[Masterclass] Joe Letteri, des origines à la suprématie 1


Son nom ne vous dit peut-être rien et pourtant… Joe Letteri est l’une des légendes vivantes des effets visuels. Quatre fois oscarisé, il est avec son studio Weta Digital l’un des fers de lance de la motion-capture et de son évolution actuelle la performance-capture. On lui doit la création du personnage de Gollum, de King Kong (Peter Jackson, 2005), des Na’avi de Avatar (James Cameron, 2009) et des singes numériques de l’incroyable trilogie La Planète des Singes (2011-2017). A l’occasion de sa venue à Enghien-les-Bains dans le cadre du Paris Image Digital Summit – rendez-vous incontournable pour tout amateur d’effets spéciaux – ce maître a donné une mémorable masterclass à la Cité des Sciences avant de prolonger le plaisir, le lendemain, par une présentation détaillée de l’incroyable travail – on l’espère, bientôt oscarisé – opéré par son studio sur La Planète des Singes : Suprématie (Matt Reeves, 2017).

Le singe César conçu par Joe Letteri le regard sombre tourné vers sa droite, en fond la forêt enneigée du film La planète des singes Suprématie.

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Du fractal à la Chrome Ball

« Enfant, j’ai été très vite intéressé par les films car j’aimais la magie qu’ils dégageaient mais j’étais surtout intéressé par l’étude des sciences, de la physique et des mathématiques. J’utilisais l’outil informatique dans l’optique d’en apprendre davantage sur les sciences, d’expérimenter. Je me suis donc surtout intéressé à la façon de créer des images avec tout cela. Le tout premier film sur lequel j’ai travaillé est Star Trek VI – Terre Inconnue (Nicholas Meyer, 1991).  A l’époque la première chose que l’on m’a demandée c’était de faire exploser une planète ! C’était incroyable pour moi qui était passionné par la science et par l’espace d’avoir l’opportunité de faire quelque chose comme ça… Et en plus on me payait pour ça ! J’ai adoré ça et j’ai compris que j’allais en faire mon métier. Toutefois, à l’époque de Star Trek VI nous utilisions encore beaucoup de practical effects et on faisait les explosions de ce type en filmant de vraies explosions et du vrai feu. Ce qui m’intéressait dans l’utilisation des effets numériques c’était de devoir réussir à manier des figures fractales, de multiples formes géométriques pour recréer l’aspect tridimensionnel. J’ai donc beaucoup expérimenté avec le fractal et alors que tout le monde pensait qu’il était impossible de créer un feu réaliste avec un ordinateur, moi, j’étais persuadé que si et en utilisant cette technique, j’y suis finalement arrivé ! J’ai toujours essayé d’améliorer les techniques, c’est ce qui m’intéresse dans mon métier. Mon évolution rapide du rang de simple animateur à celui de superviseur des effets-visuels est sûrement lié à cela. Au début, j’ai pas mal rongé mon frein, dans l’ombre. Parfois je voyais les effets que d’autres faisaient et une petite voix intérieure me disait « Joe, tu peux faire bien mieux ! ». Par exemple, quand j’ai eu la chance de travailler avec le génial Denis Muren sur Jurassic Park, je me suis posé beaucoup de questions sur la méthode que l’on pourrait employer pour reproduire plus fidèlement la lumière naturelle. Sur Jurassic Park, c’était très rudimentaire : nous utilisions simplement des modèles réduits de dinosaures que nous placions sur le plateau afin d’avoir des références pour l’animation par ordinateur. Suite à cela, je me suis dit qu’il faudrait inventer un système qui nous permettrait de mesurer la lumière directement sur le plateau pour transposer ces données dans nos logiciels. Quand je suis arrivé sur Casper (Brad Silberling, 1995) on avait besoin que notre petit fantôme soit éclairé en post-production et c’était un véritable casse-tête parce qu’on ne pouvait pas avoir un fantôme référence sur le plateau ! (rires) C’est là que je me suis dit que la solution serait de parvenir à faire une sorte de photographie à 360° de chaque décor éclairé qui pourrait nous servir de référence pour savoir à chaque fois d’où la lumière doit venir. J’ai donc conçu la chrome ball (aujourd’hui, la chrome ball est un outil de référence sur les plateaux de tournage de tous les films nécessitant des effets visuels, ndlr) une sphère chromée réfléchissante que vous pouvez placer dans votre décor pour obtenir une sorte de photographie panoramique de la lumière environnante. Une fois ceci capturé, vous disposez d’une référence qu’il vous suffit de convertir en pixels. Chacun de ces pixels va vous permettre de créer votre lumière artificielle et numérique et d’intégrer votre personnage avec l’environnement qui l’entoure ! »

