit aux humains, mais aussi aux animaux. Cela dit tourner avec des animaux n’est pas si différent que de tourner avec des humains. En tout cas, cela implique en tant que directeur d’acteurs la même attention. Il faut faire avec les acteurs animaux ce que l’on fait avec les humains, c’est à dire se faire estimer, être gentil et respectueux avec eux, ne pas les vexer… C’est à peu près la même chose, à la différence que c’est peut-être plus facile quand même avec les animaux car ils n’ont pas d’agents. (rires) »

L’Amant

« J’ai mis plus d’un an à trouver les deux comédiens principaux de L’Amant (1992), l’actrice principale n’avait d’ailleurs jamais jouée avant. Ce film a été tourné en grande partie à Saïgon et dans la région sud du Vietnam où nous avions fait reconstruire cet immense village. Seules les séquences que j’appelais « de sensualité » ont été tournées en France, en studio, à Montmartre. Nous avions loué un tout petit studio où j’ai fait reconstruire l’intérieur du décor et une partie de la rue. La raison pour laquelle j’ai voulu tourner ces scènes en France dans un environnement plus confiné c’est que je ne voulais pas que mes comédiens soient gênés par le brouhaha démentiel qu’impose un tournage en extérieur. J’ai mobilisé une centaine de figurants sur le plateau français, pour faire vivre, en direct pendant les prises, le son de l’extérieur. C’était très important pour moi que les acteurs ne soient pas dérangés, en tournant ces huit scènes d’amour, par les bruits qu’ils font eux-mêmes. Pour les comédiens c’est déjà quelque chose de très perturbant d’avoir des caméras et un micro braqués sur eux dans des moments comme ceux-là, alors si vous faites en plus le silence et que le lit commence à grincer, c’est terminé, vous ne pouvez plus tourner. Pour éviter cela j’avais mobilisé des gens, des chiens, des machines à faire de la soupe, tout ce qui pouvait convoquer l’atmosphère sonore d’une rue de Saïgon. J’ai même poussé le vice jusqu’à mettre des machines à vapeur et pousser le chauffage à 38 degrés sur le plateau français, pour retrouver la sueur perlée sur les peaux. Pour convaincre mon producteur, Claude Berri, de l’extrême nécessité de tout ce barda, je lui répétais que c’était un film « de chaleur et d’humidité ». Et vous conviendrez qu’une scène d’amour sèche est beaucoup moins bien qu’une scène d’amour mouillée… »

Le Général

« Ça peut vous paraître étrange mais tourner des scènes de bataille gigantesques comme celles de Stalingrad (2001) est pour moi bien plus facile que des scènes intimistes. Même si vous avez parfois plus de mille figurants, des explosifs de partout et qu’avant de lancer l’action vous avez un peu la boule au ventre espérant que rien de grave ne va arriver, vous êtes tellement entouré de spécialistes, en nombre, que tout est parfaitement organisé. J’ai la chance de voir les images dans ma tête. A partir de là, je n’ai qu’à expliquer ce que je vois aux gens qui travaillent à mes côtés, éventuellement passer par l’étape du storyboard. A partir de ce travail, chacun s’organise par groupe pour, qu’à sa place, il puisse sécuriser la séquence, que tout fonctionne parfaitement dès la première prise. Pour les scènes de batailles impliquant de nombreux figurants, aucun n’arrive sur le plateau sans savoir exactement ce qu’il doit faire. Au contraire, ils ont en amont de longues semaines de répétitions, tout est très calibrée. Finalement je me repose beaucoup plus en tournant une scène de bataille impliquant mille figurants que lorsque je dois diriger une scène d’amour entre deux comédiens. Dans le premier cas, j’ai une équipe de trois cent personnes qui s’affairent à la bonne réalisation de la scène, tandis que dans le second cas, je suis parfois seul avec mes comédiens. Par contre ce qui a été très compliqué à mettre en scène pour ce film c’est les séquences impliquant plus de trois cents bateaux sur la Volga. Nous avons tourné ces scènes près de la frontière polonaise en Allemagne, où j’avais à ma disposition plus de quatre-vingt dix navires. Nous ne pouvions pas tourner dans une rivière car je devais y disposer tout un tas de mines sous-marines à faire exploser, ce qui était trop dangereux compte tenu que l’endroit allait être traversé par des navires de plaisances après notre passage. J’ai donc dû tourner sur un lac, ce qui a rendu très compliqué l’acheminement des navires étant donné qu’il n’était desservi par aucun accès maritime ou fluvial. Cela a été un casse-tête sans nom, car ces bateaux étaient gigantesques et parfois impossibles à transporter par camion. On a donc tenté de les transporter par zeppelins mais les ballons ont explosé ! Finalement on a fait découper les navires par tronçons pour les ressouder sur place ! Pour cette même scène, j’avais des plans depuis un hélicoptères qui étaient censés représenter le point de vue des avions allemands en train de mitrailler les bateaux. Pour avoir et effet il fallait effectuer en hélicoptère des piqués très violents si bien que je les ai tournés seul, sans équipe à mes côtés. Depuis l’hélicoptère, je lançais l’action de quatre-vingt dix bateaux qui étaient peuplés de mille figurants, ainsi que l’actionnement d’une centaine d’explosions de mines sous-marines. Nous tournions la première prise et en plein piqué, une mine nous a explosé dessus, l’hélicoptère a manqué de peu de s’engouffrer dans l’eau, on a cru qu’on en ressortirait pas vivants. Dieu merci on a réussi à se récupérer. Mais enfin bon… Ça fait un plan très beau (rires). »

