Le décidément surprenant Lenny Abrahamson, toujours là où on ne l’attend pas, livre ce mois-ci un objet hybride comme on les aime, au carrefour des genres, entre film en costumes, drame familial et film de maison hantée (ou pas).
Manoir, mon beau manoir
Le cinéaste Lenny Abrahamson a de passionnant qu’on ne le retrouve jamais où on l’attendait. Après sa nomination à l’Oscar du Meilleur Réalisateur pour Room (2015) – drame intime poignant sur une jeune femme et son fils, séquestrés par un fou – on pouvait s’attendre à ce que ce réalisateur Irlandais qui s’était fait remarquer par l’étonnant Frank (2014) – dans lequel jouait Michael Fassbender bien qu’on ne pouvait jamais voir son visage, caché derrière un masque, idée brillante et audacieuse – cède aux sirènes hollywoodiennes et s’en aille réaliser des biopics en pagaille. Que nenni, il n’en est rien, puisqu’il revient aux affaires avec un film Irlandais porté par le plus irlandais des acteurs irlandais du moment, Domhnall Gleeson et la toujours parfaite Ruth Wilson (actrice de séries telles que The Affair ou Luther, qui commence à faire son nid). Sous ses pourtours de film en costumes nimbé de drame familial, le long-métrage nous a interpellés par sa façon assez subtile de combiner les genres et notamment celui de l’épouvante et du sous-genre (j’emploie à nouveau ce terme que je déteste) du film de maison hantée.
Le récit se déroule juste après la guerre, en pleine campagne anglaise. Le Docteur Faraday, incarné par Gleeson, est un jeune médecin de campagne respecté, qui est appelé à l’été 1947 au chevet d’une jeune patiente, domestique dans la demeure luxurieuse de Hundreds Hall. Faraday connait bien les lieux puisque sa mère en fut autrefois l’une des servantes pour le compte de la famille à laquelle le lieu appartient depuis des lustres, les Ayres. En revisitant le lieux qu’il avait connu enfant, accompagnant un jour sa mère au travail, le jeune docteur revit le moment d’émerveillement qui l’avait saisi à la découverte de ce palais de campagne. Néanmoins, la bâtisse est désormais en piteux état et les membres de la famille pensent tous être hantés par quelque chose et visés par une sorte de malédiction. Prenant peu à peu sous son aile cette famille en leur prodiguant soins et accompagnement psychologique, le Docteur Faraday va vite comprendre que son propre destin est étroitement lié à celui des Ayres.
L’intérêt et la force du film réside d’abord dans sa faculté à retarder l’intrusion du fantastique dans le récit. Bien qu’on puisse lui reprocher quelques longueurs – la durée avoisine les deux heures – on ne pourra pas nier que le dessin progressif des personnages et des relations qu’ils ou elles entretiennent les uns avec les autres, contribuent grandement à consolider la narration et à faire accepter ce virage tout en douceur vers l’occulte et le paranormal. En cela, Lenny Abrahamson évite tous les écueils et facilités du genre auquel il se confronte en n’en distillant que la substantifique moelle, faisant confiance en ses personnages et en son décor – ce manoir bourgeois en décrépitude convoque à lui seul tous les récits de maisons hantées et en devient inquiétant par la simple évocation visuelle qu’il provoque, sans pour autant avoir besoin de faire grincer les parquets et claquer les portes – et en évitant tous les lieux communs et resucées de ce type de récit d’horreur dont on commence à avoir désormais l’habitude. Ainsi, on peut parfois se sentir dérouté face à des divagations, lorgnant davantage vers une reconstitution du quotidien bourgeois de l’époque – on pense à une séquence de bal un peu longue – mais le réalisateur s’amuse à en dynamiter le cadre par des incursions parfois brutales et inattendues de pures manifestations d’épouvante.
L’un des membres de la famille – seul homme de la maison, revenu salement amoché de la guerre à cause d’un éclat d’obus – dit tout haut « avoir de mauvais pressentiments », déclarations que ses congénères prennent pour des élans de démence liés au traumatisme de ce qu’il a vécu sur le champ de bataille. Or, ces pressentiments s’avèrent vrais quand, lors d’un apéritif mondain dans les derniers beaux salons de la bâtisse – où les apparats et les sourires de circonstances donnent à eux seuls des frissons de malaise – tourne littéralement au vinaigre quand le chien de la famille – pourtant très charmant – s’acharne sur le visage de la petite fille d’un des couples d’invités, la défigurant de ses crocs. Cette manière qu’a Abrahamson de venir écailler le vernis bourgeois par un sentiment d’inquiétude et d’oppression permanente, donne au long-métrage son ambiance pesante. Une sensation d’inconfort permanent, provoqué en très grande partie par le fait qu’en tant que spectateur, on ne sait jamais vraiment dans quel type de film on est.
Si par plusieurs éclats, The Little Stranger finit par affronter le canevas du film d’épouvante et de maison hantée, on sent chez le cinéaste un soin particulier à tenter, non pas de ré-inventer le genre, mais d’en revenir à une forme plus épurée, plus pure, plus réaliste aussi, ne recherchant jamais le sensationnalisme bâtard – point de sursauts faciles ou d’inserts d’horreur traîtres – auquel il privilégie toujours le sens et la subtilité. Et c’est justement sur le sens intrinsèque que l’objet trouve véritablement sa singularité – arrêtez vous de lire ici si vous ne l’avez pas vu car on va vous dévoiler méchamment les dernières minutes – en ré-inventant de manière assez brillante le concept du film de maison hantée. Car ici, ce n’est plus la maison qui est hantée par une âme, mais une âme (celle du héros) qui est hantée par la maison. Une belle idée qui re-convoque quelque peu le beau souvenir d’un des grands films de l’an passé – A Ghost Story (David Lowery, 2017), bien que ce dernier traitait ce sujet de l’emprise d’une maison (d’un lieu) sur un être, sous un prisme très différent et plus mélancolique – et qui noue le drame intime et psychologique à l’inexplicable. Revu en flash-back à plusieurs moments du récit, ce moment où le jeune Faraday est littéralement tombé amoureux de cette maison, se dévoile alors non plus comme une simple anecdote, mais comme le moteur même de toutes les actions menées auparavant par le personnage. Son incursion policée et serviable dans cette demeure bourgeoise prend alors un tout autre intérêt lorsqu’on comprend qu’elle était en réalité tout sauf désintéressée. S’arrêtant sur deux gros plans aussi beaux qu’effrayants – l’un sur le Faraday adulte, l’autre sur son « lui » enfant – The Little Stranger dévoile toute sa splendeur dans ces derniers instants, invitant – et c’est peut-être cela le plus fort – le spectateur à le revoir une seconde fois, sous le prisme de cette révélation.