11 Minutes


En pleine période d’instabilité politique d’entre-deux tours, vous êtes fatigués, déprimés, vidés. Venez donc prendre un shot de chaos dégénéré et pervers devant le dernier film du plus oublié des grands cinéastes, Jerzy Skolimowski.

Le Chaos sous tous ses angles

Forte était l’impatience avec laquelle on attendait de pouvoir voir le nouveau film, prêt depuis 2 ans (!), de Jerzy Skolimowski, immense cinéaste polonais malheureusement bien trop peu connu. Pourtant il a commencé sa carrière en compagnie de Roman Polanski (co-scénarisant son premier film Un couteau dans l’eau) et surtout a réalisé bon nombre de films indispensables comme Deep End (1970), Le Départ (1967) ou encore The Lightship (1986). L’assourdissant silence qui accompagne la sortie de son nouveau film est donc déprimant à plus d’un titre, d’autant que son dernier film, Essential Killing, reparti en 2010 avec le Grand Prix de la Mostra de Venise ainsi que le prix d’interprétation masculine adressé à Vincent Gallo, semblait marquer un retour en grâce. Malheureusement, 11 Minutes n’a pas reçu le même accueil à Venise en 2015. Quelques-uns seulement mettaient en avant la toute-puissance de sa mise en scène, tandis que la majorité des retours y voyait un exercice de style vain et misanthrope. Il est clair qu’11 minutes est à plus d’un titre une œuvre mal aimable et compliquée à aborder. Objet frondeur, désespéré et fou, il ne faut pourtant le rater sous aucun prétexte.

Le parti pris du film est d’abord assez simple, et répond finalement à un exercice de mise en scène primaire, voire scolaire, celui de la dilatation du temps. Le film raconte 11 minutes de la vie de plusieurs personnages gravitant autour d’un hôtel luxueux, dilatés sur 1h20 par l’intermédiaire de flash-backs et autres. 11 Minutes est donc un film choral, presque un film à sketch, soit sans doute l’un des genres les plus ennuyeux et sans intérêts du cinéma contemporain. Rien que ça. Mais parce que Skolimowski se moque de toutes les conventions du genre, le film électrise totalement son spectateur et ne le lâche pas une minute. La mise en scène souveraine et virtuose de Skolimowski mêle ces destins avec une aisance renversante, dans une sorte de chaos infini, un morceau d’énergie communicative, aussi exaltante que déprimante. L’accusation en cynisme vient sans doute du fait que le film traite avec une identification paradoxale. L’accumulation de personnages, qu’il conviendrait plus d’appeler figures ici, ne permet pas d’éprouver une empathie réelle pour eux. Leurs enjeux sont très souvent ou énigmatiques ou brutalement primaires, et ce qui semble intéresser Skolimowski est bien moins l’identification psychologique du spectateur à ces enjeux, que la stimulation qui peut découler de leur rencontre à tous, de la collision de ces volontés, et l’apocalypse qui en découle. Skolimowski met en place un monde dégénéré en pure perte, que seule une horloge symbolique règle, annonçant par de fréquents tic-tacs ralentis oppressants le désastre à venir. Du coup, on peut avoir le sentiment que le cinéaste entretient un rapport distancié avec ses personnages, ou même qu’il a pour eux une haine despotique le menant à les faire souffrir un maximum sur un minimum de temps. Mais il ne faut pas confondre Skolimowski avec Haneke (j’entends déjà les amoureux du cinéaste abonné à la Palme d’Or hurler et je suis content, même s’ils peuvent se rassurer puisque sa troisième Palme d’Or est en route…). Il n’y a certainement pas ici de froideur chirurgicale dans la mise en scène, tout au contraire. 11 Minutes est l’un des moments de mise en scène les plus stimulants et jouissifs qu’on ait pus voir sur un grand écran cette année. La vitalité extraordinaire du cinéaste, qui n’a tout de même pas moins de 78 ans, et son goût pour le jeu font qu’on a jamais le sentiment de se trouver face à un objet froid.

Il est d’abord délicat de rentrer dans le film. Les 10 premières minutes du film, jouant sur les différents lieux et figures de l’action ainsi que sur divers régimes d’image, perdent un peu, et on redoute l’exercice scolaire au dispositif écrasant. Pour finalement entrer dans le film, il faut accepter une forme d’abstraction. Le choix de mettre en scène des figures enchaînées dans un engrenage infernal répond moins à une vision du monde misanthrope qu’au désir de Skolimowksi de filmer un grand film d’action abstrait (comme Essential Killing) d’ailleurs, où ce ne sont plus les enjeux ou les motivations qui compte mais l’action pure, la collision, le chaos. Dès lors qu’on accepte cela, on plonge dans une sorte de vertige infini, où l’on cherche partout ce qui est le moteur profond de ce chaos. Serait-ce cet avion traversant les buildings, évoquant satiriquement celui du World Trade Center, qui lie les différentes actions dans le temps ? Ou bien cette curieuse silhouette apparaissant à travers les pixels d’un écran de télévision ? Les caméras de surveillance qui filment tout, démultipliées à l’infini dans le terrassant dernier plan du film ? On est sûrs de rien, à part qu’on assiste peut-être à l’apocalypse.

En fait, ce que raconte le film n’est peut-être donc pas ce qui importe le plus, et si on se limite expressément à ce que l’on voit, on se rend compte que ce qu’il raconte est assez simple. Ce qui importe, et c’est le manifeste du film, c’est la manière de le raconter, la complexité et l’élaboration de la mise en scène. A ce niveau-là, Skolimowski se permet à peu près tout, et surtout les variations de point de vue, jusqu’à ces curieux plans en caméra subjective du point de vue d’un chien. Il y a quelque chose de profondément rafraichissant et exaltant de retrouver un cinéaste aussi expérimenté au commande d’une œuvre qu’on ne peut affilié à aucun autre film, une sorte de comète, d’une liberté et d’une perversité absolues, qui prennent à bras-le-corps les thématiques et les images de notre contemporain pour les triturer, les massacrer et en même temps les poétiser. Ce genre d’œuvre est une telle leçon pour les jeunes cinéastes de genre contemporain. Tourné avec trois francs six sous, 11 minutes déploie sur sa courte durée tant de forces du 7ème Art qu’il doit pousser à l’exigence et à la folie.

Je ne sais plus tellement quoi dire, et je m’excuse de l’état d’hébétement dont fait part l’article que j’écris très peu de temps après ce dévastateur et strident moment de cinéma. Je vais vite, et le plus enthousiaste possible, afin de vous encourager vivement et avant tout à courir voir ce film dans la salle la plus proche de chez vous qui le projette, avant qu’il ne soit trop tard… En effet, le film après à peine deux semaines d’exploitation est déjà très difficilement visible, il faut donc se battre un peu pour le voir. Mais, croyez-nous, ça fait vraiment pas genre, et ça en vaut la peine.


A propos de Pierre-Jean Delvolvé

Scénariste et réalisateur diplômé de la Femis, Pierre-Jean aime autant parler de Jacques Demy que de "2001 l'odyssée de l'espace", d'Eric Rohmer que de "Showgirls" et par-dessus tout faire des rapprochements improbables entre "La Maman et la Putain" et "Mad Max". Par exemple. En plus de développer ses propres films, il trouve ici l'occasion de faire ce genre d'assemblages entre les différents pôles de sa cinéphile un peu hirsute. Ses spécialités variées oscillent entre Paul Verhoeven, John Carpenter, Tobe Hooper et George Miller. Il est aussi le plus sentimental de nos rédacteurs. Retrouvez la liste de ses articles sur letterboxd : https://boxd.it/riNSm

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