Le Mélomane

« La composition de la musique de mes films est pour moi un moment très important, cardinal, car c’est le seul moment où je perds totalement le contrôle. J’ai une bonne connaissance technique des différents métiers du cinéma, je parle ce langage et ai donc un certain contrôle des différentes opérations qui jalonnent la fabrication d’un film. Avec la musique c’est un peu différent car je me remets totalement à un autre créateur qui va être en charge d’imaginer à ma place ce que devrait être la musique du film. Bien évidemment, je lui donne des directions, des teintes, je lui dis « cette scène devrait être plus comme-ci ou comme ça, on devrait ressentir tel sentiment, renforcer cette tension ou au contraire s’abstenir d’illustrer musicalement une séquence qui fonctionne très bien sans musique ». A chaque fois, la composition de la musique est une étape qui s’écoule sur plus de trois mois. J’ai l’habitude d’enregistrer aux studios Abbey Road avec le London Symphony Orchestra. J’ai eu de la chance de côtoyer les plus grands compositeurs, de Philippe Sarde à Gabriel Yared, de James Horner en passant par John Williams pour Sept ans au Tibet (1996). Même si je ne suis pas un spécialiste, j’adore ce moment, je suis moi-même très mélomane donc je m’intéresse à ce langage. C’est souvent un moment crucial, la musique peut autant révéler qu’anéantir des séquences, il faut faire très attention à cette étape car on peut littéralement flinguer son film si la musique n’est pas appropriée. »

Le Paria

« Avec Sa Majesté Minor (2007) j’avais envie d’assumer une franche déconnade un peu grivoise et païenne, tout en étant totalement conscient des risques que je prenais. Quand j’ai présenté le projet aux producteurs j’ai clairement dit que c’était un OVNI et qu’on risquait de se planter. Eh bien c’est arrivé… C’est très certainement mon plus gros bide. D’une certaine façon, cela m’a fait du bien. J’étais considéré comme « Monsieur Succès » et subitement tout le monde a arrêté de m’emmerder avec ça. Certains étaient même très heureux, ricanant, pensant que c’était le film qui mettrait fin à ma carrière… Il faut avouer que cela a été un énorme accident industriel, le film a coûté plus de 20 millions d’euros. Si je l’avais tourné en anglais il aurait certainement réussi à se rembourser, mais la langue française a empêché son exportation. Le film que j’ai tourné en suite, Or Noir (2011) n’a pas non plus été un succès, mais il a eu le mérite d’au moins rembourser son budget grâce à son exploitation dans les pays du Moyen-Orient, notamment au Qatar où nous avons tourné, l’Emir souhaitant à l’époque faire de son pays une terre d’accueil pour les tournages de cinéma. »