De la capture de mouvement à la performance-capture

« Gollum a toujours été envisagé comme un personnage numérique, mais il n’a pas été tout de suite question d’utiliser la technique de la motion-capture. En fait, Peter Jackson cherchait un comédien de doublage pour donner sa voix à Gollum et Andy Serkis a postulé. Lors de son audition, Andy ne s’est pas contenté de lire son texte, il a vraiment incarné le personnage physiquement et Peter a été complètement bluffé par cette interprétation. Andy a ensuite réussi à convaincre Peter que cela pourrait être bénéfique pour les comédiens qui devaient jouer des séquences avec Gollum d’avoir une présence référente en face d’eux, afin d’obtenir une interprétation qui soit plus physique et dramatique. Ils ont donc tourné toutes les séquences de Gollum avec Andy Serkis donnant la réplique à Elijah Wood et Sean Astin dans une étrange combinaison en lycra. Nous avions commencé à travailler sur le personnage de Gollum en utilisant une technique d’animation par images-clés qui est en réalité la version numérique du stop-motion. Le processus est semblable : plutôt que d’animer image par image vos marionnettes en bougeant les articulations, vous le faites de la même façon mais avec une marionnette en 3D et des points clés d’animation que vous faites bouger avec l’aide de votre ordinateur. Peter était content du résultat mais il a trouvé si incroyable la prestation de Andy sur le plateau qu’il est venu me demander s’il existait un quelconque moyen d’intégrer cette performance au film, afin de rendre Gollum encore plus réaliste. C’est ainsi que nous avons pour la première fois envisagé une technique qui nous permettrait de capturer les mouvements. Quand nous avons démarré ce travail sur Les Deux Tours (Peter Jackson, 2002) nous étions vraiment dans une logique d’expérimentation scientifique, sans savoir vraiment ce que cela donnerait. On a donc fait revenir Andy dans nos studios dans le but de lui faire rejouer les séquences et de le filmer pour avoir des références pour les animateurs en l’affûblant d’une combinaison à capteurs qui retranscrivait ses mouvements sur le squelette numérique de Gollum.

Avec le personnage de Gollum nous en étions au stade où nous commencions seulement à pouvoir capturer les mouvements du corps et les retranscrire fidèlement sur une marionnette 3D articulée numériquement. Naturellement, quand nous avons envisagé que King Kong (Peter Jackson, 2005)  serait incarné par Andy, nous avons voulu pousser plus loin notre expérimentation en essayant de capturer désormais les mouvements du visage. Pour le corps c’était quelque chose d’assez simple car c’est très mécanique, mais pour ce qui concerne le visage c’est tout de suite plus compliqué car c’est plus musculaire et donc élastique. Nous voulions trouver un moyen d’appliquer ce système de capteurs que nous avions utilisé pour les articulations de Gollu, au visage d’Andy, afin de capturer les mouvements musculaires de son visage et les retranscrire sur King Kong. En travaillant sur cette question, nous nous sommes rendus compte que cette capture de mouvement du visage ne pouvait fonctionner que si le regard du gorille était lui aussi réaliste. Vous devez faire attention à ce que les yeux du personnage ne soit pas décrochés du reste et trahissent l’effet, il faut transposer dans l’animation des yeux du personnage la même précision émotionnelle que dans les muscles du visage et à cette époque nous étions donc obligés de re-animer tout cela nous-mêmes car nous ne pouvions pas capturer les mouvements des yeux aussi précisément qu’aujourd’hui. Les animateurs ont donc dû analyser le jeu d’Andy pour affiner les données capturées et retranscrire le plus fidèlement possible les expressions du comédien sur ce visage de gorille. En réalité, c’est un procédé assez complexe, car quand vous juxtaposez les performances d’Andy et le rendu numérique de Kong, vous constatez qu’ils sont autant similaires que différents. Vous reconnaissez une part de la performance et des expressions de Andy Serkis mais vous y voyez tout autant celle d’un gorille géant, car les morphologies entre l’espèce humaine et simiesque sont bien plus différentes qu’on ne pourrait le penser. »

