Singapore Sling


Le Singapore Sling est un cocktail inventé au début du XXè siècle (devinez où ?) à Singapour. Il est préparé à base de gin, cherry brandy et de différents jus de fruits, mais on n’est pas sur un site de recettes ! Mais ici, Singapore Sling est surtout le nom d’un des films les plus étranges, déroutants, subversifs et esthétiquement beaux que l’on ait vu depuis longtemps.


Difficile de savoir par où commencer, tellement ce film est bouillonnant d’idées scénaristiques et visuelles à décortiquer. Jamais film n’a aussi bien porté son nom (à part peut-être L’arrivée du train en gare de La Ciotat et Le Gendarme et les Extraterrestres), car même si en apparence, le rapport n’a pas l’air évident, le film est un véritable cocktail parfaitement maîtrisé entre film noir (et blanc), gore flick, drame d’auteur, film érotique et comédie très amère. Un film qui peut faire penser aux films à scandales de Ferreri, Blier, Pasolini et j’en passe. Pour paraphraser un grand amateur de chouquettes, Singapore Sling est le meilleur film des 70s réalisé en 1990 ! L’histoire aurait pu être écrite par Georges Bataille ou le marquis de Sade (on retrouve un peu d’Eugénie et de Ma Mère dans le film de Nikolaidis). Ce qui est probablement le plus intéressant dans le film du point de vue scénaristique est la narration. En effet, le film offre plusieurs niveaux de narration et joue beaucoup dessus. L’action du film à proprement parler est racontée de deux points de vue, celui de la fille et celui de Singapore Sling. Le décalage entre la narration et l’action ne se distingue pas toujours, Nikolaidis ayant recours à une mise en scène théâtrale avec notamment le personnage de la fille qui prend souvent le spectateur à part. De plus, Singapore Sling ne s’exprime qu’en grec, alors que la fille parle anglais.

Réalisé dans un noir et blanc assez fade, le film, à l’instar du Salò de Pasolini (tiens, une adaptation de Sade, vous avez dit bizarre ?), est un film crade sur tous les points : image fade et dégueulasse, propos sales, beaucoup de strange sex et de gore à l’écran (mais du gore différent, pour une fois : vomi, pipi, miam !). Le choix de réalisation est déroutant, car le film est composé exclusivement de plans fixes, et Nikolaidis, tel un peintre exposant une suite de tableaux, fait bouger l’intérieur du cadre pour donner ce résultat étrange obtenu à l’écran. Pour renforcer le côté bizarre et surréaliste du film, chaque personnage s’exprime dans une langue : la fille en anglais, Singapore Sling en grec, et la mère en français (et en anglais lors des dialogues). Le film commence par un prélude que je qualifierais de “prélude à la Carpenter”, car comme dans les films de Big John, chaque spectateur peut l’interpréter comme il le désire. Long, inutile et ennuyeux pour certains (je pense notamment à l’intro de Invasion Los Angeles ou à celle de Ghosts of Mars). Ici, Nikolaidis filme le meurtre de Laura, la fiancée de Singapore Sling, après s’être livrée à un jeu érotique avec la mère et la fille. La séquence suivante suit Singapore Sling racontant en voix-off la séquence de meurtre que le spectateur vient de voir. Beaucoup de critiques ayant vu le film jugent que cette séquence est uniquement présente pour provoquer, pour faire commencer le film par une scène contenant sexe et violence. Comme dans beaucoup d’autres séquences par la suite, cet effet de répétition utilisant le visuel et l’auditif séparément est l’une des particularités du film, Nikolaidis nous plonge donc dès le début dans une atmosphère étrange.

