Wicked


À un mois tout pile de la sortie de Wicked: For Good  (Jon M. Chu, 2025), suite de la transposition cinématographique du musical de Stephen Schwarz, il était temps pour notre rédaction de réparer une erreur qui aurait de quoi enrager les theatre kids qui nous lisent – et nous espérons qu’iels sont nombreux·se·s – : l’absence d’une critique de sa première partie.

Cynthia Erivo en sorcière à la peau verte et Ariana Grande côte-à-côte, de nuit, regardant vers le ciel avec le sourire dans le film Wicked.

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The Wicked Musical of the West

Il me faut avant tout confesser avoir moi-même failli à mon devoir de theatre kid, et ne toujours pas être allée voir Wicked: The Untold Story of the Witches of Oz sur scène – qui joue toujours en cette fin d’année 2025 au Gershwin Theatre à New York et à l’Apollo Victoria Theatre à Londres. Si je ne pourrai pas juger en détails du travail d’adaptation de Wicked (Jon M. Chu, 2024), le long-métrage démontre déjà par lui-même qu’il a conscience de son statut d’objet filmique et qu’il compte bien en profiter pleinement, ce dès son ouverture proposant de survoler les paysages d’Oz dans un plan long magistral qui rappellerait presque certaines images du début de La Légende de Baahubali : 1ère Partie (S.S. Rajamouli, 2025). C’est d’ailleurs cette utilisation purement cinématographique de l’espace, cette nouvelle dimension par rapport à la scène, que vont travailler en profondeur les numéros musicaux. La chanson What Is This Feeling? va par exemple permettre aux spectateur·ice·s d’appréhender le quotidien des étudiant·e·s de l’Université de Shiz, en montrant la tension grandissante – hostile ou romantique, on ne saurait dire – entre Glinda (Ariana Grande) et Elphaba (Cynthia Erivo) s’étendant du réfectoire jusqu’au cours de sport, chose totalement absente de la version scénique – ai-je ouï dire d’une très chère amie theatre kid qui, elle, s’est bien rendue en pèlerinage à Londres.

Sur un livre ouvert, l'ombre d'une main griffue se dessine ; plan issu du film Wicked.

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S’il fallait un indice supplémentaire que Wicked embrasse pleinement son statut de film, l’œuvre abonde de références à l’histoire du cinéma. Que l’on pense à l’ombre projetée de la main d’Elphaba convoquant celle de l’acteur Max Schrek dans Nosferatu le vampire (F. W. Murnau, 1922) tout en convoquant le paratexte du Magicien d’Oz (Victor Fleming, 1939) ou la danse de Jeff Goldblum avec une lune qui apparaît comme un négatif – assez littéralement – de celle de Charlie Chaplin dans Le Dictateur (Charlie Chaplin, 1940), le film ravira les dénicheur·se·s de clins d’œil. Et Jeff Goldblum, ce sacré Jeff Goldblum, parlons-en. Si au niveau référentiel, on appréciera sa gigantesque face gravée dans la roche que découvre Elphaba – apparaissant presque comme une façon de l’inscrire dans un Mont Rushmore des acteurs de cinéma –, il confère surtout une inquiétante étrangeté au magicien d’Oz qui participe à l’étonnante bien que distillée par bribes durant les deux premières heures bascule de ton qu’opère l’ultime tiers du récit. J’avoue même s’être souvenue, face à une certaine scène de sortilège, d’un de ses traumatismes cinématographiques qui hante encore ses nuits : Sorry To Bother You (Boots Riley, 2019). Un contraste entre la forme musicale et un fond plus sombre qui amène à se souvenir, mais dans une intensité tout de même moindre, d’Into the Woods : Promenons-nous dans les bois (Rob Marshall, 2014), cette fois-ci adapté d’un musical de Stephen Sondheim, à la différence près qu’avec Wicked, on est face à un bon film. Prenez Sweeney Todd, le diabolique barbier de Fleet Street (Tim Burton, 2008) – là aussi une adaptation de Sondheim – avec des sonorités musicales plus pop, ajoutez du strass et des paillettes, du rose – beaucoup de rose –, et vous obtenez Wicked.

Or, cette comparaison n’est pas là pour effacer l’inventivité du film, mais plutôt pour mettre la lumière sur l’une de ses grandes réussites. Derrière son vernis spectaculaire particulièrement enthousiasmant, Wicked fait affleurer une trame narrative à la noirceur assumée et qui résonne fortement avec les événements géopolitiques tragiques de ces dernières années. Avec une première représentation en 2003, le livret de Wicked: The Untold Story of the Witches of Oz – écrit par Winnie Holzman à partir du roman de Gregory Maguire Wicked : The Life and Times of the Wicked Witch of the West publié de 1995s’inscrit dans une Amérique post-11 septembre et surtout en pleine intervention américain en Afghanistan. Une vingtaine d’années plus tard, Jon M. Chu démontre toute l’actualité du propos de l’œuvre à l’heure des horreurs qui courent dans la bande de Gaza. Un propos diffus touchant plusieurs personnages, du professeur Dillamond (Peter Dinklage) à Elphaba, et donnant à voir les arcanes de la construction d’un bouc émissaire.

