The Canyons


Tout petit film au budget microscopique (250 000 dollars), The Canyons a surtout fait parler de lui pour les trois noms célèbres qu’il comporte dans son générique : Paul Schrader à la réalisation, Bret Easton Ellis qui signe là son premier scénario, et Lindsay Lohan devant la caméra. Financé par Schrader, Ellis, Lohan et Braxton Pope (de leurs propres poches) et grâce à une campagne Kickstarter, on attendait de ce film qu’il soit la petite bombe indie de l’année.

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Les lois de la répulsion

Que tous les allergiques à Bret Easton Ellis passent leur chemin, nous sommes là en présence de sa nouvelle œuvre. On sait toute la passion que l’auteur d’American Psycho a pour le cinéma, et alors qu’il s’est fait coiffer au poteau au poste de scénariste par Kelly Marcel pour l’adaptation de 50 Shades of Grey, le best-seller bande-mou que l’auteur, jugé trop sulfureux, aurait certainement rendu très bizarre, un autre projet de film, The Canyons, se développe et est très rapidement partagé sur Kickstarter, le site de crowdfunding, pour être financé. Après les différentes adaptations de ses romans, qu’il n’a pas toutes approuvées, par ailleurs, l’auteur se lance enfin dans l’aventure scénaristique avec une histoire de triangle amoureux à la sauce Ellis : Christian (James Deen), jeune hédoniste manipulateur qui profite de la vie grâce à la production de films de série B et un fonds monétaire familial qui semble illimité, est en couple avec Tara (Lindsay Lohan), une jeune actrice avec qui il vit une histoire aussi passionnée que libertine. Pendant un dîner avec Gina (Amanda Brooks), la collègue de Christian, ils font la rencontre de Ryan (Nolan Gerard Funk), le petit ami de celle-ci. Une rencontre qui va bouleverser leur vie et déclencher une violente spirale infernale.

On avait un peu perdu de vue Paul Schrader depuis un bout de temps, il faut le dire : aucun de ses films, depuis Auto Focus en 2002 (mais qui s’en souvient ? qui même l’a vu ?), n’a bénéficié d’une sortie dans nos salles, pas même Dominion : Prequel to The Exorcist (2005), qui est pourtant bien supérieur à sa version alternative, L’Exorciste : au commencement (Renny Harlin,thecanyons2 2005) qui, elle, a profité d’une très large distribution autour du globe. On comptera donc, comme dernier acte vraiment visible, le scénario de l’étrange mais magnifique thriller A tombeau ouvert (Martin Scorsese, 1999). Quatorze ans, donc, que son nom n’est pas apparu sur un écran français, et ce n’est sûrement pas The Canyons qui va signer son retour, tant le film est boudé de tous les côtés. Il ne faut donc pas compter sur les distributeurs français, déjà peu enclins à nous balancer de l’indie américain dans nos salles, pour transgresser les règles et sortir un tel film ; je rappelle que Informers, dernière adaptation d’un roman de Bret Easton Ellis, n’a pas profité d’une distribution en salles (alors qu’American Psycho et Les lois de l’attraction avaient pourtant bien marché) et a mis près de deux ans à sortir en vidéo. Et je suis prêt à parier que The Canyons, qui ne bénéficie pas du tout d’un casting quatre étoiles comme Informers (dans lequel on retrouve Billy Bob Thornton, Kim Basinger, Mickey Rourke, Amber Heard, Winona Ryder, Rhys Ifans, Chris Isaak…), aura encore plus de mal à être distribué en DVD et Blu-Ray, si jamais il finit par être distribué, ce dont je doute déjà.