De la performance capture à la virtual camera

« Quand j’ai lu le scénario de Avatar (James Cameron, 2009) je ne me suis jamais dit que cela serait impossible à faire, bien au contraire. C’était un vrai challenge avec plein de choses à créer et je savais que nous pourrions améliorer notre technique de performance-capture grâce à ce film. C’est ce que nous avons fait en plaçant une caméra, le third-eye, devant le visage de nos acteurs afin d’avoir une référence encore plus précise que celle capturée sur le visage de Andy pour King Kong. James attendait le bon moment pour faire ce film et c’est quand il a vu notre travail sur Gollum puis surtout sur le personnage de King Kong qu’il a été convaincu qu’il pouvait entreprendre sa production. Nous avons eu de nombreuses réunions de travail afin qu’il nous explique sa vision de ce monde : la composition de cette planète, de sa jungle, des créatures qui la peuple… Après cette présentation il m’a demandé « Est-ce que tu penses pouvoir faire tout ça ? » je lui ai répondu que j’étais déjà impatient de commencer mais il m’a demandé immédiatement « Ok, mais dans combien de temps je peux voir vos premiers essais ? » ce sur quoi j’ai répondu tout de suite «Laisse-nous un an ? » (rires) et il nous a tout de suite dit que si c’était le temps qu’il nous fallait pour que le film soit le meilleur possible, alors nous l’aurions. James est un grand réalisateur mais aussi un grand technicien, il a conscience des enjeux techniques et en maîtrise le langage. Très vite, il est revenu vers nous avec une idée incroyable, il voulait avoir la possibilité de filmer lui-même à l’intérieur d’un univers virtuel afin de mettre en scène un long-métrage dans des décors virtuels, avec des personnages virtuels, avec la même liberté que pour un film en prises de vues réelles. C’est sur cette idée que nous avons développé ensemble la virtual camera qui a été une révolution et a permis à ce genre de films d’être réalisés de façon beaucoup plus flexibles. En effet, grâce à elle, le réalisateur peut décider de changer d’axe à tout moment sur le plateau et visualiser en direct, dans son moniteur, une pré-visualisation de ce monde virtuel et de ces personnages sous tous les angles possibles.

