Une histoire, deux visions. Imaginée à l’origine par le mexicain Jorge Michel Grau pour son premier long métrage, cette fascinante famille de cannibales a eu droit à deux films, très différents de l’un de l’autre, complémentaires pourrait-on dire, même. Le premier, Ne nous jugez pas, est réalisé en 2010 par le cinéaste mexicain, et l’autre, We Are What We Are, est son remake américain, signé Jim Mickle, sorti en 2013. Aujourd’hui, Wild Side distribue ces deux titres en DVD ; l’occasion pour nous de confronter ces deux œuvres l’une à l’autre.
On est ce qu’on mange
ROUND 1 – Le scénario
Ce qu’il y a d’intéressant entre Ne nous jugez pas (en V.O. : Somos lo que hay, autrement dit Nous sommes ce que nous sommes) et We Are What We Are (en V.O. : We Are What We Are, autrement dit Nous sommes ce que nous sommes, ça va, vous suivez ?), c’est qu’ils peuvent ne pas souffrir de l’habituelle comparaison « un film et son remake », tant les deux œuvres sont différentes. Et ce, jusque dans le scénario. Jorge Michel Grau, ex-étudiant en cinéma à Mexico puis à Barcelone, entreprend le travail d’écriture avec une démarche d’auteur, plus qu’avec une démarche de faiseur de séries B : ainsi, Ne nous jugez pas raconte moins l’histoire d’une famille de cannibales que la difficulté de s’en sortir pour les familles des quartiers pauvres de Mexico. Mais le scénario très maladroit n’en fait pas non plus un drame social, puisqu’à aucun moment, un message n’est délivré, Grau restant exclusivement dans la surface de son sujet, voire dans la contemplation de celui-ci. Tout au long de son intrigue très molle, Ne nous jugez pas se cherche, entre thriller horrifique et film social, sans jamais réussir toutefois à n’atteindre que partiellement l’un ou l’autre genre. Les quatre-vingt-dix minutes de film se perdent ainsi ponctuellement en futilités, au lieu d’approfondir le sujet central de l’œuvre (le rite cannibale qui semble être si important pour eux n’est qu’une goutte d’eau dans cet océan scénaristique), jusqu’à un climax grotesque et assez risible.
We Are What We Are, à l’inverse, est coécrit par son réalisateur Jim Mickle et son comparse Nick Damici, déjà auteurs des deux précédents films de Mickle, Mulberry Street (2006) et Stake Land (2010), deux films d’horreur plutôt réussis qui ont leur petite réputation. Un peu plus d’expérience, donc, pour les deux américains, mais plus que l’expérience, ce sont leurs choix qui définissent We Are What We Are en tant qu’œuvre, puisqu’ils ont choisi de transformer l’histoire de Jorge Michel Grau en un huis clos qui puise autant dans le drame familial que dans le plus beau des cinémas d’horreur (celui des seventies). Alors que la famille de Grau est composée d’une mère, de deux fils et d’une fille, celle de Mickle est composée d’un père, deux filles et un fils : le cinéaste américain cherche à compléter le film d’origine plus qu’il ne cherche à en produire un remake, et ainsi, il répond à toutes les faiblesses du premier long métrage, à commencer par le rite cannibale. Car si Grau, en cinéaste contemplatif, semblait se complaire dans son optique du « nous sommes ce que nous sommes, et vous n’en saurez jamais plus », Mickle développe tout l’univers qui aurait dû donner la profondeur qui manquait au film de Grau : ainsi, chez Mickle, le rite est lié aux croyances religieuses de la famille Parker, et le simple fait de choisir une origine à cet élément-clé du scénario délivre un message et donne de la consistance à l’œuvre, en délivrant au passage une intéressante et juste critique des paradoxes de la religion catholique. De plus, Mickle et Damici donnent une place importante à la tension qui règne chez les Parker (là où le mexicain traduisait cela par un brouhaha hystérique plutôt insupportable), jusqu’à un pinacle surprenant, qui fait entièrement s’assumer le film comme un film d’horreur, et qui boucle enfin la boucle.
ROUND 2 – Les acteurs
Pour un premier long métrage aux accents de film social, l’on aurait pu penser que Jorge Michel Grau eût choisi des acteurs non expérimentés, comme nombre de ses compatriotes. Au lieu de cela, il fait bien appel à des acteurs plutôt chevronnés pour son quatuor de protagonistes : Carmen Beato pour le rôle de la mère, Francisco Barreiro pour celui d’Alfredo, le fils aîné, réservé et homosexuel, Alan Chávez pour celui de Julián, son jeune frère au fort caractère, et la cadette, Sabina, est interprétée par Paulina Gaitan. Des acteurs qui avaient alors déjà rencontré le succès dans des rôles différents, mais qui n’arrivent à convaincre que très peu dans ce film-ci, sans doute parce qu’ils furent mal dirigés ; seule la jeune Paulina Gaitan tire son épingle du jeu, mais ses apparitions sont si rares qu’elle manque cruellement d’importance. Tous semblent rester cantonnés à la caractéristique principale de leur personnage : Barreiro parle peu et sous-joue constamment, Chávez est une vraie tête à claques qui n’est crédible que parce qu’il a une tronche d’enfoiré, et Carmen Beato déploie une force surhumaine à être insupportable dans son rôle d’hystérique duquel elle ne sort jamais.
