Unique plan séquence de plus de deux heures dix, Victoria est de ces films qu’on n’attend pas, puis qui ne vous quitte plus.
Berlin Falling
Depuis quelques années, force est de constater que le plan séquence fait un retour en force dans l’industrie cinématographique. Bien aidé, il faut bien le dire, par l’évolution des technologies et des effets numériques qui permettent désormais, d’effectuer des virtuosités avec une caméra qui n’existe pas vraiment, virevoltant dans un décor qui n’existe pas vraiment, avec des comédiens qui n’existe qu’à moitié. Ce qui était jadis une prouesse physique et technique est devenu une formalité. C’est probablement ceux que l’on qualifiera de Nouvelle vague mexicaine – j’entends Alfonso Cuarón et Alejandro González Iñárritu – qui, avec leur chef-opérateur bien-aimé Emmanuel Lubeski, en sont les premiers responsables. Du mémorable premier plan de Gravity (Alfonso Cuarón, 2013) jusqu’au récent oscarisé Birdman (Alejandro González Iñárritu, 2014) conçu comme un unique plan séquence – en réalité faux, puisque rustiné tout au long de ses deux heures, d’une multitude d’astuces numériques pour noyer le poisson. Les prouesses de Lubezki, qui n’en sont donc pas vraiment, ont en tout cas largement influencé Hollywood qui use du plan séquence dit numérique à outrance dans ses productions les plus coûteuses. La séquence d’ouverture de Avengers : L’Ere d’Ultron (Joss Whedon, 2015) en est une preuve supplémentaire, la caméra s’offrant le luxe de voler entre les cimes des arbres avec Iron Man, s’arrêter un moment sur un autre super-héros, et s’amuser du temps réel du spectaculaire qu’offre, avec tout le spectre de leurs possibilités, les effets-numériques. Ce n’est pas jouer au vieux con que de déclarer que la banalisation de ses effets a entraîné, dans le même temps, une désacralisation du caméraman et de sa performance, puisque les nouvelles possibilités technologiques permettent tout simplement de le supprimer… Pour ce type de mouvement d’appareil, l’outil-caméra lui même a perdu de sa superbe. La performance ne tient désormais plus à l’opérateur, puisqu’on le soustrait à une machine chargée d’instruire à la caméra des mouvements à effectuer – le motioncontrol – quand ce n’est pas tout simplement l’outil lui même qui est remplacé par un double virtuel : des caméras entièrement générées par ordinateur.
C’est dans ce contexte que débarque donc Sebastian Schipper et son film Victoria, avec la volonté farouche et courageuse de prendre le contre-pied total de la tendance actuelle. Si son film est bien souvent comparé à Birdman, il ne joue clairement pas sur le même tableau. Car oui, Victoria est aussi un plan séquence de plus de deux heures : mais un vrai. Un plan séquence dans lequel le caméraman réalise une véritable prouesse en suivant les personnages dans la nuit Berlinoise, dans les rues, à l’intérieur des voitures, dans les parkings souterrains, les boîtes de nuits, les chambres d’hôtels, au milieu des fusillades et jusque sur les toits de la ville. Un plan séquence qui n’a pas pour seule ambition d’être une prouesse technique, mais aussi de servir et renforcer le film, les sensations qu’il procure, son scénario et son propos. Le film raconte l’histoire de Victoria, une jeune espagnole qui après avoir échouée dans ses études de pianiste à Madrid, est venue tenter l’aventure à Berlin où elle enchaîne les nuits sauvages et fêtardes dans les clubs hype et son travail de serveuse dans un petit café branché. Une nuit, après avoir dansé et bu plus que de raison, elle tombe sur le chemin du retour sur une bande de branleurs aussi drôles qu’inquiétants. Ces derniers, tournant autour d’une voiture qui ne semble pas leur appartenir, proposent à Victoria de les accompagner un peu, pour qu’ils lui montre le vrai Berlin. Probablement pas aidée par son taux d’alcoolémie et séduite par la verve de Sonne – l’énigmatique et charismatique leader de la bande – Victoria accepte le deal.
En temps réel de 5h42 à 7h56, le projet du film est donc, en plus de sa performance technique, de plonger le spectateur dans le Berlin nocturne en suivant le parcours de cette jeune espagnole fraîchement débarquée et paumée, qui va voir le cours de sa vie radicalement tourner en seulement deux heures et douze minutes. Totalement happé dans cette machine infernale, le spectateur se surprend à suivre et partager émotionnellement le parcours du personnage, atteindre des états de transe similaires à ceux vécus par les protagonistes et constater une étonnante dilatation du temps, comme si, gobés par cette ronde de nuit, nous y perdions en même temps que Victoria, tous nos repères. C’est probablement là le vrai tour de force de Sebastian Schipper, car il est étonnant qu’à la vitesse avec laquelle son intrigue se déroule sous nos yeux – avec ses nombreux retournements de situations et péripéties – le plan séquence n’apparaisse absolument pas comme un artifice de metteur en scène qui souhaiterait montrer à quel point il maîtrise son procédé. Bien au contraire, ce parti pris renforce son propos et est moteur d’émotions. Au fil de la nuit et du temps qui passe, le réalisateur nous laisse disserter sur le destin et la vitesse à laquelle une vie peut s’écrouler, mais aussi, plus largement, sur cette jeunesse européenne que la misère rattrape et qui déborde d’énergie : se noyant dans la fête pour oublier que les mauvais jours et la crise – ceux la même qui touchent la Grèce aujourd’hui, et peut être demain le Portugal, l’Espagne ou l’Italie – menacent tous de les rattraper.
D’abord présenté comme une romance impossible – un Roméo et Juliette entre jeunes européens que tout oppose – le film lorgne vite du côté du thriller et du film de gangster a mesure que le voile tombe sur les agissements et le passé de Sonne et de sa bande. Enivrée d’esprit d’aventures, d’alcool fort et de drogues, Victoria se retrouve littéralement embrigadée dans l’univers de la pègre Berlinoise, où des grands manitous commandent à des jeunes sbires paumés et fauchés qui leurs sont redevables : braquages et autres règlements de compte. Porté de bout en bout par une troupe de comédien dont la performance impeccable sur la longueur mérite toutes les récompenses du monde – mention spéciale pour le duo d’amoureux, l’éphèbe allemand Frederick Lau et la très belle espagnole Laia Costa, qui rentre d’ailleurs directement dans la catégorie des actrices européennes à suivre de très près avec Veerle Baetens – et auréolé d’un succès d’estime dans son pays où il a dominé les LOLA, l’équivalent allemand de nos Césars, le film devrait logiquement être choisi par l’Allemagne pour le représenter aux Oscars et on l’espère, le remporter. On s’autorisera même à rêver que son incroyable directeur de la photographie et cameraman, le brillant Sturla Brandth Grøvlen – son travail est si démentiel qu’il a le droit au premier panneau titre du générique, comme un remerciement ultime – puisse même venir taquiner Emmanuel Lubezki sur une catégorie qu’il domine depuis de trop nombreuses années.
Laquittant Joris