Charlie Kaufman est de retour. Scénariste à l’origine de Dans La peau de John Malkovitch (Spike Jonze, 1999) de Eternal Sunshine of the spotless mind (Michel Gondry, 2004) ou de Synecdoche New York (2008) – sa première réalisation – il revient avec Anomalisa : un film d’animation crépusculaire pas comme les autres.
L’enfer c’est les autres
En presque vingt ans de carrière, Charlie Kaufman a laissé une marque dans le paysage cinématographique, un style et une inventivité qui n’appartiennent qu’à lui, le regard d’un artiste sur le monde au travers de ses propres angoisses, obsessions et névroses. Il continue sur sa lancée avec son nouveau projet Anomalisa, co-réalisé avec Duke Johnson. Etant à la base une pièce de théâtre assez conceptuelle en collaboration avec le compositeur Carter Burwell – qui signe la bande originale du film appelée Sound Plays où les comédiens jouent dans un décor vide et sont accompagnés par un orchestre interprétant en live les musiques – il aura fallu presque sept années pour que l’idée d’un film germe dans l’esprit de Kaufman. Un film dont l’intrigue est proche d’une situation plus qu’autre chose. Michael Stone – dont le doublage est assuré par l’acteur David Thewlis – doit donner une conférence ayant pour sujet l’art de la relation client à Cincinnati. En proie au doute et ne se sentant pas en phase avec le monde qui l’entoure. Sa rencontre avec une certaine Lisa Hartman – doublée par Jennifer Jason Leigh – va chambouler sa vie.
Tout le film est exprimé selon le point de vue de Michael. Kaufman distille tout au long de ce récit court – l’action se déroule sur presque vingt quatre heures – une ambiance pesante où les détails fourmillent, signifiant le mal être profond de Michael. Le choix de faire un film d’animation utilisant la technique du stop-motion est assez surprenant, elle donne un aspect très étrange au film qui ressemble à un rêve mais qui se veut en même temps réaliste. Cela en devient presque terrifiant de voir toutes ces poupées avec de traits fins et extrêmement soignés, très humaines, et de les voir animées avec justesse et délicatesse, délivrant une vraie authenticité. On peut même avoir parfois le sentiment de se trouver face à des acteurs de prise de vue réelle. De plus, tous les personnages ont le même visage ainsi que la même voix – toutes prodiguées par l’acteur Tom Noonan – à l’exception de Michael et Lisa ; Kaufman renforce ce sentiment de malaise inhérent en y ajoutant un pointe de claustrophobie avec le décor principal de l’hôtel Fregoli. Là aussi, la science du détail de Kaufman peut être observée. Le nom de l’hôtel est une référence au pseudonyme de Kaufman sous lequel il a signé la pièce mais peut faire référence au syndrome de Fregoli, un trouble psychiatrique qui met le patient dans un état de paranoïa, ce dernier pensant être la cible de persécution d’un individu pouvant changer de visage. Le film donne l’impression qu’une menace à l’encontre de Michael peut provenir de n’importe où et que tout ce que l’on voit n’est autre qu’une projection d’un esprit malade, une sorte de cauchemar où tout est uniformisé.
Le film est une sorte de fable existentialiste, une étude minutieuse, pessimiste, mélancolique et désabusée sur les relations humaines et le sens de nos vies, menée par Kaufman. Le personnage de Lisa est l’incarnation d’une liberté possible de par sa voix qui diffère du tumulte impersonnel mais aussi de sa caractérisation qui, comme Michael, la place comme un être à part. Cette différence va être la force du couple Lisa/Michael et le moteur de leur romance mais aussi la cause de leur séparation. Pour Kaufman, l’amour semble vain et éphémère qui, sans apaiser pleinement Michael, va l’obliger à affronter ses névroses avec des scènes fortes où le film bascule dans le fantastique voire même dans l’horreur, comme lorsque la partie inférieure de son visage se détache du reste. Le personnage est comme bloqué et condamné, se trouvant dans l’incapacité d’avancer. Anomalisa est un film atypique en écho à l’œuvre de Kaufman. Une histoire intimiste et tragique qui n’hésite pas à mettre en image, avec une maîtrise qui force le respect, des instants de vie trop rares au cinéma : à l’image de protagonistes entièrement nus et une scène de sexe criante de réalisme conférant au film une teinte surprenante. Je ne peux m’empêcher de faire le lien avec le dernier film de Spike Jonze Her (2013), où ce dernier joue à réécrire la définition cinématographique de l’écran noir avec une scène d’amour. Kaufman continue son chemin de loser magnifique, sa propre vie devenant le terreau fertile de ses idées et autres expérimentations, laissant ses démons intérieurs s’exprimer librement.
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