Le Royaume


Alors qu’il était enfant, Julien Colonna se rappelle avoir accompagné son père et ses amis pour plusieurs jours de camping à travers la nature corse. Quelques années plus tard, il se rend compte que ce moment de rapprochement familial comportait une autre facette pour son père : ce dernier, le parrain Jean-Jérôme Colonna (décédé en 2006), avait durant la même période rencontré d’autres mafieux. Cet alliage entre famille et grand banditisme est la base de ce premier long-métrage de Julien Colonna, devenu grand et cinéaste, qui raconte dans Le Royaume (2024) l’histoire d’une fille de parrain devant suivre son père en cavale.

Gros plan sur le visage concentrée d'une jeune femme visant dans une lunette de fusil, sur les conseils de son père qui lui chuchote à l'oreille dans le film Le royaume.

© Tous Droits Réservés

Il était une fois en Corse

Ghjuvanna Benedetti regarde une silhouette d’homme seulement vue en amorce avec un regard très intense d'"interrogation ; scène dans un champ du film Le royaume.

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Au cœur des années 1990, Lesia profite de son été en Corse quand soudain elle doit rejoindre son père. Ce dernier, un parrain de la mafia corse, est retranché dans une villa tandis qu’une guerre de clan éclate et frappe ses proches. Ils n’ont pas le choix et doivent fuir ensemble, en cavale, s’ils veulent vivre. Le Royaume se drape tout d’abord dans les atours d’un film de genre, un polar corse, non pas sur indépendantisme comme dans Une vie violente (Thierry de Peretti, 2017) qui relate les guerres entre clans mafieux. Il en épouse les codes narratifs, notamment avec ces personnages taiseux et sa violence soudaine – il n’y a que quelques morts à l’écran mais elles sont brutales et marquantes – et les clichés esthétiques, lors d’un montage alterné entre un assassinat et une séquence de chasse. La plupart de ces séquences ne sont que peu captivantes, tant le cinéaste se contente d’imiter ses références, et même l’aspect autobiographique ne parvient pas vraiment à donner de l’enjeu à cette vendetta mafieuse. L’intérêt de cette histoire se trouve alors ailleurs, dans les moments qui sortent justement du genre. Les scénettes familiales entre les séquences mafieuses, qui évoquent à la fois la relation naissante entre un père et sa fille, et le passage à l’âge adulte de celle-ci, sont le trésor que renferme le film. Les balades en forêt, les premiers émois amoureux et les poétiques discussions nocturnes sont la grande force du long-métrage qui transforme un polar inoffensif en un joli témoignage de la vie sur l’Île de beauté.

La nature, le clan et les liens fragiles entre les membres sont ici parfaitement représentés, avec à la fois beaucoup de pudeur et paradoxalement de la précision. Au fond ce qui fonctionne c’est justement de regarder ce parrain, par le point de vue de sa fille encore en partie dans le monde de l’enfance. En épousant cette focalisation, Julien Colonna réussit à placer l’un des mafieux les plus importants de la région – et père de l’héroïne — dans une drôle de position, à la fois curiosité du récit (grâce à l’interprétation de l’acteur non professionnel Saveriu Santucci) et personnage en retrait, un protagoniste que l’on n’observe uniquement que de ce qu’il laisse échapper, une image mouvante, tantôt fragile, tantôt dangereuse. Il est familier, sans que nous ne soyons jamais dans la familiarité, et la grande diversité de jeu de l’interprète permet justement d’avoir cette impression d’une image incomplète, que notre imagination doit combler… Julien Colonna ne s’attarde jamais sur les causes – on ne saura rien des raisons de cette guerre clanique – ce qui rend le parrain/papa d’autant plus énigmatique et fascinant. Avec le regard de l’héroïne, ignorante de la plupart des méthodes du milieu, nous sommes donc tout autant surpris qu’elle lorsque la violence – et les conséquences – débarque.

Embrassade filiale de nuit entre Ghjuvanna Benedetti et Saveriu Santucci qui joue son père dans le film Le royaume.

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Étrange film de genre donc, puisqu’il se révèle plaisant uniquement lorsqu’il sort du thriller, dans ces interstices de vie entre des séquences étouffantes. Alors que les personnages s’écartent de plus en plus de la réalité, pour s’enfoncer dans la fiction mafieuse – le groupe rétrécit à cause de nombreux assassinats et se cache dans les montagnes corses – Le Royaume cultive un joli paradoxe : plus ils tenteront de se cacher du réel, plus il surgira de manière violente. Les protagonistes ferment les fenêtres, des vues sur le monde, pour les remplacer par des écrans de télévision, symboles de la fiction. Ce cheminement, quitter les espaces de la vie pour s’enfoncer au cœur de la fiction mafieuse, résonne avec l’histoire intime du cinéaste qui réalise un film (de genre) codifié, en partant d’événements réels. Il fait le choix ici de partir d’une histoire intime et personnelle pour créer un récit fictif et collectif, sur un groupe de mafieux dont la chute est à la fois un événement prévisible mais également le moteur du film.

Cette situation d’un groupe qui s’effondre en partie à cause des mécanismes masculinistes, est particulièrement bien écrite (le scénario est co-signé par Jeanne Henry, la réalisatrice de Je verrai toujours vos visages en 2023), presque tragique puisque dès les premières séquences nous savons que la plupart des mafieux ne s’en sortiront pas. Habituellement flamboyant dans la fiction, il ne reste ici que des hommes qui s’éloignent de la vie pour s’enfoncer au cœur du royaume des morts. Ce paradoxe fait de Le Royaume un film captivant, qui devient étrangement déprimant et réaliste dans ses tentatives de fuir le réel. La vacuité de cette fuite en avant, qui se termine par un énième assassinat sanglant, se retrouve dans le chant des cigales. Le son de ces insectes, qui ouvre et clôture le long-métrage, est entêtant et résonne avec une certaine image de la Corse. Une manière pour Julien Colonna de jouer sur les clichés puisqu’ici c’est à la fois un rappel de l’image que le public à de l’île de beauté, mais également un renvoi à la vacuité de ces guerres mafieuses : même l’escalade de violence corse et les nombreux morts laissés sur la route n’ont pas réussi à stopper le chant des cigales.


A propos de Enzo Durand

Grand lecteur de Stephen King, Enzo s'attèle à disséquer les nombreuses adaptations du maître de l'horreur, de Brian De Palma à Mike Flannagan, en passant par Tobe Hooper et Franck Darabont. Ce qui le passionne le plus, c'est de se plonger au cœur des œuvres les plus méconnues du grand public, que ce soit des adaptations de Carrie en comédie musicale ou des remakes indiens non officiels.

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