Hasard du calendrier (ou pas du tout, en fait je me suis pas assez renseigné), L’empreinte des ténèbres, fréquemment cité parmi les meilleurs films de son auteur, fait l’objet d’une ressortie quelques mois après la perte de Wes Craven.
La vie est un songe
Fais pas genre ne vous avait pas fait d’article nécrologique suite au décès du Papa de Freddy, ce bon vieux Wes Craven qui ne payait pas de mine mais a révolutionné trois fois le film d’horreur (au sens super large) avec La dernière maison sur la gauche (1974), Les griffes de la nuit (1984), et enfin Scream (1997). Une révolution ne devant pas lui suffire, Monsieur a mis toutes les chances de son côté et nous en a sorti trois, on est jamais trop prudent pour être sûr d’accéder à la postérité… La communauté cinéphile ne s’y est pas trompée, redoublant d’hommages à l’annonce du décès, un hommage qui va jusqu’à une réjouissante et accessible rétrospective à la Cinémathèque Française, conjointement avec une autre sur John Huston et le mélodrame français. Non je suis pas en train de faire de la pub, mais je trouve ça amusant, l’idée qu’un même cinéma puisse passer une mièvrerie des années 30 en même temps que La colline a des yeux (1977). Quoi qu’il en soit, bien que cette considération soit bienvenue, Craven n’échappe pas, comme bien d’autres, à la réduction un peu rapide d’une œuvre à un ou plusieurs titres phares, une réduction qui fait quand même des ravages dans le cinéma d’horreur, si on pense à quelqu’un comme George A. Romero dont les œuvres non-zombiesques sont assez mises de côté. Concernant notre cher Wes, on sait qu’il a en a eu sous la chaussette en dehors de ses titres de gloire, avec par exemple le très bon Le sous-sol de la peur 1991), mais qu’il a aussi fait de la sortie de route, avec Le vampire de Brooklyn 1995). Maintenant que sa mort a (normalement) mis un point final à sa filmographie, on peut envisager L’empreinte des ténèbres, sorti en 1987, comme il se doit dans la carrière de son auteur.
Adaptation d’un récit de l’ethnobotaniste Wade Davis, The Serpent and the Rainbow (titre anglais plus mystique et intrigant que celui qu’on se coltine nous) suit les mésaventures moites et hallucinées du jeune anthropologue Dennis Alan à Haïti, plus précisément à la recherche d’une poudre vaudou permettant littéralement de zombifier les gens, et de retenir captives leurs âmes. Armé uniquement de bonnes intentions (il est envoyé par un gros groupe pharmaceutique afin de faire de la substance un médicament), il se heurte violemment d’une part à des rites et des croyances qu’il ne connaît pas et dont l’impact, aussi bien physique qu’onirique, le déboussole sévère, et de l’autre à la vie quotidienne d’un état autoritaire – dans les années 80, Haïti est sous le joug d’un dictateur nommé Jean-Claude Duvalier et secondé par une joyeuse équipe de maintien de l’ordre appelée les Tontons Macoutes. Poussé par un désir tout occidental et scientifique de comprendre, puis après inévitablement lié à Haïti pour avoir mis son zizi dans une madame dont il tombe amoureux, Dennis est amené à lutter dans un combat aussi terrestre que mystique, contre un système et à sa tête l’utilisateur sur-puissant de la poudre, un bras droit de Duvalier qui maîtrise la magie noire et dont le passe-temps est de collectionner les âmes des dissidents.
Malgré le folklore que ce résumé peut évoquer et que le film d’ailleurs traite avec déférence, rien n’est honnêtement ridicule (si ce n’est une bande originale style world music un peu trop datée, composée par Brad Fiedel dont on sent bien qu’il a conçu la musique de Terminator) et on ne sera pas surpris de voir en Wes Craven un cinéaste soucieux de filmer les Haïtiens à leur hauteur, n’hésitant pas à ridiculiser son héros américain, et à montrer les faiblesses ou la roublardise arrogante parfois de son comportement. Pour nous autres occidentaux, le thème seul du long-métrage et son environnement poussent à l’intérêt, tant la culture vaudoue et de ses zombies liés a été tôt abordée (Les morts-vivants, Victor Halperin, 1932) mais aussi vite lâchée, surtout après l’invention du mort-vivant « moderne » avec La nuit des morts-vivants (1968). Mais on ne peut réduire qu’à l’exotisme les qualités d’un film qui marie avec justesse des enjeux sociaux ou politiques avec un argument fantastique, d’autant plus un fantastique qui se barre quand même très loin sans que cela ne choque : le fantastique est indissociablement lié au monde dans lequel il apparaît, aux êtres sur lesquels il influe, et c’est pourquoi le climax sera une scène de libération aussi bien spirituelle pour notre héros et les âmes captives, que pour le peuple haitien qui se révolte contre Duvalier, le tout, dans un montage alterné.
Auteur s’il en est, Wes Craven poursuivait alors son exploration d’une société à travers les mécanismes du genre, avec une cohérence thématique et visuelle qui le place parmi les réalisateurs les plus riches du cinéma de genre. Avec le recul, il est assez passionnant de voir comme Craven est plus que beaucoup d’autres un cinéaste de la question. Questionnement social, politique, anthropologique pour ses personnages, mais également questionnement sur le cinéma en lui-même, le rapport et la ligne, qu’il a apprécié être toujours la plus ténue, entre la réalité et le rêve. Un motif qui obsède le réalisateur, projet après projet. Il suffit de voir les scènes cauchemardesques de la fin de L’emprise des ténèbres pour avoir l’impression de regarder un remake des Griffes de la Nuit… Le rêve fascine Craven en soi, mais aussi parce qu’il sait que c’est le frère jumeau du cinéma. Il était logique dès lors que Wes Craven devienne « méta », en passant à la mise en abyme du cinéma, des films qui se filment eux-mêmes, ces rêves qui savent qu’ils sont des rêves, des plateaux de tournage où on doit vivre pour de vrai des choses qui ne se produisent pas. Ça donne d’abord Freddy sort de la nuit (1994) puis Scream, naturellement, le film d’horreur qui sait qu’il en est un. La ligne directrice est la même, surprenante de richesse et de profondeur : le cinéma est un rêve, la réalité est du cinéma, le rêve est la réalité… Mais s’il y en a un qui savait lier les trois dans un chaos sanglant, c’était bien Wes Craven.
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