Chaque film nous permet en fait d’améliorer nos logiciels et techniques. A ce titre, le travail sur Les Aventures de Tintin et Le Secret de la Licorne (Steven Spielberg, 2011) a été une étape vraiment importante pour nous car le film s’appuyait encore plus que Avatar sur la création d’un univers numérique complet ainsi que sur des personnages entièrement numériques incarnés en performance-capture. Au début, Steven Spielberg souhaitait tourner en prises de vues réelles, c’était un projet de longue date. Quand il a vu notre travail sur Le Seigneur des Anneaux il est venu nous voir pour faire des tests autour de Milou, il voulait voir ce que cela rendrait de l’animer entièrement en 3D. Nous avons réalisé de nombreux tests dans lesquels Peter Jackson incarnait un super Capitaine Haddock et nous y avons incrusté notre Milou numérique et cela rendait pas mal ! Mais en pré-production, Steven nous a confié qu’il trouvait compliqué de réunir un casting pour ce film, car les personnages d’Hergé avaient des visages trop spécifiques. A ce moment, nous étions en train de travailler sur Avatar et nous avons eu l’idée de réunir Steven Spielberg, Peter Jackson et James Cameron dans un studio pendant quatre jours afin que ce dernier puisse leur faire une démonstration personnalisée de la virtual camera et ainsi les convaincre de réaliser ce long-métrage Tintin entièrement en performance-capture. Nous avions préparé quelques décors numériques inspirés par les univers d’Hergé et Steven a pu s’essayer à cette nouvelle façon de mettre en scène et il a adoré ! Il a compris qu’il tenait là l’opportunité rêvée de donner vie au personnages et aux décors des cases d’Hergé. Fort de son expérience sur Tintin, quand plus tard Steven a réalisé Le Bon Gros Géant (Steven Spielberg, 2016) il savait qu’il pourrait voir le personnage du géant (incarné en performance capture par Mark Rylance, ndlr) directement dans l’écran de contrôle de sa caméra. Mais pour ce film nous avons poussé le concept encore plus loin car nous pouvions combiner l’univers visuel et numérique (le personnage du géant, son environnement) avec des éléments réels du plateau (des bouts de décors, la jeune comédienne) et ce malgré les différences d’échelles entre les deux personnages ! Enfin, l’autre film qui nous a permis récemment d’améliorer encore plus cette technique de la virtual camera fut Valérian, la Cité des Milles planètes (Luc Besson, 2017). J’ai rencontré Luc il y a quelques années, il avait déjà beaucoup de concepts autour de Valérian qu’il m’a montrés, ainsi qu’un scénario qu’il m’a fait lire. J’ai trouvé cette histoire et ce monde passionnants, j’avais vraiment envie de l’aider à le porter à l’écran. Au centre de l’histoire, il y avait ces personnages extra-terrestres, les Pearl. Luc voulait savoir s’il pouvait leur donner vie grâce à la motion-capture et surtout comprendre ce que cela impliquerait pour lui en terme de mise en scène car il n’avait jamais travaillé auparavant avec cet outil. Pour l’en convaincre nous l’avons fait venir en Nouvelle-Zélande chez Weta Digital, sur l’un de nos plateaux de tournage de Wellington. Notre idée était de lui permettre ni plus ni moins de tourner la première séquence de son film, celle qui se déroule sur la planète des Pearl. Luc a une manière très particulière de tourner ses films de prises de vues réelles et il a nous a permis d’encore améliorer la virtual camera en nous demandant de transposer le concept à une steady-cam ou une caméra à l’épaule. Il voulait ainsi casser l’effet numérique d’une caméra au mouvement parfait en retranscrivant davantage à l’écran la présence physique du cadreur. Avec ces deux derniers projets nous sommes parvenus à parfaire cette technique jusqu’à un niveau où nous espérions pouvoir un jour l’amener quand nous l’avions créée pour Avatar : à savoir, un outil qui permettrait de ne plus avoir aucune limite ou différenciation entre la mise en scène d’un film en prises de vues réelles et d’un film intégralement mis en scène avec une virtual camera. »

La Planète des Singes : Suprématie

« Depuis ces longs-métrages, quand les réalisateurs ont besoin de créer un singe numérique, ils viennent systématiquement nous voir nous… je ne sais pas pourquoi ! (rires) Blague à part, l’une des choses intéressantes avec cette trilogie c’est qu’elle suit la vie entière du singe César de sa naissance à sa mort, c’est un biopic en triptyque. Pour Andy Serkis tout spécialement c’était quelque chose de passionnant parce qu’il a incarné ce singe à différents âges et a pu faire évoluer son jeu – et donc le caractère de son personnage – au fur et à mesure des films. Dans le premier volet, César est un jeune singe élevé par un humain qui ne parle pas du tout. Dans La Planète des Singes : L’Affrontement (Matt Reeves, 2014) il se libère pour devenir le leader d’une rébellion et un chef de guerre, il s’est instruit et parle un petit peu plus. Enfin, dans le dernier, il a accès à un vocabulaire plus complet et une palette d’émotions plus large à cause des épreuves qu’il a traversées. L’évolution du personnage et sa trajectoire englobent tout l’enjeu philosophique de ces trois films. Ce fut passionnant d’accompagner cette évolution du personnage car cela nous a obligé à améliorer la technologie de la performance-capture pour que la moindre nuance du jeu d’Andy Serkis, notamment son regard, soit le plus fidèlement retranscrite sur le visage de César. Ce défi était d’autant plus relevé que Matt voulait vraiment que le troisième épisode nous permette d’avoir accès aux conflits émotionnels internes du personnage. Il nous a vite prévenus que pour La Planète des Singes : Suprématie (Matt Reeves, 2017) nous allions avoir beaucoup plus de très gros plans du visage de César, qu’ils allaient être parfois longs et qu’il fallait qu’à l’intérieur de ces plans, on puisse voir César passer d’une émotion à une autre de manière très subtile.

