Souvent sous-estimé, le Dracula réalisé pour Universal par John Badham en 1979 est une œuvre singulière qui réinvente le mythe et qui mérite d’être redécouverte.
“I die – but first, I have possessed”
En 1979, tout fout le camp. Saddam Hussein et Margaret Thatcher prennent le pouvoir, John Wayne, Jean Seberg, Charlie Mingus et Mesrine rendent l’âme, Marguerite Duras réalise trois films, et Plastic Bertrand enregistre Le monde est merveilleux, ce qui prouve bien qu’il était totalement à côté de la plaque. Du côté du cinéma, par contre, 1979 semble être une excellente année durant laquelle fleurissent les blockbusters, qui finissent souvent bien placés au box-office. C’est dans cet environnement que sort, en été de cette même année, une nouvelle version de Dracula, adapté de Bram Stoker et porté à l’écran, cette fois-ci, par John Badham, avec Frank Langella dans le rôle-titre. Avec ce projet, Universal voit une opportunité de réinventer l’un de ses mythes les plus célèbres, mais pour réinventer un mythe, il faut d’abord réécrire son histoire – je sais qu’on dirait que j’ai piqué cette phrase dans une bande-annonce bidon d’un quelconque reboot dark de film de superhéros, mais elle est bien de moi, sachez-le. Sous l’impulsion du producteur oscarisé Walter Mirisch, c’est le scénariste W.D. Richter qui va se coller à cette nouvelle adaptation, fortement inspirée de la pièce écrite par Hamilton Deane et John L. Baderston cinquante ans plus tôt, et qui connaissait alors un nouveau triomphe dans sa nouvelle version à Broadway, depuis 1977. À l’instar de Bela Lugosi, qui triomphait sur scène dans le rôle du vampire de Bram Stoker et qui reprit ce rôle sur grand écran, Frank Langella jouait ce même rôle dès 1977 sur les planches, et fut choisi pour cette nouvelle version filmée.
L’action de ce Dracula se situe à la veille de la première guerre mondiale en Angleterre. Le comte Dracula (Frank Langella) arrive par bateau dans la ville portuaire de Whitby, mais le Demeter s’échoue à cause des conditions météorologiques. Seul Dracula survit à ce naufrage ; le comte était venu en Angleterre pour signer l’acte de propriété concernant l’achat de l’abbaye de Carfax. Sur place, il fera la connaissance de Jonathan Harker (Trevor Eve), le clerc de notaire chargé de lui faire signer les papiers, de Jack Seward (Donald Pleasence), directeur d’un asile, de la fille de celui-ci, Lucy (Kate Nelligan) et de son amie, Mina Van Helsing (Jan Francis), fille du professeur Abraham Van Helsing (Laurence Olivier). Le noble transylvanien est jeune et séduisant, ce que Lucy et Mina remarquent très vite…
Dès les premières images, il apparaît comme une évidence que Dracula version 1979 ne souhaite ressembler en rien à la version 1931. D’abord par son changement d’époque – quelque vingt ans après l’époque décrite par Stoker, Browning et tutti quanti –, mais aussi et surtout dans son choix d’être moins un film d’horreur qu’une romance, ce qui permet ainsi de voir et comprendre le film sous deux aspects : l’on peut aussi bien prendre le parti de Seward, Van Helsing et Harker parce qu’ils sont les « gentils » de l’histoire, en guerre pour éliminer le vampire, mais la romance qui naît entre Dracula et Lucy est irrésistible, le vampire devenant lui-même presque un héros byronien, et ce malgré les cent ans qui séparent l’auteur et l’époque à laquelle se déroule l’histoire ; Dracula, triste héros romantique, réussit à reprendre à l’écran quelques citations de Lord Byron, des citations reformulées, certes, mais qui ne s’éloignent jamais vraiment de la poésie du Lord. W.D. Richter, en plus de citer/détourner Byron, réinterprète l’écrit original popularisé par le film avec Bela Lugosi : le meilleur exemple étant évidemment la légendaire réplique : « Listen to them. Children of the night. What sad music they make ». Le « sad » a été délibérément rajouté par Richter, qui semblait considérer que les hurlements des loups ressemblaient à des pleurs ou des lamentations, et ne méritaient pas la réjouissance maléfique incarnée par Bela Lugosi pendant cette réplique. Un choix tout à fait judicieux, puisque ce petit mot de trois lettres contribue à rendre le personnage de Dracula encore plus archétypal de la littérature romantique. Ainsi, l’idylle entre le comte et Lucy fait aussi d’eux des héros, à contrecourant de tout mais amoureux, et peut aisément attirer le spectateur de leur côté, grâce aussi à une image finale ambiguë.