Le Chinois

« Sept ans au Tibet (1996) n’a pas été tourné sur place car les autorités chinoises ne m’y ont pas autorisé. Nous nous sommes donc dirigés vers l’Inde, dans les provinces du nord du pays. Nous avons investi plus de sept millions d’euros pour faire rénover des hôtels sur place afin d’accueillir notre grande équipe avant que finalement l’Inde nous refuse le tournage, craignant que le gouvernement chinois fasse couper les approvisionnements d’électricité et d’eau qui approvisionnaient la province ! J’ai donc décidé de tourner dans un lieu que je connaissais déjà, qui était à la même altitude et à la même latitude mais de l’autre côté du globe, en Argentine. Nous avons donc embarqué toute l’équipe, les acteurs tibétains, les équipes de costumiers et d’accessoiristes indiens… Pour aller tourner un film sur le Tibet dans les montagnes surplombant la ville de Mendoza ! Ce projet m’a valu d’être banni de Chine, ainsi que Brad Pitt. Plus tard, très étonnamment, les Chinois sont venus me chercher pour que j’adapte Le Dernier Loup (2015). Je leur ai rappelé que j’étais banni dans leur pays depuis 1996 et que c’était donc impossible. Ils m’ont dit qu’ils adoraient mon travail, que j’étais le seul à pouvoir réaliser ce film et qu’ils outrepasseraient l’affront que j’ai fait au pays avec Sept ans au Tibet (1996) si j’acceptais… J’adorais le livre The Wolf Totem dont est tiré le film, j’avais vraiment très envie de le faire. Je leur ai quand même demandé pourquoi ils voulaient tant d’un français qui a fait un film sur le Tibet. Ils m’ont assez clairement dit qu’ils étaient conscients des problèmes écologiques en Chine, qu’ils voulaient faire évoluer cela, mais qu’ils ne pouvaient pas le dire eux-mêmes, que les cinéastes chinois seraient embêtés s’ils s’y frottaient, que les cinéastes mongols ne comprendraient ni le personnage chinois ni les loups et enfin que les cinéastes américains ne comprendraient ni les mongols, ni les chinois, ni les loups… Ils m’ont intimé d’être sincère, disant qu’ils savaient où était mon cœur, et que si je me lançais dans l’aventure de ce film de façon très sincère et non-intéressée, ils me laisseraient totalement libre et n’interviendraient pas. Je dois vous avouer que je ne les ai pas totalement crus au début. Et pourtant j’ai bien eu une totale liberté. J’en ai écrit le scénario avec mon co-scénariste Alain Godard, j’ai eu carte blanche sur l’ensemble des grandes décisions artistiques. Ils ont investi deux ans avant le tournage, deux à trois millions de dollars, pour préparer les loups, en faisant venir le meilleur dresseur du fin fond du Canada. On a pu faire un casting de loups, plus de trois ans à l’avance, pour sélectionner les papas et les mamans qui feront les plus beaux louveteaux possibles. C’était complètement dingue et inespéré d’avoir autant de liberté ! Je l’ai assez peu dit à l’époque de la sortie, parce que je craignais qu’on pense de moi que j’étais désormais un agent du gouvernement chinois (rires) ! Le film a fait 21 millions d’entrées en Chine et remporté tous les prix là-bas et par ricochet il a eu des répercussions importantes pour les Chinois, son message est passé et a soulevé des débats autour de questions écologiques majeures pour le pays, qu’il s’agisse du devenir de cette steppe qui se mourrait, et de l’épineuse question de la réintégration du loup pour retrouver un certain équilibre naturel nécessaire à la préservation de ce biotope. On a tendance à faire des raccourcis très occidentaux quand on évoque la Chine, et notamment sur les questions écologiques. Je vous assure qu’à bien des égards, ils sont bien plus avancés que nous sur ces problématiques. Je me souviens que la Ministre de l’Écologie de l’époque, Delphine Batho, était venue faire un discours devant le gouvernement chinois pour lui expliquer qu’en France, on avait révolutionné le secteur de l’énergie renouvelable en installant des éoliennes partout. Les ministres chinois étaient complètement coi de voir une Française leur faire ainsi la morale alors qu’ils avaient déjà implanté plus de 20 000 éoliennes dans leur pays pendant qu’en France on n’en avait à l’époque que quelques centaines ! (rires) Les Chinois ont été d’ailleurs les premiers à se rendre compte que ce n’était pas la panacée et que les éoliennes avaient en fait un impact assez néfaste sur l’équilibre des biotopes. Ils se sont rendus compte que ça créait des flux électriques extrêmement dangereux pour les oiseaux, certains d’entre eux fuyaient la steppe ou y mourraient. Le problème étant que les oiseaux avaient une importance cruciale pour la steppe puisque c’est eux qui permettent sa pollinisation. Ils ont donc tenté de résoudre ce problème. Avec ce film, je me suis senti un peu responsable de pouvoir ajouter une petite goutte d’eau pour faire basculer les consciences d’un des pays les plus importants du monde, sans qui on ne pourra pas sauver notre planète. »

Propos de Jean-Jacques Annaud
Retranscrits par Joris Laquittant
Débat animé par Yves Alion (Avant Scène Cinéma)
Dans le cadre du 39e Festival International du Film d’Amiens


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY


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