La sorcière du film Wicked vue de profil, devant un hublot qui donne sur un paysage de crépuscule.

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Parlons musique ! L’ironie qu’elle met en scène est encore une réussite. Sa beauté et ses envolées contrastent avec la fausseté de certaines paroles. Comment ne pas évoquer la première chanson, No One Mourns the Wicked, qui peut faire sourire au premier visionnage, mais devient totalement dévastatrice quand on y revient ? Une ironie musicale qui se loge également dans des instants plus légers, avec le schmilblick amoureux entre Glinda, Elphaba, le prince Fiyero (Jonathan Bailey), mais aussi Nessarose (Marissa Bode) et Boq (Ethan Slater) et ce « we deserve each other » qui ne sonne presque jamais sincère ou teinté d’une certaine cruauté. Ou encore le magnifique « Because you are sooo beautiful ! » de Boq à Nessarose qui n’est motivé que par sa frustration de ne pas susciter d’intérêt chez Glinda. Dancing Through Life est peut-être la chanson qui condense le mieux ce qu’est Wicked : drôle, inventive dans ses effets d’images, tout en proposant un climax émotionnel entre Glinda et Elphaba – qui n’a pas manqué de provoquer mes premiers pleurs, n’étant clairement pas encore prête pour For Good dans la deuxième partie.

Enfin, il est très difficile de parler de Wicked sans faire état de l’incroyable performance de ses deux actrices principales, Ariana Grande et Cynthia Erivo. No One Mourns The Wicked ne serait pas une ouverture si puissante sans la technique vocale à couper le souffle d’Ariana Grande, tout comme The Wizard and I et Defying Gravity doivent énormément à la puissance du chant de Cynthia Erivo. Au-delà même de la dimension musicale, les deux actrices travaillent chacune un jeu qui caractérise à merveille leur personnage. La rigidité presque mécanique d’Ariana Grande traduit l’engoncement de Glinda dans des normes qui l’enferment sans même qu’elle ne semble en avoir conscience, pendant que les micro-expressions de Cynthia Erivo la placent comme un sujet sensible par contraste. Wicked est une histoire d’amour, et sa mission première est de nous faire tomber amoureux·se·s de ses personnages : rien de plus facile avec des interprètes d’une aussi grande qualité et d’une sensibilité qui percent l’écran. Jack (Leonardo Dicaprio) et Rose (Kate Winslet) de l’inoubliable Titanic (James Cameron, 1997) ont du souci à se faire, car Glinda et Elphaba pourraient très bien s’ancrer dans nos imaginaires comme l’un des couples – osons-le – le plus marquant du cinéma. Fiyero, tu es très beau, mais tu peux passer ton chemin.  

Michelle Yeoh en méchante faisant un discours, les bras en croix, dans le film Wicked.

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Pour un film qui n’est la transposition que d’un premier acte, Wicked se veut également une œuvre autonome – ce qui pourrait probablement expliquer l’absence de la mention d’une première partie dans le titre. Si l’excellent Crazy Rich Asians (Jon M. Chu, 2018) n’était pas passé par-là, qui aurait pu croire que le réalisateur de G.I. Joe : Conspiration (2013) et Jem et les hologrammes (2016) puisse donner vie à une œuvre dont l’impressionnant déploiement spectaculaire n’occulte en rien la sincérité qui s’en dégage. Même sa durée, de près de trois heures pour cette première partie – que l’on pouvait craindre, étant donné qu’elle équivaut à la durée totale du musical sur scène – ne se fait pas ressentir. Allez, puisqu’il faut bien, trouvons-lui un début qui n’en est pas un : l’attente d’un an pour sa conclusion est une agonie – Quoi ? Comment ça c’est aussi le temps qu’on a mis à en faire une critique ? La tâche est immense pour Wicked : For Good, qui sort le mois prochain – et promis, on essaye de ne pas vous faire attendre un an pour notre avis ! –, mais rien n’effacera le plaisir que l’on prendra à retrouver nos Glinda et Elphaba. En attendant, préparons à nos mouchoirs, et souhaitons que cet élan artistique se poursuive dans le cinéma de Jon M. Chu.


A propos de Clarissa Devin

Après être passée des explosions de Michael Bay aux voltiges de Tsui Hark sans se mouiller la nuque, Clarissa n’a plus jamais lâché les cinémas d’action. Même si sa pratique universitaire l’a plutôt amenée du côté d’Alfred Hitchcock et de son actrice Grace Kelly, elle gardait toujours un œil sur les films où l’on fait whoosh-whoosh, pan-pan, ou les deux. Quand elle n’est pas au cinéma, et parce qu’il lui faut visiblement de la bagarre en intraveineuse, elle est très probablement en train de regarder du catch, entre les États-Unis et le Japon.

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