L’autre innovation importante que nous avons mise en œuvre dès le premier film de la saga fut d’imaginer comment filmer nos acteurs de performance-capture directement dans des décors réels, qu’importent les conditions de tournage. Jusqu’à présent, nous devions utiliser deux plateaux différents, les acteurs de prises de vues réelles jouaient dans l’environnement réel et les acteurs de performance-capture sur un plateau spécialement conçu pour cela appelé le Volume. Le réalisateur devait donc diriger deux fois son long-métrage. Avec La Planète des Singes : Les Origines (Rupert Wyatt, 2011) nous avons permis aux acteurs de performance-capture d’incarner leurs personnages directement sur le plateau principal et ainsi d’interagir avec l’environnement réel. Cela a recentré la création des films et dé-marginalisé la technique de la performance-capture. Je crois que lorsque l’on fait un film de ce genre, plus on parvient à introduire la technique dans le tournage traditionnel mieux c’est. En effet, ainsi, vous bénéficiez d’une vraie synergie sur le plateau – le chef opérateur et son équipe sont avec vous, les comédiens interagissent entre eux et avec les décors…- il ne s’agit plus de réaliser deux films différents qui doivent ensuite cohabiter et être numériquement fusionnés l’un avec l’autre, la fusion s’opère dès la prise de vue. Ces expérimentations sur le premier volet ont permis à Matt Reeves (le réalisateur des deux derniers volets, ndlr) d’obtenir des performances encore plus incroyables des comédiens de performance-capture car ils pouvaient les plonger dans des environnements rudes, dans la pluie ou dans la neige comme c’est le cas dans La Planète des Singes : Suprématie (Matt Reeves, 2017). Cela se reflétait complètement dans l’interprétation et donnait à nos singes numériques encore plus d’incarnation physique parce que le corps des comédiens réagissaient à l’environnement naturel dans lequel ils étaient plongés : ils grelottaient, leurs muscles se tétanisaient, les postures changeaient… De plus, comme nous pouvions tourner dans les décors naturels, Matt a suggéré qu’il n’y avait pas de raison d’avoir un rendu en temps réel des singes numériques dans son retour caméra. Et il avait raison ! Quand vous filmez un géant de trois mètres incarné par un acteur d’1m80 dans un univers virtuel qui n’existe pas concrètement sous vos yeux, cela a du sens d’utiliser la virtual cam, mais pour ces films, si vous vouliez voir César vous n’aviez juste qu’à regarder Andy Serkis jouer sur le plateau ! Il existe d’ailleurs un montage du film de La Planète des Singes : Suprématie dans lequel vous n’avez que les acteurs dans leurs tenus de motion-capture et aucun singe numérique qui les remplacent. Croyez-le où non, mais cela marche, car le plus important demeure à l’écran : l’émotion. » 