Snobé même par Sundance, où il avait pourtant postulé, The Canyons a connu une distribution très limitée en salles et une réception critique catastrophique. Pourtant, la plupart de ces critiques assassines ignorent le point essentiel de l’œuvre : il s’agit d’un film « de » Bret Easton Ellis, dans lequel il met toutes ses obsessions et ses thèmes récurrents, bien que l’objet filmique en tant que tel soit réalisé par Paul Schrader. Etrange retournement de veste, à l’heure où l’intelligentsia de la critique artistique et, tout particulièrement, de la critique cinématographique, aime se branler sur des films qui traitent, de façon différente, le sujet de la sexualité (on en a eu deux exemples éloquents cette année avec La Vie d’Adèle (Abdellatif Kechiche, 2013) et L’inconnu du lac (Alain Guiraudie, 2013), tous deux bien français mais qui ont fait bander bien fort aussi bien les bobos scribouillards et vieillissants des Cahiers du Cinéma que les critiques étrangers), alors que l’on en a ici un très bon exemple, typique de cette nouvelle obsession du cinéma indépendant, et qui colle parfaitement à l’univers des deux auteurs. On sait bien à quel point la question d’une « autre sexualité » est chère à Paul Schrader, lui qui a réalisé American Gigolo (1980) qui traite de la prostitution masculine, ou son second film, le chef-d’œuvre Hardcore (1979), qui raconte l’histoire d’un père de famille très puritain et autoritaire qui découvre que sa fille est partie à Hollywood pour devenir actrice de films pornographiques. En prenant Hardcore, certainement le point de référence dans le cinéma de Schrader, on comprend la difficulté d’accès de ses œuvres, qui réside avant tout dans la difficulté de leur sujet, bien qu’elles apparaissent aux premiers abords comme des produits hollywoodiens un peu formatés (ce qui est, par exemple, plus le cas pour American Gigolo et totalement pour Dominion). Et puisqu’il n’a plus affaire à un gros studio avec The Canyons, il adopte alors parfaitement l’esthétique du cinéma indie californien, tout en gardant le ton de l’ex-enfant terrible du Nouvel Hollywood qu’il a toujours été, d’où cet OVNI cinématographique qui ressemble beaucoup aux thrillers érotiques qui ont fait les beaux jours des studios américains des années ’80 et ’90 (9 semaines ½, Basic Instinct, L’orchidée sauvage…), tout en étant un vrai produit de notre époque.

De l’autre côté, il y a Bret Easton Ellis : l’auteur des Lois de l’attraction abandonne cette fois-ci la côte Est pour Los Angeles, ce qui ne l’empêche pas pour autant d’être aussi incisif et fidèle à lui-même. Tout comme pour les films de Schrader, l’œuvre d’Ellis, littéraire cette fois-ci, est difficile d’accès pour un lecteur peu chevronné tout en adoptant un style d’écriture « grand public », proche, justement, d’une écriture cinématographique tout en étant quasiment inadaptable. Dans The Canyons, comme dans ses écrits, les protagonistes sont des personnes puissantes et riches, mais dont l’existence est très vide, pleine d’ennui, et chez qui il manque quelque chose pour se satisfaire. Pour autant, l’auteur ne cherche jamais à retranscrire une quelconque vérité, mais au contraire, d’être le plus irréel possible, comme dans American Psycho, pour prendre son livre le plus célèbre, où un golden boy de New York se transforme en tueur en série la nuit. On retrouve dans le film de Schrader la dimension sulfureuse, sexuelle et morbide de toutes les œuvres de Bret thecanyons3Easton Ellis, ainsi que le rapport à l’apparence, autre thème central.

