Jusqu’alors totalement inédite en France, la série de Rod Sterling « Night Gallery » sort ce 15 octobre dans un très beau coffret édité par Elephant Films, avec l’ensemble des épisodes de la première saison, dont les deux premières réalisations d’un certain… Steven Spielberg !
« Un jour, ce garçon deviendra un grand ! »
J’ai beau chercher, je ne trouve pas d’autres exemples probants de scénaristes qui seraient devenus aussi célèbres que Rod Sterling. Sorte de showrunner avant l’heure, Sterling devint mondialement célèbre pour sa série culte La Quatrième Dimension (1959-1964), une série de 176 épisodes dont 92 écrits par lui même, diffusée sur CBC, qui mêlait histoire fantastique et science fiction dans un format rappelant les épisodes de Alfred Hitchcock’s Present (1955-1962) qui passait à l’époque en même temps sur une autre chaîne. Très vite, auréolé du succès incroyable de sa série, le scénariste multi-récompensé aux Emmy Awards va devenir une marque. Son image et son nom s’arrachent à Hollywood, il écrit notamment le scénario de Sept jours en mai (John Frankenheimer, 1964) et participe surtout à l’écriture de l’adaptation culte de La Planète des Singes (Franklin J. Schaffner, 1969). L’arrêt de La Quatrième Dimension après cinq saisons donne des idées à une chaîne concurrente, NBC, qui propose à Rod Sterling d’associer son nom et son image à une nouvelle série télévisée dans la lignée de la précédente : ce sera Night Gallery. La particularité de cette nouvelle série est qu’elle est présentée par Rod Sterling. Avant chaque épisode, à l’instar de Alfred Hitchcock dans sa propre série, Sterling présente l’épisode en déambulant entre des peintures dans un étrange musée. Chaque histoire est introduite par un des tableaux exposés qui en est une sorte de représentation symbolique. La plupart des épisodes étant des adaptations de nouvelles célèbres de la littérature fantastique – dont plusieurs de Lovecraft – seules les histoires de Rod Sterling, qui écrit plusieurs épisodes, sont des vraies histoires originales. De fait, Sterling n’est pas pleinement le créateur de la série et son contrôle sur celle-ci, scénaristique d’abord, n’est pas aussi important que sur La Quatrième Dimension. La première saison dont il est question ici est assurément celle qui porte le plus la signature du célèbre auteur, mais des imbroglios multipliés avec la chaîne l’éloigneront progressivement du projet par la suite, jusqu’à s’en désintéresser complètement au point de renier les dernières saisons dans lesquelles il ne se retrouvait plus.
En dehors de la participation de Rod Sterling, la première saison de la série est devenue culte parce qu’elle a été le théâtre des véritables débuts derrière la caméra d’un des plus grands réalisateurs contemporains : j’ai nommé Steven Spielberg ! On entend souvent que Duel (1971) serait la première oeuvre du réalisateur, hors c’est une erreur que certains qui se pensent plus puristes que d’autres aiment réparer en déclarant, un brin de mépris dans la voix : « Non sa première réalisation c’est le premier épisode de Columbo ! ». Maintenant, mes amis, vous pourrez faire fermer leurs gueules à ceux qui veulent faire fermer leurs gueules à d’autres, en rétorquant, non pas avec du mépris dans la voix, mais un brin de malice : « Bah non mon gars, il a réalisé deux épisodes de Night Gallery avant ça ! Tu lis pas Fais pas genre ? ». Car en effet, c’est pour Night Gallery que le bon vieux Spielby a fait ses premiers pas derrière la caméra et il faut bien admettre qu’ils sont rares, les artistes dont leur première œuvre a été exposée, d’emblée, dans un musée. Alors qu’on se le dise, si la série est globalement de qualité, elle est aussi largement inférieure à La Quatrième Dimension, et l’argument premier qui pourrait vous conduire à quand même mettre la main sur ce coffret, outre sa rareté en France, c’est bien sûr de compléter votre étagère Steven Spielberg par deux véritables bijoux que sont les deux épisodes qu’il a réalisés pour cette série. Je parlerai donc d’avantage de ces deux épisodes dans cet article, vous ne m’en voudrez pas. Alors évidemment, il y a quand même quelques autres épisodes assez remarquables, je pense à The Doll (S01E12) basé sur une nouvelle de Algernon Blackwood et qui fait penser au récent film Annabelle (John R. Leonetti, 2014) mais en mieux, et plus généralement à tous ces films et épisodes de séries horrifiques basées sur des poupées démoniaques. Autre épisode intéressant Lone Survivor (S01E11) réalisé par Rod Sterling lui même, qui revisite l’histoire du Titanic en imaginant qu’un navire retrouve l’un des mystérieux survivants du naufrage, des dizaines d’années plus tard. Le dernier épisode de cette saison est peut-être l’un des plus réussis, des plus saisissants aussi, They’re Tearing Down Tim Riley’s Bar (S01E14) un épisode assez étrange, qui n’aurait pas fait tâche dans La Quatrième Dimension.