Vers une reproduction parfaite du vivant

« Dans les films d’aujourd’hui, surtout ceux de l’ampleur du Seigneur des Anneaux (Peter Jackson, 2001-2003) ou de Avatar (James Cameron, 2012) il devient rare d’avoir des plans qui ne sont pas truqués. Parfois, la partie d’un plan traitée par le département effets visuelles est toute petite ! L’un des risques c’est que vous ne vous concentriez que sur les plans les plus importants, hors je pense qu’il faut traiter tous les plans de la même manière car si l’un d’entre eux est un peu en dessous, vous risquez de perdre immédiatement le spectateur et le faire sortir du film. Or ce n’est pas du tout l’intention des effets-visuels, bien au contraire, notre ambition est de créer des images si réalistes qu’elles conservent une dimension immersive. Pour parvenir à cette immersion, tous les plans, même les plus petits, doivent être traités à égalité. L’immersion est le leitmotiv de notre métier et ce qui guide son évolution. Le métier de superviseur des effets visuels a évolué en même temps que la technologie et donc naturellement les gens qui l’exercent aujourd’hui n’ont pas du tout les mêmes compétences que ceux d’hier. Par exemple, Dennis Muren avant de devenir superviseur était plutôt spécialisé dans les caméras et les optiques, Phil Tippett quant à lui venait de l’animation traditionnelle image par image avec des marionnettes. Moi, comme je vous l’ai dit, mes compétences sont moins celles d’un technicien que d’un amateur des sciences biologiques et physiques. Ainsi, lorsque nous avons créé Gollum, j’ai eu l’idée d’en faire le premier personnage numérique à avoir un véritable squelette fonctionnel. Dans Avatar, nos Na’avis avaient même un système musculaire qui leur était propre… Donc la science et la biologie ont pris une place beaucoup plus importante aujourd’hui dans l’élaboration des effets-visuels et les gens qui font ce métier ont désormais une connaissance accrue de l’anatomie et de tout ce qui touche aux sciences naturelles et physiques. C’est bien simple, si vous ne savez pas comment interagit la neige avec le pelage d’un singe et que vous ne savez pas comment le reproduire numériquement à l’écran, il va vous être compliqué de faire croire que vos singes sont réels et se déplacent dans la neige… Il s’agit donc toujours de reproduire le plus fidèlement possible la réalité physique des éléments biologiques pour que l’immersion du spectateur soit la plus totale.

Par exemple, quand nous avons dû créer la jungle de Pandora pour Avatar, nous nous sommes appuyés sur des biotopes existants. Le principe de bioluminescence présent dans le film n’est pas une pure extrapolation de science-fiction, James avait été témoin de phénomènes semblables lors de ses nombreuses plongées dans les fonds marins et nous avait donné cela comme référence. Nous utilisions des plantes et arbres existants et les modifions légèrement pour leur donner un air exotique et non familier de sorte que le spectateur ait l’impression de découvrir, comme le héros Jake, une planète extra-terrestre à la faune et la flore encore inconnues mais néanmoins biologiquement crédibles ! Il y avait toutefois des limites à cela parce que nous avions quelques centaines de modèles différents de troncs par exemple, avec des détails précis, mais aucun de nos arbres n’étaient parfaitement uniques alors que c’est le cas dans la nature. Lorsqu’il nous a fallu créer une forêt à flan de montagne pour La Planète des Singes : Suprématie (Matt Reeves, 2017) j’ai pensé qu’il serait intéressant de revoir notre approche pour obtenir un rendu biologiquement plus réaliste. Cela nécessitait donc de parvenir non seulement à créer une forêt numérique, mais aussi un écosystème à part entière, parfaitement fonctionnel, unique et crédible. Pour rendre chacun de nos sapins uniques il fallait revenir à la source, comprendre pourquoi dans la nature chaque arbre est différent. La réponse c’est qu’ils ont tous une histoire, un âge, un emplacement qui a dicté leur façon de pousser. C’est dans cette optique que nous avons développé un outil que nous avons appelé Totara. Celui-ci nous permet de simuler non plus une forêt à partir de pré-modélisés mais ni plus ni moins que de la faire pousser dans un endroit numérique ! Vous plantez des graines, puis simulez le temps qui passe, un millier d’années si vous le voulez, et vous obtenez une forêt qui n’aurait pu pousser qu’à cet endroit, dont chaque arbre a une histoire qui lui est propre ! »      