Et quoi de mieux pour un auteur qui aime, plus que tout, traiter du rapport à l’apparence chez classes sociales élevées, qu’un film qui repose intégralement là-dessus ? Christian et Tara forment un couple, mais dont l’amour, soutenu dur comme fer par les deux personnages, et particulièrement par Christian, n’est que poudre aux yeux, et mensonge personnel. Avant tout, Ellis et Schrader s’intéressent au caractère éphémère des relations amoureuses à l’ère du smartphone. Toujours en train de tapoter le clavier de son portable, Christian semble avoir une excroissance électronique dans la paume de sa main, qui est en réalité propre à tous les autres personnages. Christian aime Tara, mais aime beaucoup plus sa petite personne, Tara semble aimer Christian, mais elle retrouve Ryan, son amour de jeunesse, qui lui, est toujours amoureux d’elle, bien qu’il soit déjà en couple avec Gina ; et entre toutes ces relations, le même objet, petit, tactile, et qui est le seul confident de chacun d’entre eux, qui renferme tous leurs moindres secrets. Le manque de communication entre deux personnages crève les yeux, notamment à travers Christian, très manipulateur dans le langage oral comme dans le langage écrit ; il organise des plans cul à plusieurs avec Tara, des inconnus qu’il « rencontre » à travers une application sur son smartphone, qui viennent chez lui, baisent et repartent sans même parler, ou très peu. Et si les personnages sont un peu plus bavards lorsqu’ils se connaissent entre eux, le contenu de leurs paroles tourne rapidement dans le vide, les vraies discussions se déroulant bien plus souvent dans les échanges de SMS.

Ce manque de communication – qui explique les « canyons » du titre, le fossé immense entre les personnages – est très propice à l’installation du climat étrange qui traverse les cent minutes du film, et qui, à l’instar d’un Mulholland Drive (David Lynch, 2001), fait oublier le Hollywood scintillant et glorieux pour être transformé en un endroit qui met mal à l’aise, où tout n’est qu’apparence, mais où l’envers du décor est absolument glauque. L’ambiance de The Canyons, renforcée par une bande originale électronique aux airs cosmiques mais avec un certain pessimisme, est très grise, alors que les images, elles, sont très lumineuses, et le sentiment de malaise naît aussi de cela, partagé avec la fausse proximité des personnages. Dans l’objectif de la caméra de Paul Schrader, Sunsetthecanyons4 Boulevard, bien qu’il soit ébloui par un grand soleil qui brille en haut d’un ciel très bleu, est beaucoup plus oppressant et sinistre que chez Billy Wilder ou Jacques Demy, se rapprochant plutôt de la vision qu’en faisait justement Lynch dans le film cité plus haut. Et pour rester dans le thème du sordide, il vaut vraiment la peine de mentionner le duo d’acteurs James Deen/Lindsay Lohan. Le premier, acteur porno à la gueule d’ange, dont le charisme s’arrêtait jusque là à une bonne grosse bite (j’en profite par ailleurs pour saluer tous nos amis bouchers), fait ses premiers pas dans le cinéma dit « mainstream » – et Dieu sait que ce mot n’est pas approprié pour définir The Canyons – grâce au rôle de Christian, et endosse à merveille ce rôle d’égoïste un peu maniaque sur les bords, dont le visage est d’une inexpressivité totalement condescendante et chez qui on appréciera le pétage de plombs du dernier acte. Lindsay Lohan, quant à elle, espérait sûrement que le film allait relancer sa carrière, qui sombre méchamment depuis quelques années au fur et à mesure qu’elle sombre elle-même dans la drogue, l’alcool et le reste. Malheureusement c’est encore raté pour cette fois, mais elle est néanmoins remarquable dans le rôle de cette jeune pétasse maquillée à outrance, faux ongles pour compléter le tout, mais qui se retrouve totalement perdue à cause d’un manque de sincérité dans sa vie et ses relations. Et The Canyons et un film à cette image, qui fait écho aux précédentes œuvres de Schrader et Ellis : précieux et prétentieux en apparence, mais d’une grande sincérité dans le regard qu’il porte sur le ridicule son époque.

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A propos de Valentin Maniglia

Amoureux du bis qui tâche, du gore qui fâche, de James Bond et des comédies musicales et romantiques. Parle 8 langues mortes. A bu le sang du Christ dans la Coupe de Feu. Idoles : Nicolas Cage, Jason Statham et Michel Delpech. Ennemis jurés : Luc Besson, Christophe Honoré et Sofia Coppola.

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