John Badham, fraîchement auréolé du succès critique et public de La fièvre du samedi soir (1977), a donc été choisi par Walter Mirisch et Universal pour faire à nouveau du personnage de Dracula un pilier du cinéma d’horreur américain, après vingt ans de domination britannique durant laquelle le vampire a pris les traits de Christopher Lee. Le script reste très fidèle à la pièce qui triomphait alors à Broadway, mais est bien éloignée du roman originel : une occasion rêvée pour réinventer aussi une esthétique, qui est partagée entre la théâtralité et le langage purement cinématographique. Les décors et les costumes relèvent clairement de la représentation théâtrale filmée, mais le film contient quelques idées remarquables, des touches qui s’éloignent du théâtre pour n’être plus que du pur cinéma. Ces idées, on les doit tantôt à Badham, tantôt à son directeur de la photographie, Gilbert Taylor, qui travailla en Angleterre pour Roman Polanski dans les années ’60, mais aussi pour beaucoup de prestigieuses coproductions entre le Royaume-Uni et les USA, parmi lesquelles Docteur Folamour (Stanley Kubrick, 1964) ou Star Wars (George Lucas, 1977). Parmi ces plans et ces séquences, on retiendra notamment celui où Van Helsing, cherchant une croix tombée dans une flaque, voit le reflet de sa fille, alors transformée en vampire, dans l’eau. Une très belle image, toutefois contestée par beaucoup car il est clairement dit quelques minutes plus tôt qu’un vampire ne peut avoir de reflet. Un autre exemple serait celui, plus célèbre, de la scène d’amour entre Dracula et Lucy, orchestrée par un jeu de fumée et de lasers rouges – que Badham aurait emprunté aux Who une veille de concert. Là encore, on s’offusque parce que cette séquence serait kitsch ou casserait le rythme du film ; en réalité, elle est d’une inventivité et d’une beauté extrêmes, portée par le thème de John Williams inspiré par le Tristan et Iseult de Wagner et rappelant facilement le visuel des génériques de James Bond (ce qui est normal, puisque c’est Maurice Binder, l’auteur de tous les génériques de 007 jusqu’en 1989 qui l’a réalisée), mais se prêtant toutefois très bien au jeu. Enfin, l’image la plus marquante est sans doute ce plan extraordinaire dans lequel Lucy marche seule dans la grande salle de l’abbaye de Carfax : au premier plan, une araignée qui marche sur sa toile et au second, la grande salle vue du dessus ; lorsque l’araignée arrive, comme dans un jeu de transparences, sur Lucy, la voix de Dracula se fait entendre : « Good evening ». Un plan glaçant, digne des meilleurs films gothiques, et qui semble clairement inspiré de l’une des affiches du Dracula de Browning.
Finalement, ce qui pêche surtout dans cette adaptation, c’est son casting : il est clair que le film a été écrit pour et seulement pour l’interprétation magistrale, à la fois glaciale et sexuelle, de Frank Langella. Il n’y a donc rien à redire sur l’acteur, qui offre une excellente performance – à savoir qu’il fut nommé au Tony Award du meilleur acteur l’année précédente, lorsqu’il jouait ce rôle à Boradway. À ses côtés, pourtant, la prestation de Laurence Olivier, géant parmi les géants, n’est pas des plus mémorables : l’acteur, s’il est parfaitement crédible, semble déjà affaibli et cela se ressent dans son interprétation. Donald Pleasence, que l‘on aurait aimé voir, même inconsciemment, dans le rôle de Van Helsing, joue un très bon Jack Seward, un personnage un peu différent de ceux qu’il avait l’habitude de nous offrir. Kate Nelligan offre l’autre grande performance du film, mais Trevor Eve et Jan Francis n’arrivent à convaincre qu’assez peu. C’est peut-être aussi l’une des raisons qui font que ce Dracula reste un film peu estimé, volontiers oublié… Comme la version de Kamel Ouali, en fait. Mais Universal a eu la bonne idée de le distribuer dans une magnifique version, disponible en Blu-Ray depuis le 2 septembre, qui offre des couleurs éclatantes (malgré un choix initial de Badham de le tourner en noir et blanc) et cinq pistes audio différentes : une piste DTS-HD stéréo et quatre pistes DTS stéréo en français, allemand, espagnol et portugais. Côté bonus, par contre, c’est light. Très light. Le DVD américain sorti il y a maintenant dix ans – toujours chez Universal, bien sûr – proposait un très sympathique commentaire audio de John Badham et surtout un documentaire passionnant de quarante minutes, intitulé The Revamping of Dracula, dans lequel Badham, Langella, Mirisch et Richter reviennent sur la production du film, en expliquant certains choix et en présentant, à l’intérieur même de la production, des avis partagés sur le produit fini. Rien de tout ça dans notre Blu-Ray, aucun bonus en fait, et même une faute d’orthographe sur la tagline de la jaquette, ce qui est fort dommage puisque c’est la première fois que ce film est distribué en vidéo à l’intérieur de nos frontières, et que le Dracula de Browning a, lui, droit à toute une flopée de bonus aussi excellents les uns que les autres ; ça prouve qu’Universal sait faire les choses très bien et avec beaucoup d’intérêt, mais quand ça veut pas…