Après cette introduction plutôt violente (bonjour Madame !) dans le film, le spectateur entre dans le propos principal du film, avec l’arrivée de Singapore Sling chez les deux femmes. Là commence le calvaire de l’homme. Sans réellement savoir pourquoi, il se retrouve attaché à un lit. Les premiers sévices commencent : la fille lui vomit dessus, la mère lui urine sur le visage (note : au cas où vous voudriez goûter au fameux cocktail, ce n’est pas comme ça qu’on fait un Singapore Sling !), et le personnage masculin endure de nombreux autres sévices corporels, sans dire un seul mot et en gardant, comme dans tout le reste du film d’ailleurs, un visage inexpressif (Nikolaidis essaie-t-il d’importer l’effet Koulechov en Grèce ?). Les scènes qui, selon moi, sont les plus dures, sont les scènes de repas. Impossible de ne pas penser au chef-d’œuvre de Marco Ferreri, La Grande Bouffe, devant ces séquences. Pas vraiment une orgie, pas vraiment un repas non plus, les deux femmes mangent et boivent de manière dégoûtante, devant un Singapore Sling impuissant dans son fauteuil roulant, privé de nourriture et de boisson. Bien que je la considère comme la torture la plus forte du film, elle ne contient aucun élément gore, sado-masochiste ou scatophile.

Là où Nikolaidis fait encore preuve d’ingéniosité, c’est que lorsqu’il sait que le spectateur a bien compris que les sévices sur Singapore Sling sont fréquents et font finalement partie de la vie quotidienne chez les deux lesbiennes incestueuses, le scénario s’intéresse un peu plus au rapport entre la mère et la fille. Capables de s’entretuer juste après être tombées affectueusement dans les bras l’une de l’autre, ce couple inhabituel est difficile à comprendre pour le spectateur, et cela fait à mon sens partie du comique du film. Le réalisateur ne donne pas de réponse sur la situation de la mère et de la fille, tout simplement car il n’y a rien à dire dessus ; moins le spectateur en sait, plus l’histoire est intéressante. Après cet encart assez court, Singapore Sling entre une nouvelle fois pleinement dans l’action, et c’est ici le seul retournement de situation du film. L’homme est en proie à deux femmes, mais dans le dernier acte, la mère et la fille sont des victimes elles aussi. On bascule dans un film où chacun veut sauver sa peau, une version trash de Duel dans le Pacifique de Boorman. Après la mort de la mère, le réalisateur effectue le dernier effet de répétition du film, reprenant la première scène de sexe du film entre la mère et la fille. Singapore Sling, vêtu comme dans un roman de Sade, remplace la mère, et l’appareil génital est ici remplacé par un énorme couteau, ce qui, vous l’aurez imaginé, aboutit au viol/meurtre de la fille. Singapore Sling, qui n’est sorti ni indemne ni grandi de cette expérience involontaire, toujours inexpressif, est l’unique survivant.

Le dernier plan, simple mais plein de sous-entendus symboliques, montre Singapore Sling dans un trou qu’il a lui-même creusé, faisant tomber de la terre sur son corps. Pendant son séjour chez ces deux femmes, la torture qu’il a enduré n’est rien face à Laura, qu’il espérait retrouver. Laura, amour suprême (faut que j’arrête, on se croirait dans une chanson de Robbie Williams), seule elle pouvait prétendre à la conquête du cœur de Singapore Sling. L’homme, en plein désespoir amoureux, se retrouve attaché et torturé, pour découvrir durant cette expérience que Laura est morte depuis longtemps. Finalement, ce n’est pas tant les horribles sévices corporels qui marquent son esprit, mais plutôt la mort de Laura, ce à quoi il ne pourra jamais s’habituer. Quel est l’intérêt de la vie si l’unique amour, celui pour lequel on subit les coups les plus durs, ne pourra jamais partager un moment avec vous ?


A propos de Valentin Maniglia

Amoureux du bis qui tâche, du gore qui fâche, de James Bond et des comédies musicales et romantiques. Parle 8 langues mortes. A bu le sang du Christ dans la Coupe de Feu. Idoles : Nicolas Cage, Jason Statham et Michel Delpech. Ennemis jurés : Luc Besson, Christophe Honoré et Sofia Coppola.

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