En allant chercher du côté des acteurs du nouveau cinéma indé américain, Jim Mickle établit un très joli casting de visages déjà vus à plusieurs reprises, dont on n’a pas toujours le nom. Bill Sage, qui tient avec le personnage de Frank Parker son premier grand rôle à plus de cinquante ans, joue à merveille ce père protecteur et sévère, déchiré par la mort de sa femme. Son look désuet et sa barbe imposante lui donnent l’allure parfaite pour un personnage qu’il incarne tout en retenue, à la différence des esbroufes de Carmen Beato, rendant ainsi plus forts et plus imprévisibles ses mémorables accès de colère. La vraie surprise du film, pourtant, ce sont les trois enfants : Ambyr Childers est Iris, l’aînée, Julia Garner – qui avait déjà tenu le rôle de la fille de Bill Sage dans le curieux Electrick Children (Rebecca Thomas, 2012) – est Rose, et le petit Jack Gore (un bien joli nom lorsque l’on joue dans un tel film) fait ses débuts dans le rôle de Rory, le plus jeune des enfants Parker. L’alchimie entre les deux filles est très surprenante, et reste sans aucun doute la majeure prouesse du film au niveau de l’acting. La participation de Michael Parks, que l’on a rarement l’occasion de voir dans un bon film ou en dehors de chez Tarantino, est fort plaisante, tout comme celle de la légendaire Kelly McGillis, dont j’étais follement amoureux lorsque, petit, je regardais Top Gun, mais qui a aujourd’hui volé le physique de mon ancienne prof de littérature lesbienne.
ROUND 3 – La technique
À nouveau, les différences entre Ne nous jugez pas et We Are What We Are sont assez nombreuses dans leurs dimensions artistique et esthétique. Les deux films sont certes réalisés avec grand soin, mais peu ressemblants l’un envers l’autre. À l’instar de son scénario, Jorge Michel Grau ne rend intéressantes à l’image que les séquences en extérieur, car il semble réellement se plaire dans la contemplation de Mexico et de son effervescence – la séquence dans laquelle Alfredo poursuit un groupe de jeunes garçons, dans la rue, dans le métro et en boîte de nuit, est très belle. Le reste est majoritairement plat, des plans longs pour ne jamais montrer grand-chose et ne jamais rien vouloir traduire en images, puisqu’aucun plan du film n’est dérangeant et l’accompagnement musical, qui se veut sans aucun doute original et qui restait le dernier élément susceptible d’apporter quelque chose à l’ambiance du film se révèle au final assez pauvre.
Une nouvelle fois, c’est Jim Mickle qui surpasse Jorge Michel Grau, puisqu’il joue parfaitement la partition du pur thriller horrifique. Peu de mouvements de caméra, une préférence pour les échelles de plans proches des personnages, un montage lancinant qui, ponctuellement, frappe fort pour encore mieux revenir plus tard, bref, la réussite est totale. We Are What We Are fait peut-être même moins américain, à certains égards, que le film sur lequel il est basé, dans sa construction notamment et, surtout, dans sa magnifique scène finale, sans jamais pourtant s’éloigner de son statut de film indé américain – on pense par exemple à Martha Marcy May Marlene (Sean Durkin, 2011).
ROUND 4 – La vidéo
Disponibles dès le 3 septembre en DVD, les deux films profitent d’une sortie chez nos amis de Wild Side. Le long métrage de Jorge Michel Grau n’ayant profité d’aucune exploitation sur le territoire français malgré sa présence à la Quinzaine des Réalisateurs en 2010 et au Festival de Gérardmer en 2011, où il repartit avec le Prix du Jury, la seule version proposée est une VO sous-titrée français, disponible toutefois en deux pistes : DTS 5.1 ou Dolby Digital stéréo. Pour We Are What We Are, par contre, ceux qui ont du mal avec la VO pourront regarder le film en français avec un doublage pas toujours très joli, et les autres se délecteront d’une VO en Dolby 5.1. Les deux films ne présentent aucun défaut, que ce soit dans l’image comme dans le son. Dans les bonus, par contre, l’écart se creuse : We Are What We Are propose un excellent making of de 53 minutes sous la forme d’un journal de bord filmé, puis des interviews croisées avec l’équipe du film (Jim Mickle, Bill Sage, Julia Garner…) pour une durée de 16 minutes et, cerise sur le gâteau, un excellent commentaire audio accompagnant le film. Du côté de Ne nous jugez pas, l’on trouve un making of de 28 minutes, qui est tout sauf un making of : rarement, l’équipe est montrée en train de travailler, rien n’est montré du tournage ou de la post-prod. Tout ce qui forme ce document est une succession de plans de l’équipe du film en train de dire ou faire des conneries, le tout monté sur différentes musiques. Peut-être que cela amusait la troupe, mais peut-être eût-il fallu les prévenir qu’un making of sert à montrer le processus de fabrication du film et, éventuellement – et dans ce cas, c’est une chose qui aurait été a bienvenue –, à laisser le réalisateur parler de son film. Enfin, We Are What We Are bénéficie d’une caractéristique en plus : il est aussi disponible en Blu-Ray.
We Are What We Are est en tout point bien supérieur à son matériau d’origine. Encore un remake réussi et qui s’éloigne, lui aussi, du film sur lequel il est basé. Toutefois, la vision de Jorge Michel Grau n’est pas inintéressante mais le film souffre de bien trop de défauts pour s’imposer. Jim Mickle, quant à lui, a depuis réalisé le thriller Cold in July, avec lequel il est retourné cette année à Sundance et à la Quinzaine de Cannes, et que l’on attend pour le 24 décembre dans nos salles françaises. Nous, on part très confiants et on vous le chroniquera avec plaisir.
Valentin Maniglia