L’acteur comme point clé

« Quand vous prenez une séquence comme celle dans King Kong (Peter Jackson, 2005) où Ann Darrow danse pour distraire le gorille dans sa grotte, la qualité technique de la scène ne serait pas possible sans la précision du jeu des comédiens. La symbiose avec laquelle ils jouaient ensemble malgré l’étrange combinaison qu’Andy portait forçait vraiment l’admiration. Mais je crois que tous les comédiens connaissent ce sentiment : « être convaincant pour le public ou mourir ». C’est pour moi la meilleure métaphore du jeu de l’acteur qui soit. On pense souvent que la performance capture est compliquée pour les comédiens, en réalité j’ai constaté qu’ils n’avaient pas tant de problèmes que ça à travailler avec cet outil. La chose primordiale pour les comédiens c’est de travailler ensemble. Dès lors qu’ils sont au moins deux sur un plateau, à jouer l’un avec l’autre – et qu’importe l’attirail qu’ils portent – les bons acteurs parviennent toujours à vous transmettre des émotions. Dans Le Bon Gros Géant par exemple, Mark Rylance et Ruby Barnhill jouaient véritablement ensemble sur le plateau, les émotions qu’ils se transmettaient étaient réelles, concrètes et pas vraiment différentes de celles que peuvent se transmettre deux comédiens sur un plateau traditionnel. Steven Spielberg travaillait d’ailleurs avec eux de la même façon qu’il dirige des comédiens dans ses autres longs-métrages. Il ne faut pas sous-estimer l’intelligence des acteurs et leur faculté d’imagination, car c’est au centre de leur formation. Dans les écoles de théâtres une très grande majorité des exercices nécessitent de s’inventer un espace qui n’existe pas, de se fabriquer un univers mental avec lequel vous pouvez interagir en tant que personnage. Andy Serkis aime dire que c’est un espace de liberté totale pour les comédiens car en effet vous pouvez jouer n’importe quoi et n’importe qui. Toutefois, cette métamorphose n’est pas possible sans l’aide des animateurs. Lorsque l’on parle de la performance-capture beaucoup pensent que nous n’avons qu’à filmer nos acteurs, que l’on envoie ça dans un ordinateur et qu’un singe ou un géant apparaît comme par magie sur l’écran. Si c’est un peu le cas grâce à la virtual camera, le modèle qu’elle affiche est assez rudimentaire, très simplifié. En réalité, pour obtenir le rendu que vous voyez dans le film terminé, nous avons d’innombrables étapes d’animation à effectuer pour interpréter les données capturées. Les animateurs servent en fait d’interprètes, de traducteurs. Prenons l’exemple précis de la trilogie de La Planète des Singes, on peut croire que transposer les émotions et la corporalité humaine dans celui de notre cousin simiesque est un jeu d’enfant. En réalité, les acteurs doivent passer par tout un tas de contorsions, adopter des postures, se mettre des dentiers pour obtenir une diction particulière et une déformation de la mâchoire, chausser des échasses qui leur agrandissent les bras et leur permettent de s’appuyer sur leurs membres… La façon de marcher, de se redresser, de courir, d’un chimpanzé n’est pas naturelle pour un corps humain et il est donc impossible de parvenir à une performance qui soit pleinement transposable et crédible. Donc bien évidemment, nos animateurs doivent par la suite ré-interpréter ces performances pour les ré-adapter à une morphologie non humaine, mais avec toujours comme objectif de conserver un maximum de la performance de nos acteurs. »     

 

Propos de Joe Letteri
Discussions animées par Réjane Hamus-Vallée et Alexandre Poncet
Recueillies par Joris Laquittant, Angie Haÿne et Nicolas Dewit
Merci au Paris Image Digital Summit
et plus particulièrement à Ophélie Surelle


A propos de Joris Laquittant

Sorti diplômé du département Montage de la Fémis en 2017, Joris monte et réalise des films en parallèle de son activité de Rédacteur en Chef tyrannique sur Fais pas Genre (ou inversement). A noter aussi qu'il est éleveur d'un Mogwaï depuis 2021 et qu'il a été témoin du Rayon Bleu. Ses spécialités sont le cinéma de genre populaire des années 80/90 et tout spécialement la filmographie de Joe Dante, le cinéma de genre français et les films de monstres. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/sJxKY


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