Venons-en aux épisodes réalisés par notre ami Steven Spielberg. Je commencerai par parler du second épisode qu’il a réalisé, Make me laugh (S01E08) non pas par esprit d’embrouille et de contradiction, mais simplement parce qu’il me semble un peu moins intéressant que le premier… Et que je garde naturellement le meilleur pour la fin. Scénarisé par Rod Sterling lui-même, l’épisode raconte l’histoire d’un acteur noir qui ambitionne de devenir comique de stand-up. Désespéré par sa nullité et son incompétence à faire rire l’audience, il va faire appel aux talents un peu mystiques d’un gourou qui estime pouvoir le rendre hilarant pour quiconque. Le maléfice effectif, notre héros va comprendre vite que voir une assemblée éclater de rire à chaque faits et gestes que l’on fait est, en plus d’être très oppressant, particulièrement épuisant. Sorte de conte contemporain sur la recherche de célébrité – le scénario pourrait tout à fait être une adaptation d’un des contes des Milles et une nuit – l’épisode flirte assez peu avec l’horreur ou un fantastique tapageur mais joue plutôt sur la vision cauchemardesque d’une réalité qui se délite progressivement vers le paranormal. Assez scolaire dans sa forme, l’épisode fait quand même partie de ceux qui restent en tête dans cette première saison, même si la mise en scène de Spielberg est assez sage.
Au contraire, l’autre épisode que réalise le bonhomme à casquette, intitulé The Eyes (S01/PILOTE02), est saisissant par son audace et sa maîtrise de la mise en scène. Je dois avouer que j’ai été scotché par les prouesses techniques et l’intelligence du découpage dont fait preuve Spielberg, alors âgé de 21 ans seulement. A ce niveau de maîtrise, si jeune, on ne peut que parler de génie. Allez demander à n’importe quel jeune aspirant cinéaste de réaliser le même scénario avec les mêmes moyens (500 000 dollars) et le même temps de tournage (9 jours), je n’ai aucun doute que le résultat sera beaucoup moins brillant. Dans The Eyes, Spielberg met en scène l’histoire d’une vieille dame aveugle – incarnée par la mythique Joan Crawford, à la fin de sa vie – qui veut se faire greffer les yeux de quelqu’un d’autre pour recouvrer la vue. Alors que la grande majorité des épisodes de la série sont réalisés par des vieux briscards de la télévision, voir ce jeune réalisateur les mettre absolument hors-jeu en un épisode est particulièrement fascinant. De tous les épisodes de cette première saison, The Eyes est sans nul doute celui qui marque le plus les esprits. Sans être d’une maîtrise conceptuelle qui définirait d’emblée un style, une patte, Spielberg y étonne par son audace à essayer – et à réussir – des idées de mise en scène fortes. L’épisode se démarque probablement parce qu’il évite l’écueil d’une narration télévisuelle et d’un découpage classique. Ce qui laisse déjà poindre l’idée d’un cinéaste en devenir c’est la proportion qu’a Spielberg à bousculer ce canevas et à proposer des idées moins mono-formées. Le montage, brillant de bout en bout, ose l’utilisation assez étonnante de jump cuts, effet somme toute assez troublant et efficace, sur un monologue dément de Joan Crawford. Le final, montrant la comédienne perdue dans une sorte d’espace mental, dans un noir pur, prise de démences, flirte avec les visions oniriques des peintres surréalistes, comme un générique de Saul Bass mis en images par Alfred Hitchcock. Pas étonnant quand on connaît l’amour que Spielberg porte au réalisateur qu’il considère, comme tant d’autres cinéastes de sa génération, comme son maître. La légende raconte qu’alors que les producteurs de la chaîne doutaient du sérieux de ce jeune réalisateur dont les méthodes de travail et le style était assez peu conventionnelles en comparaison avec ce qui se faisait habituellement à la télévision, l’actrice Joan Crawford serait elle-même montée au créneau pour défendre Steven Spielberg, prophétisant : « Un jour, ce garçon deviendra un grand ! ».