Face à la nuit


Réalisé par le méconnu Wi-ding Ho, cinéaste taïwanais né en Malaisie, Face à la nuit est une œuvre implacable et crépusculaire, dans laquelle le spectateur plonge dans les abysses de Taipei, une ville où le soleil ne semble jamais se lever. Lorgnant à la fois sur la science-fiction, le film noir et le mélodrame, ce Face à la nuit est hybride et déroutant, inattendu et sans concession racontant trois nuits clés dans la vie d’un homme…

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Et trois nuits par semaine…

Trois nuits dans la vie de Zhang Dong Ling, trois moments qui ont changé sa vie, à trois époques différentes. Divisé en trois parties distinctes et construit à rebours, le récit remonte progressivement à l’origine de la violence de Zhang, de ses vieux jours d’homme brisé à son traumatisme adolescent originel… Hiver 2049, alors devenu agent de sécurité, Zhang erre la nuit parmi les prostituées, dans les rues éclairées au néon de Taipei, en quête de vengeance. Été 2016, alors jeune flic insouciant, il surprend sa femme en train de coucher avec son supérieur et se confronte à la corruption de sa profession. Le temps d’une nuit, il échappe à son malheur dans les bras d’Ara, une française kleptomane qu’il vient d’arrêter. Printemps 2000, Zhang passe la nuit au poste de police pour vol de scooter. Sa vie s’apprête à basculer inévitablement dans une spirale infernale… Par sa structure, Face à la nuit est redoutablement fataliste, mettant en évidence le sens de l’humour douteux que la vie adopte parfois (souvent ?). Wi-ding Ho raconte les jeux du destin et du hasard qui fédèrent toute existence. Le temps, personnage véritablement monstrueux, occupe une place évidemment centrale. Malgré les regrets insupportables qui hantent Zhang, malgré son absence d’avenir, le temps, insensible à ses malheurs, continue pourtant de s’écouler imperturbablement vers une inévitable destinée. La ville de Taipei en est un parfait témoin : alors qu’elle évolue radicalement entre 2000 et 2049 (puce dans le poignet, drones de surveillance, injections pour rester jeune…), Zhang, quant à lui, apparaît complètement déphasé, il n’arrive pas à suivre ce rythme effréné vers demain. Il se contente alors d’errer vainement dans la nuit à la poursuite d’un passé perdu et irréparable, une nuit éternelle qui reflète la noirceur des personnages. La vie de Zhang est traversée par plusieurs femmes qui l’on marquée, son épouse, sa fille, son amante, sa mère. Des femmes qui refusent d’être définies selon leur relation avec Zhang, qui vont le façonner et être à l’origine de ses plus grandes névroses et de ses moments de sérénité. …C’est son corps contre mon corps / C’est nos corps qui s’enchaînent

Jack Kao dans Face à la nuit

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Tourné en pellicule 35mm, le long-métrage lui-même semble regarder par-dessus son épaule, tout comme Zhang. Il parait tout droit sorti d’une autre époque et dote l’image d’un grain omniprésent et prononcé, habitant les plans de millions de particules en mouvement. Alors que les cinéastes ont pour habitude d’effacer au maximum le grain de l’image, le brillant travail du directeur de la photographie Jean-Louis Vialard pour Face à la nuit consiste au contraire à l’accentuer. Il ne se contente pas seulement de rendre un hommage nostalgique à un format du passé, mais il explore le potentiel émotionnel de cette esthétique. En effet, le grain de la pellicule donne du mouvement aux images même sur des plans fixes, comme si quelque chose grouillait dans ses interstices. Il rend l’image insaisissable et poreuse, incertaine et vulnérable, à l’instar de Taipei, de Zhang, de sa vie instable, de son lourd passé… Comme l’explique James Bridle dans une brillante conférence, appliquer une esthétique du passé à une image du présent permet de la transformer en souvenir, souvenir si cher et si douloureux pour Zhang.

Tout au long du film, Wi-ding Ho adopte une esthétique léchée, offrant une véritable expérience cinématographique. Il propose des plans mémorables, notamment grâce à un excellent sens du cadre (angles de prise de vue étonnants, mouvements de caméra virtuoses, plan-séquences…) et les couleurs éclatantes des néons contrastent avec la noirceur des personnages et du récit. Les rues moites de la ville, baignées dans la nuit, sont ainsi dotées d’une étrange et hideuse beauté. A la fois sale et gangrénée, Taipei parait également hypnotique et merveilleuse, presque magique. Dans la droite lignée de Blade Runner (Ridley Scott, 1982) dans son esthétique, puisant dans le cinéma de Wong Kar-wai, notamment In The Mood For Love (2000) dans ses thématiques et 2046 (2004) dans sa structure, Face à la nuit n’a pourtant rien à envier à ses ainés. Il demeure une œuvre singulière et puissante, sophistiquée et aboutie. Bien que le film puisse paraitre très sombre voire déprimant, il semble pourtant défendre l’idée que la lumière parvient toujours à percer l’obscurité, que tout n’est pas si perdu. Même dans les pires moments, Zhang Dong Ling est parvenu à trouver une échappatoire, un moment de répit où il est parvenu à redevenir heureux. Mieux, Wi-ding Ho invite même le spectateur à s’épargner de futurs regrets, à ne pas devenir comme son personnage et à faire preuve d’un maximum de clairvoyance… Mais trois nuits par semaine / Mais bon Dieu qu’elle est belle…


A propos de Calvin Roy

En plus de sa (quasi) obsession pour les sorcières, Calvin s’envoie régulièrement David Lynch & Alejandro Jodorowsky en intraveineuse. Biberonné à Star Gate/Wars, au Cinquième Élément et au cinéma de Spielberg, il a les yeux tournés vers les étoiles. Sa déesse est Roberta Findlay, réalisatrice de films d’exploitation parfois porno, parfois ultra-violents. Irrévérencieux, il prend un malin plaisir à partager son mauvais goût, une tasse de thé entre les mains. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/rNH2w

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